Géopolitique de l’industrie automobile : comprendre la variété des modèles

Géopolitique de l’industrie automobile : comprendre la variété des modèles

Dossier : AutomobileMagazine N°765 Mai 2021
Par Bernard JULLIEN

En vingt ans, une muta­tion spec­tac­u­laire des logiques d’internationalisation a boulever­sé le marché auto­mo­bile. Cela ne doit pas mas­quer la var­iété des poli­tiques des nou­veaux pays de l’au­to­mo­bile et la var­iété de stratégie d’internationalisation des entre­pris­es. Quelle est la martingale ?

La géopoli­tique mon­di­ale de l’automobile a, en vingt ans, subi une muta­tion d’une ampleur iné­galée. Au-delà du bas­cule­ment de la pro­duc­tion vers l’Asie et plus générale­ment vers les pays émer­gents, com­pren­dre les formes con­tem­po­raines d’internationalisation et les défis asso­ciés implique d’analyser plus fine­ment les poli­tiques indus­trielles des nou­veaux pays auto­mo­biles. En effet, si dans l’automobile l’accès à un marché implique, pour des raisons logis­tiques et poli­tiques, une implan­ta­tion indus­trielle locale, le sens et le périmètre de ces implan­ta­tions peu­vent être très différents.


REPÈRES

Si l’on s’intéressait aux marchés émer­gents dès les années 80, ceux-ci peinaient à tenir leurs promess­es et étaient main­tenus en périphérie d’un sys­tème auto­mo­bile dom­iné par la tri­ade Japon, Europe, USA. Ain­si en 1999, sur une pro­duc­tion mon­di­ale de véhicules de 56 mil­lions, UE à 15, Cana­da, USA, Japon et Corée en représen­taient 80 %. Vingt ans plus tard, le paysage mon­di­al a rad­i­cale­ment changé (Jul­lien, Lung, 2011). L’industrie auto­mo­bile a crû de manière inédite avec plus de 35 mil­lions de véhicules sup­plé­men­taires pro­duits annuelle­ment, dont 32,5 mil­lions en Asie. Les pro­duc­tions européennes et améri­caines représen­taient les deux tiers de la pro­duc­tion mon­di­ale et n’en représen­tent plus que 40 %, tan­dis que les pro­duc­tions asi­a­tiques qui pesaient pour 30 % comptent en 2019 pour 53,7 %.

Par­al­lèle­ment, au sein des espaces régionaux, la mise en con­cur­rence des pays est dev­enue sys­té­ma­tique : en Europe, la part des anciens pays de l’UE dans la pro­duc­tion passe ain­si de 91,2 % à 68,2 % au prof­it des nou­veaux États mem­bres, du Maroc et de la Turquie ; en Amérique du Nord, le Mex­ique voit sa part dans la pro­duc­tion gag­n­er 15 points pour attein­dre en 2019 un quart de la pro­duc­tion nord-améri­caine ; dans le même temps, la pro­duc­tion état­suni­enne régresse de plus de 2 mil­lions et de fait, lors de la crise de 2008, les con­struc­teurs améri­cains ont fer­mé 11 sites d’assemblage.

Cela leur per­me­t­tra après 2011 de retrou­ver des niveaux de prof­itabil­ité sat­is­faisants, mais cela ne per­me­t­tra pas à la pro­duc­tion auto­mo­bile améri­caine de retrou­ver ses niveaux des années 90. De même, en France, la pro­duc­tion auto­mo­bile bais­sa très sen­si­ble­ment entre 2004 et 2014 – en rai­son des délo­cal­i­sa­tions autant qu’en rai­son de la crise – et le regain d’activité con­staté entre 2014 et 2019 ne per­mit pas, loin s’en faut, de revenir aux pro­duc­tions du début des années 2000, qui étaient de 50 % plus élevées que celles de 2018. 


Trois configurations stratégiques chez les pays émergents

Trois grandes con­fig­u­ra­tions peu­vent être car­ac­térisées. D’abord celle des nou­veaux pays de l’au­to­mo­bile qui ont des straté­gies expor­ta­tri­ces et qui visent un développe­ment de la pro­duc­tion indépen­dant du marché. Ils se présen­tent aux con­struc­teurs et équipemen­tiers comme des espaces de relo­cal­i­sa­tion. Mex­ique, Maroc et pays d’Europe ori­en­tale en relèvent. Ensuite celle des « grands émer­gents » dont le marché recèle d’importantes ressources. Ceux-là con­di­tion­nent l’accès à leurs marchés à des investisse­ments indus­triels des con­struc­teurs et équipemen­tiers. Dans ce cas, l’ambition des respon­s­ables poli­tiques se lim­ite au volet indus­triel et aux ques­tions de bal­ance com­mer­ciale. Russie, Iran et Brésil avant Ino­var se sont inscrits dans ces logiques. Enfin, celle dévelop­pée par les pays qui ont des objec­tifs de poli­tique indus­trielle plus ambitieux et visent la mon­tée en com­pé­tence des acteurs nationaux. Cela passe par une impli­ca­tion dans les activ­ités de con­cep­tion des tech­nolo­gies et pro­duits, pour devenir locale­ment puis mon­di­ale­ment des acteurs compétitifs.

Le Brésil a ici été très volon­tariste avec Ino­var, qui mod­u­lait la fis­cal­ité sur les pro­duits en fonc­tion de con­tenus locaux en ingénierie et a peiné mal­gré cela à obtenir les effets souhaités. La Chine a ten­té depuis vingt ans de faire émerg­er des con­struc­teurs chi­nois et des mar­ques chi­nois­es, dans le cadre des JV entre les grands con­struc­teurs mon­di­aux et les State-Owned Com­pa­nies. Longtemps con­sid­érées comme peu con­clu­antes, ces poli­tiques ont com­mencé après 2014 à porter leurs fruits : les parts de marché des mar­ques chi­nois­es ont crû ; les con­struc­teurs chi­nois se sont affir­més en Chine et ailleurs.

Depuis 2015, l’automobile fait par­tie des pri­or­ités du plan Made in Chi­na 2025 de Xi Jin­ping, et l’obligation faite à l’ensemble des acteurs d’électrifier leurs imma­tric­u­la­tions s’inscrit dans une dou­ble per­spec­tive : oblig­er les grands mon­di­aux à sinis­er leur con­cep­tion et faire émerg­er des cham­pi­ons nationaux. En Inde ou en Russie les poli­tiques sont moins volon­taristes, mais tout con­struc­teur qui fait mou­ve­ment dans cette direc­tion acquiert une capac­ité à être écouté et bien traité par la puis­sance publique, supérieure à celle de ses concurrents.

La réponse des constructeurs

Selon leurs ambi­tions stratégiques en matière de con­quête inter­na­tionale et les argu­ments des pays d’accueil aux­quels ils sont le plus atten­tifs, l’internationalisation des con­struc­teurs n’est pas du même ordre. Dans le pre­mier cas, l’internationalisation est tirée par une logique de délo­cal­i­sa­tions cen­trée sur la réduc­tion des coûts et s’opère au détri­ment de l’espace domes­tique. Dans le sec­ond cas, on a affaire à des straté­gies de con­quête de marchés jusqu’ici délais­sés, avec de nou­velles implan­ta­tions de pro­duc­tion et les ventes sans que leurs sites his­toriques en pâtis­sent. Dans le troisième cas, l’internationalisation porte en germe une réor­gan­i­sa­tion mon­di­ale de l’activité de con­cep­tion. Bien évidem­ment, rien n’interdit aux indus­triels de com­bin­er dif­férents types d’internationalisation. Quelques exem­ples con­trastés (GM vs VW, PSA vs Renault) illus­trent cette var­iété de stratégies.

GM face à VW

Vis-à-vis des inter­na­tion­al­i­sa­tions du pre­mier type, la propen­sion de GM à délo­calis­er ses fab­ri­ca­tions pour sat­is­faire la demande des pays mûrs est notoire­ment plus forte que celle de VW. Ain­si, en Europe, VW fait croître sa pro­duc­tion tchèque pour ali­menter les marchés en véhicules de la mar­que Sko­da, mais ne délo­calise pas réelle­ment comme GM le fait au Mex­ique. Ain­si, si la pro­duc­tion alle­mande de VW se main­tient alors que celle de GM aux États-Unis décline forte­ment, c’est d’abord parce que les vol­umes pro­duits et ven­dus par VW en Europe sont en pro­gres­sion en rai­son des gains de parts de marché des mar­ques du groupe, alors que GM et ses mar­ques cèdent du ter­rain aux Japon­ais et aux Coréens en Amérique du Nord.

C’est aus­si parce que GM fait le choix de réduire sa pro­duc­tion état­suni­enne et de faire croître très sig­ni­fica­tive­ment sa pro­duc­tion mex­i­caine : entre 2002 et 2017, dans un con­texte où GM doit baiss­er sa pro­duc­tion nord-améri­caine de 2,4 mil­lions d’unités en rai­son de l’effondrement de ses parts de marché, sa pro­duc­tion aux États-Unis passe de 4 à 2 mil­lions de véhicules et sa pro­duc­tion mex­i­caine de 0,5 à 0,8 mil­lion ; dans le même temps la pro­duc­tion de VW en Europe pro­gresse de 1 mil­lion et la moitié des vol­umes pro­duits en sus le sont en Allemagne.

“L’automobile fait partie des priorités du plan Made in China 2025. ”

Mal­gré cela, VW et GM voient la part de leurs pro­duc­tions domes­tiques dans leur pro­duc­tion totale baiss­er sig­ni­fica­tive­ment : pour VW, le ratio passe de 37,7 % en 2002 à 23,6 % en 2017 et pour GM de 50,1 % à 30,2 %. Au-delà des délo­cal­i­sa­tions, ce sont les répons­es apportées par ces con­struc­teurs aux poli­tiques publiques du deux­ième type qui sont ici en cause. En effet, GM et VW sont les deux con­struc­teurs qui ont été les plus engagés sur longue péri­ode auprès des autorités chi­nois­es et ce sont ain­si plus de 4 mil­lions de véhicules qui sont pro­duits et ven­dus par l’un et l’autre de ces con­struc­teurs à la fin des années 2010. 

Toute­fois, la pro­duc­tion chi­noise vient com­penser le déclin de celle des pays de la tri­ade pour GM, alors qu’elle nour­rit la crois­sance des vol­umes pro­duits par le groupe pour VW. GM finit ain­si la péri­ode avec des ventes annuelles équiv­a­lentes à celles de 2002 et sa pro­duc­tion chi­noise se sub­stitue à la fois à une baisse très forte de la pro­duc­tion nord-améri­caine (- 2,4 mil­lions de véhicules) et à la ces­sa­tion des activ­ités européennes asso­ciée à la vente d’Opel à PSA en 2017 (- 1,6). Pour VW, les 3,6 mil­lions de véhicules pro­duits en sus en Chine vien­nent s’ajouter au mil­lion de véhicules sup­plé­men­taires pro­duit en Europe et aux 400 000 véhicules améri­cains de plus pour per­me­t­tre à la pro­duc­tion de doubler. 

Enfin, en ce qui con­cerne la con­cep­tion des pro­duits, le groupe VW abor­de le marché chi­nois avec ses mar­ques et pro­duits usuels, selon des proces­sus de con­cep­tion home cen­tric (Ben Mah­moud-Joui­ni et al., 2015). Typ­ique­ment, en 2020, les ventes du groupe ont été assurées pour 2,6 mil­lions par la mar­que VW, pour
656 000 par Audi et pour 150 000 par Sko­da. Sous ces mar­ques, les pro­duits ven­dus ne sont pas spé­ci­fique­ment chi­nois, mis à part quelques équipements ou amé­nage­ments des­tinés à coller aux spé­ci­ficités de la demande. Jet­ta, la seule mar­que locale, lancée en 2019 pour cou­vrir l’entrée de gamme, a pesé pour 160 000. Les trois mod­èles ven­dus sous cette mar­que sont des Jet­ta et Seat rebadgées sans con­tri­bu­tion sig­ni­fica­tive des ingénieries chinoises.

À l’inverse, pour GM en Chine, en 2020, Buick, Cadil­lac et Chevro­let ont assuré respec­tive­ment 926 000, 230 000 et 310 000 ventes. Bao­jun et Wul­ing, les deux mar­ques chi­nois­es dévelop­pées avec SAIC (Shang­hai Auto­mo­tive Indus­try Cor­po­ra­tion), en ont assuré 428 000 et 407 000. Ces mod­èles, par exem­ple la Hong Guang Mini EV pro­posée par Wul­ing pour 3 700 euros, sont conçus loin de Detroit (proces­sus de con­cep­tion poly­cen­tric). Ils sont à la fois sus­cep­ti­bles d’épouser les exi­gences par­ti­c­ulières du marché local et d’exploiter les occa­sions insti­tu­tion­nelles et indus­trielles pro­pres à la Chine.

PSA face à Renault

Les deux français appa­rais­sent égale­ment très dif­férents dans leurs tra­jec­toires d’internationalisation. L’un et l’autre voient la part de leur pro­duc­tion domes­tique décroître très sig­ni­fica­tive­ment : celles-ci étaient pour Renault et PSA de respec­tive­ment 57 % et 61 % en 2002 et sont en 2017 de 19 % et de 36 % (ce chiffre n’inclut pas « l’effet Opel » asso­cié au rachat par PSA des activ­ités européennes de GM en 2017). Ce déclin ren­voie à des baiss­es très impor­tantes de leur assem­blage en France (- 557 000 véhicules soit — 41,7 % pour Renault et — 856 000 soit — 42,9 % pour PSA).

Toute­fois, les straté­gies der­rière ces baiss­es sont dif­férentes. Renault com­bine à la fois une forte propen­sion à mar­gin­alis­er son assem­blage français dans son organ­i­sa­tion pro­duc­tive régionale et une recherche active d’expansion dans les BRIC : entre 2002 et 2017, la part non européenne de la pro­duc­tion de Renault des­tinée à sat­is­faire les exi­gences des pays dévelop­pant le sec­ond type de poli­tique est passée de 10 % à 38 %. PSA main­tient en France une part plus impor­tante de sa pro­duc­tion européenne et lim­ite son expan­sion hors d’Europe à ses opéra­tions chi­nois­es (qui étaient déjà en déshérence en 2017) et irani­ennes (anni­hilées dans les années suiv­antes). Ain­si, même en 2017 où PSA pro­dui­sait encore en Chine et en Iran des vol­umes sig­ni­fi­cat­ifs, sa pro­duc­tion européenne représen­tait 72 % de la pro­duc­tion totale. En 2019, la part de l’Europe était de 92 % (con­tre 64 % pour Renault).

“Les perspectives futures sont plus que jamais ouvertes.”

Con­cer­nant l’internationalisation de la con­cep­tion, PSA abor­de les marchés émer­gents, Chine incluse, avec ses mar­ques et pro­duits usuels. Ain­si, lorsque, inspirés par la réus­site de Logan, les respon­s­ables pro­duits de PSA ont ten­té d’occuper le seg­ment con­cerné, ils l’ont fait en con­ce­vant au siège, selon le mod­èle tra­di­tion­nel, une ver­sion trois vol­umes « decon­tentée » de la 208. Lancé en 2012 et pro­duit à Wuhan et Vigo, le mod­èle était mal posi­tion­né en prix et peu con­va­in­cant, et n’a pu ni dans les émer­gents ni sur les marchés mûrs tenir son rôle.

À l’inverse, la réus­site inter­con­ti­nen­tale de Renault dans les années 2000 a cor­re­spon­du à la con­cep­tion de pro­duits spé­ci­fiques com­mer­ciale­ment et indus­trielle­ment, dont le développe­ment a été de plus en plus large­ment délégué à des ingénieries non cen­trales (mod­èle poly­cen­tric). La lignée Logan a été dévelop­pée en lançant cette tra­jec­toire organ­i­sa­tion­nelle (Jul­lien et al., 2012). La Kwid a cap­i­tal­isé sur ces acquis en amenant l’Alliance à dévelop­per en Inde plate­forme, moteur, boîte de vitesses et véhicule (Midler et al., 2017). La ver­sion élec­trique de la même Kwid a pour­suivi cette logique en allant chercher four­nisseurs et ingénieries en Chine.

Vers une nouvelle étape de l’internationalisation de la conception ? 

Ain­si, par­mi les qua­tre entre­pris­es exam­inées ici, deux relèvent plutôt de la logique tra­di­tion­nelle de con­cep­tion cen­tral­isée dans le pays d’origine (VW et PSA) et deux sont plus promptes à cass­er le mono­pole cen­tral de la con­cep­tion et de la ges­tion des plate­formes et des tech­nolo­gies (GM et Renault). Les con­struc­teurs japon­ais, Toy­ota en tête, s’inscrivent plutôt dans le pre­mier type de stratégie et on ne saurait dès lors dire si un type de stratégie est supérieur à l’autre, tant il est vrai que le con­ser­vatisme est, pour l’instant, apparu comme por­teur de bons résul­tats économiques. Les années qui vien­nent nous révéleront si ces bonnes per­for­mances des mod­èles du passé ren­voient à la lenteur des ajuste­ments à opér­er ou si elles ressem­blent au baroud d’honneur de formes d’organisation en passe de devenir fonc­tion­nelle­ment prob­lé­ma­tiques et poli­tique­ment insoutenables.

À ces ques­tions qui s’inscrivent dans une per­spec­tive où les firmes de la tri­ade dessi­nent le paysage mon­di­al, il faut désor­mais ajouter celles, plus nou­velles, posées par l’émergence de nou­veaux con­struc­teurs issus des nou­veaux pays de l’automobile : à l’heure où les entre­pris­es chi­nois­es BYD et Nio sont classées 5e et 6e dans les cap­i­tal­i­sa­tions bour­sières améri­caines, où des mar­ques de pres­tige européennes comme Jaguar et Vol­vo ont été rachetées par des con­struc­teurs indi­ens ou chi­nois, où les rup­tures tech­nologiques et d’usage de mobil­ité rebat­tent les cartes, les per­spec­tives futures sont plus que jamais ouvertes.


Références

Ben Mah­moud-Joui­ni S., Burg­er-Helm­chen T., Charue-Duboc F. and Doz Y. (2015), Glob­al orga­ni­za­tion of inno­va­tion process­es, Man­age­ment inter­na­tion­al, vol. 19, numéro 4, pp. 112–120.

Jul­lien, Lung, Auto­mo­bile : la croisée des chemins, La Doc­u­men­ta­tion française, 2011. 

Jul­lien, Lung, Midler, L’épopée Logan, Dun­od, 2012. 

Midler, Jul­lien, Lung, Innover à l’envers, Dun­od, 2017. 

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