Bertrand Schwartz en 1944, alors qu'il combattait au sein de la 2e DB.

Bertrand SCHWARTZ (39), un scientifique humaniste et révolté

Dossier : TrajectoiresMagazine N°720 Décembre 2016Par : Pierre BOISSON (55)

Cet in-memo­ri­am est con­sacré au frère cadet de Lau­rent (math­é­mati­cien médaille Fields 1950) et de Daniel (37) (fon­da­teur de l’école française de sta­tis­tiques médi­cales à la base des travaux sur l’épidémiologie).

Bertrand Schwartz est né le 26 févri­er 1919. Deux frères l’avaient précédé : Lau­rent devien­dra le célèbre grand math­é­mati­cien (médaille Fields 1950), Daniel (37) fondera l’école française de sta­tis­tiques médi­cales à la base des travaux sur l’épidémiologie.


Bertrand Schwartz en 1944, alors qu’il com­bat­tait au sein de la 2e DB.

Bertrand avait cou­tume de dire avec son humour tou­jours présent « je suis le dernier et le moins intelligent ». 

Il entre à Poly­tech­nique en 1939 ; en 1943, après six mois passés dans les pris­ons espag­noles, il rejoint les Forces français­es libres et la divi­sion Leclerc, il par­ticipe au débar­que­ment de Nor­mandie et à la libéra­tion de Paris. 

C’est au cours des com­bats pour la Libéra­tion que, jeune offici­er, il décou­vre la force de l’engagement des com­bat­tants sans grade qui l’entourent, il dira : « Je sais ce que je leur dois. » 

Il ne sup­port­era jamais le mépris avec lequel pou­vaient être traitées les per­son­nes con­sid­érées comme au bas de l’échelle.

L’EXPÉRIENCE DE LA MINE

Après la guerre, il reprend ses études à l’École des mines de Paris dans le cadre du corps des Mines. Aupar­a­vant, il prend l’initiative d’effectuer un stage de six mois comme ouvri­er mineur dans une mine de charbon. 

Il gardera tou­jours un grand respect pour les tra­vailleurs jugés peu qual­i­fiés et saura établir des liens de con­fi­ance avec eux.Cette expéri­ence au fond de la mine mar­quera pro­fondé­ment sa per­cep­tion du monde du tra­vail ; il con­naî­tra le courage, le savoir-faire, la sol­i­dar­ité des mineurs exposés à des risques mul­ti­ples en front de taille de mines souterraines. 

UN PÉDAGOGUE RÉFORMATEUR

Souhai­tant dévelop­per son activ­ité pro­fes­sion­nelle dans l’enseignement, il est nom­mé en 1948 pro­fesseur d’exploitation des mines à l’École des mines de Nan­cy ; il en assur­era la direc­tion en 1957. Con­statant les ressen­ti­ments des élèves, il ren­con­tre les anciens élèves et leurs employeurs, en déduit ses pre­mières hypothès­es et engagera peu à peu de pro­fondes réformes. 

Il fait évoluer les cours théoriques, il réforme en pro­fondeur les modal­ités des stages et con­stru­it avec les enseignants et les élèves les artic­u­la­tions entre savoir théorique et obser­va­tions faites pen­dant les stages. 

Cette réforme lança les bases d’une péd­a­gogie inter­ac­tive intro­duisant les travaux dirigés, l’apprentissage par pro­jet et les travaux de groupes. En don­nant aux élèves une con­nais­sance du monde du tra­vail, en per­me­t­tant l’apprentissage de l’utilisation des savoirs, elle les respon­s­abilise, ren­force leur autonomie, leur créa­tiv­ité, leur goût du con­cret et de l’action.

AIDER LES ADULTES À VIVRE LES CHANGEMENTS DE NOS SOCIÉTÉS

En 1960, Bertrand Schwartz sera sol­lic­ité pour diriger le CUCES, Cen­tre uni­ver­si­taire de coopéra­tion économique et sociale de Nan­cy. C’est le départ d’une vie pro­fes­sion­nelle con­sacrée à la for­ma­tion des adultes, en par­ti­c­uli­er les moins qual­i­fiés, à l’insertion sociale et pro­fes­sion­nelle des jeunes en dif­fi­culté, à la lutte con­tre l’exclusion.

Docteur honoris causa, Genève pour Bertrand Schwartz
Doc­teur hon­oris causa, Genève

Dans son livre Mod­erniser sans exclure paru en 1994, Bertrand Schwartz décrit quelques-uns des chantiers qu’il a con­duits. Il nous éclaire dans l’introduction sur la vision sociale qui l’anime :

« Depuis trente-cinq ans, toutes les actions que j’ai menées ont été soutenues par cette visée sociale : réduire l’inégalité des chances. Parce que si l’égalité des chances n’existe pas – et l’admettant, je suis plus réal­iste qu’idéaliste –, je ne puis me faire aux iné­gal­ités telles qu’elles exis­tent, aux injus­tices qu’elles entraî­nent, et je refuserai tou­jours de m’y résigner. 

D’où ce livre, des­tiné à faire partager cette visée au plus grand nom­bre, et d’abord à con­va­in­cre que les change­ments accélérés de nos sociétés ne peu­vent se pour­suiv­re en lais­sant de côté des frac­tions entières de pop­u­la­tion. Parce que per­son­ne, à mon sens, ne peut penser tran­quille­ment que la mod­erni­sa­tion économique ne peut se dévelop­per qu’au prix de l’exclusion des per­son­nes les moins favorisées. » 

Cette con­vic­tion a mar­qué la manière dont il a con­duit de grandes mis­sions dif­fi­ciles en faisant preuve de beau­coup d’innovation pour mobilis­er les acteurs. Trois chantiers seront briève­ment rap­pelés ci-dessous pour illus­tr­er sa démarche. 

UNE ACTION DE FORMATION COLLECTIVE : BRIEY 1964

PARTIR DU VÉCU

Le chantier de Briey a concerné des milliers de personnes, il a duré une dizaine d’années. De cette expérience Bertrand Schwartz a tiré des enseignements sur la démarche à adopter pour mettre en mouvement les acteurs d’un tel projet :
« Il faut partir du vécu, le transformer en expérience et l’expérience en savoir-faire, l’apport de connaissances théoriques permet de transformer le savoir-faire en savoir qui conduit à l’autonomie. »

Le CUCES est un organ­isme rap­prochant l’Université et les entre­pris­es, créé par les acteurs économiques et soci­aux locaux pour dévelop­per des cycles des­tinés au per­fec­tion­nement des ingénieurs et cadres mais il est égale­ment ouvert aux ouvri­ers au titre de la pro­mo­tion supérieure du travail. 

En 1964, la déci­sion prise par la sidérurgie de fer­mer les mines de fer de Lor­raine ame­na des syn­di­cal­istes à deman­der à Bertrand Schwartz de créer un cen­tre de for­ma­tion dans le bassin de Briey. Bertrand Schwartz se trans­for­ma en « chef de pro­jet », con­va­in­cu qu’il fal­lait inven­ter avec eux de nou­veaux types de for­ma­tions en par­tant de leur vécu, de leurs deman­des et que, pour lut­ter con­tre l’exclusion, la péd­a­gogie uni­ver­si­taire tra­di­tion­nelle n’est pas la mieux placée. 

L’INSERTION PROFESSIONNELLE DES JEUNES ET LA CRÉATION DES MISSIONS LOCALES.

En juin 1981, le Pre­mier min­istre Pierre Mau­roy adres­sa une let­tre de mis­sion à Bertrand Schwartz lui deman­dant d’établir un rap­port pour le 15 sep­tem­bre sur l’insertion pro­fes­sion­nelle des jeunes. 

Ce rap­port servit de base à la créa­tion en 1982 des mis­sions locales, struc­tures légères per­me­t­tant de faire tra­vailler ensem­ble, sous l’autorité d’un élu, admin­is­tra­tions, asso­ci­a­tions, parte­naires soci­aux, afin d’assurer l’accueil et l’écoute des jeunes et d’améliorer l’efficacité des actions en faveur de l’insertion.Le rap­port a été rédigé à par­tir des propo­si­tions reçues de gens de ter­rain qui avaient vécu depuis des années avec des jeunes en dif­fi­culté dans le cadre de leur tra­vail dans l’administration ou dans les asso­ci­a­tions. Ce rap­port insista sur la néces­sité de qual­i­fi­er les jeunes, de mobilis­er les entre­pris­es comme parte­naires de la for­ma­tion, d’engager des trans­for­ma­tions de l’action publique et d’organiser une mobil­i­sa­tion insti­tu­tion­nelle et sociale. 

Ces mis­sions locales conçues pour être à prox­im­ité des jeunes, dont le nom­bre dépasse 400 sur le ter­ri­toire nation­al, pour­suiv­ent leurs activ­ités en gar­dant vivant les mes­sages de Bertrand Schwartz, notam­ment ceux for­mulés lors de la réédi­tion en 2007, du rap­port 1981 sur l’insertion des jeunes : 

« Dans ce tra­vail auquel je vous appelle, ne cherchez pas des mod­èles ou des recettes mais intéressez-vous à la manière dont les jeunes regar­dent l’avenir et écoutez- les… car là est ce que sera demain. » 

MARS 1990, CRÉATION DE L’ASSOCIATION MODERNISER SANS EXCLURE (MSE)

« Il y a des gens que l’on n’é­coute jamais, c’est la pre­mière forme de l’exclusion.

DONNER LA PAROLE AUX ACTEURS DE BASE

Les travaux conduits auparavant par Bertrand Schwartz sur les dysfonctionnements dans une usine de montage de Maubeuge avaient montré la place que pouvaient tenir les opérateurs de chaîne pour détecter ces dysfonctionnements et en analyser les causes, or ces opérateurs n’étaient ni écoutés ni formés pour cela.

Parce qu’ils sont de milieux mod­estes et qu’ils n’ont pas fait d’études, on estime qu’ils n’ont rien à dire, et d’ailleurs qu’ils ne savent pas s’exprimer. C’est parce que nous pen­sons au con­traire que toute per­son­ne mérite d’être enten­due que nous avons fondé l’association Mod­erniser sans exclure. 

Depuis plusieurs années, notre tra­vail de médi­a­tion sociale nous a per­mis de met­tre à jour l’extrême richesse de ceux qui ne par­lent générale­ment pas. C’est par l’écoute évidem­ment que tout a commencé. » 

Sous l’impulsion de Bertrand Schwartz, l’association a été créée par 30 entre­pris­es, 6 organ­i­sa­tions syn­di­cales, avec l’appui des pou­voirs publics. 

Son but était de mon­tr­er qu’il n’y a pas con­tra­dic­tion mais com­plé­men­tar­ité entre, 

  • d’une part, mod­erniser et amélior­er la com­péti­tiv­ité des entre­pris­es et, 
  • d’autre part, for­mer et qual­i­fi­er des per­son­nes de faibles niveaux de savoir et de qualification ; 
  • qu’insérer des jeunes de faibles niveaux de for­ma­tion et main­tenir dans l’emploi des salariés peu qual­i­fiés en les for­mant est, sous cer­taines con­di­tions, un apport essen­tiel à l’entreprise ;
  • et que, par une mobil­i­sa­tion col­lec­tive, on peut ain­si mod­erniser dans la sol­i­dar­ité alors que la ten­dance actuelle d’exclusion sys­té­ma­tique est nuis­i­ble et incohérente. 

AUTOMÉDIATISATION

DES MÉRITES RECONNUS DANS LE MONDE ENTIER

Bertrand Schwartz est une référence en matière de formation professionnelle continue. Il collabora avec de nombreuses universités étrangères ; il est docteur honoris causa des universités de Genève, Montréal, Bologne, Louvain.
Il reçut en 2008 le prix de l’éthique remis par Mme Simone Veil et fut élevé en 2013 à la dignité de grand-croix de la Légion d’honneur.
Il a été, en 1989, le premier lauréat du prix international d’éducation Grawemeyer Award décerné par l’université de Louisville (USA).

Après la réal­i­sa­tion de quelques films pro­duits par les médias publics mon­trant des actions de mod­erni­sa­tion-requal­i­fi­ca­tion réussies, l’activité de MSE s’est cen­trée sur une démarche per­me­t­tant aux jeunes en chantier d’insertion de pren­dre en mains leur pro­pre com­mu­ni­ca­tion en réal­isant des films « d’automédiatisation ».

Ces « automé­di­ati­sa­tions » ont per­mis d’écouter et d’entendre les jeunes d’une façon tout à fait orig­i­nale ; ces pro­duc­tions audio­vi­suelles ont con­sti­tué un remar­quable out­il de médiation. 

Plus de 150 films ont ain­si été pro­duits, ils con­stituent encore aujourd’hui une base doc­u­men­taire d’une très grande richesse. 

CINQ PRINCIPES À RESPECTER

En 2007, Bertrand Schwartz a for­mulé cinq principes qui peu­vent nous aider à observ­er, écouter, débat­tre et laiss­er tomber des préjugés : 

  • Dévelop­per la recherche-action collective :
    « recherche » parce qu’elle s’insère étroite­ment dans une démarche d’innovation sociale ;
    « action » parce que le déroule­ment mod­i­fie con­stam­ment, par son éval­u­a­tion, l’action elle-même ;
    « col­lec­tive » parce qu’elle a pour principe d’impliquer tous les acteurs qui font vivre l’innovation lancée. 
  • Organ­is­er l’écoute de telle sorte que pour les groupes d’acteurs, ayant cha­cun leur manière de pos­er le prob­lème, la solu­tion soit en eux et émane d’eux.
  • Assur­er le con­sen­sus min­i­mum, sig­nifi­ant que c’est un but à attein­dre parce qu’une expéri­ence ne se développe effi­cace­ment que si elle est portée par l’ensemble des acteurs. 
  • Affich­er la place de chaque per­son­ne, de façon à ce qu’elle soit claire aux yeux de tous, favorisant la con­science qu’a une per­son­ne du rôle qu’elle se donne et qu’on lui con­fie. Le sim­ple fait de don­ner la parole à ceux qui ne sont habituelle­ment pas con­sultés leur donne une place qu’ils n’avaient pas auparavant. 
  • Le con­cret… car tra­vailler sur des cas vécus con­duit à la réflex­ion et à la com­préhen­sion alors que l’abstrait per­met de s’abriter der­rière des généralités. 

UNE ŒUVRE QUI PERDURE

Bertrand Schwartz nous a quit­tés le 30 juil­let 2016. On lui don­nait le titre de pro­fesseur et pour­tant, il n’a pas cher­ché à fonder une école, à avoir des élèves, à impos­er sa vérité, mais il laisse de nom­breux com­pagnons de route mar­qués par sa révolte con­tre les injus­tices et par son com­bat pour que la société prenne en compte et non en charge les laissés-pourcompte. 

Dans la lutte con­tre l’exclusion, la for­ma­tion est un levi­er ; avec sa rigueur d’analyse, il a mon­tré con­crète­ment que des répons­es exis­taient et que c’était l’intérêt de la société et des entre­pris­es de les engager. 

À une ques­tion posée en 2002 : vous tra­vaillez tou­jours, qu’est-ce qui vous donne cette énergie ? Bertrand répon­dit : « Je suis tou­jours révolté par l’injustice, les iné­gal­ités, ces vies de jeunes qui se con­sument, je ne m’y fais pas. » 

Grenoble 2002, 20e anniversaire de la Mission locale pour Bertrand Schwartz
Greno­ble 2002, 20e anniver­saire de la Mis­sion locale

LIVRES ET DVD

  • L’éducation demain (col­lec­tion Recherch­es économiques et sociales), Aubier-Mon­taigne, 1973 . 
  • Une autre école (col­lec­tion la rose au poing), Flam­mar­i­on, 1977. 
  • L’éducation per­ma­nente (rap­port du con­seil de la coopéra­tion cul­turelle), Con­seil de l’Europe – édu­ca­tion et cul­ture, 1978. 
  • L’insertion pro­fes­sion­nelle et sociale des jeunes (rap­port au Pre­mier min­istre), La Doc­u­men­ta­tion française, 1981. 
  • Mod­erniser sans exclure, La Décou­verte, 1994. 
  • Les grands entre­tiens : Bertrand Schwartz par Geneviève Auroï-Jag­gi (DVD Télévi­sion Suisse romande 2003). 

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