Site d’essai d’alimentation électrique par induction à Satory, projet Fabrics. © https://www.mdpi.com/2032-6653/10/4/84#

La route du futur face au réchauffement climatique

Dossier : AutomobileMagazine N°765 Mai 2021
Par Bernard JACOB (74)

L’automobile est en pleine tran­si­tion énergé­tique, mais il ne faut pas oubli­er qu’elle forme un cou­ple avec son sup­port de roule­ment, la route. La voiture ne pour­ra réelle­ment évoluer que si la route évolue en cohérence avec elle, dans une tran­si­tion écologique raison­née et progressive.

La con­férence de Rio (1992) puis les COP suc­ces­sives depuis 2000 ont con­duit à la prise de con­science des con­séquences du réchauf­fe­ment cli­ma­tique, large­ment dû à l’émission des gaz à effet de serre (GES). La route et les véhicules ther­miques qui l’empruntent, représen­tant env­i­ron 30 % des GES, ont été stig­ma­tisés, ain­si que la con­som­ma­tion de matéri­aux non renou­ve­lables et à forte con­som­ma­tion énergé­tique util­isés dans la con­struc­tion et l’entretien des infra­struc­tures routières (par ex. ciment, bitume). Des déc­la­ra­tions poli­tiques et plans divers ont été pro­posés pour encour­ager un trans­fert modal de la route vers les modes dits écologiques, notam­ment flu­vial et fer­rovi­aire. Mais force est de con­stater que ces ini­tia­tives n’ont pas don­né de résul­tat, et au con­traire le mode routi­er a con­tin­ué d’augmenter ses parts dans presque tous les pays. Par con­séquent, les pou­voirs publics et les États ont infléchi leurs poli­tiques depuis 2011–2015 et cherchent main­tenant à décar­bon­er la route et les véhicules, dans le cadre d’une tran­si­tion écologique raison­née et pro­gres­sive, tout en encour­ageant la com­plé­men­tar­ité des modes, cha­cun étant util­isé là où il est per­for­mant et économique­ment viable.

Le con­cept de route du futur ou de cinquième généra­tion (Hau­tière et al., 2015), décliné dans ses divers­es com­posantes, prend son sens dans ce con­texte et ouvre de nou­velles per­spec­tives pour le XXIe siè­cle. Cette route du futur répon­dra glob­ale­ment à trois prin­ci­paux objec­tifs : résilience, dura­bil­ité et sobriété en matéri­aux ; adapt­abil­ité, con­nec­tiv­ité et automa­ti­sa­tion ; et inté­gra­tion énergé­tique. Ce sont les deux derniers qui sont présen­tés dans le présent article.


REPÈRES

Avec l’ère indus­trielle et jusqu’à la pre­mière moitié du XXe siè­cle, le trans­port ter­restre des per­son­nes et des biens a été large­ment dom­iné par le chemin de fer, qui com­bi­nait capac­ité, vitesse, con­fort et sécu­rité. À par­tir des années 1950, et surtout 1960–1970, l’automobile a con­nu un essor ful­gu­rant aux États-Unis, puis en Europe et dans le reste du monde. Par­al­lèle­ment la route et ses infra­struc­tures se sont dévelop­pées avec des investisse­ments mas­sifs, publics puis privés avec les con­ces­sions, tant pour le trans­port des per­son­nes que pour celui des marchan­dis­es. Dans la plu­part des pays, la den­sité des réseaux routiers est 10 à 100 fois plus forte que celle des réseaux fer­rovi­aires et la flex­i­bil­ité du mode routi­er a con­duit à ce que 70 % à 90 % des trans­ports ter­restres actuels se fassent sur la route, hors zones urbaines. 


Une route connectée et automatisée

On assiste aujourd’hui à des évo­lu­tions rapi­des, avec l’arrivée des véhicules élec­triques et autonomes, et de nou­veaux ser­vices de mobil­ité. La robo­t­i­sa­tion de cer­tains chantiers de main­te­nance, la dématéri­al­i­sa­tion ou le déport à bord des véhicules d’une par­tie de la sig­nal­i­sa­tion, ou les out­ils de local­i­sa­tion et de com­mu­ni­ca­tion élec­tron­ique, exi­gent une adapt­abil­ité crois­sante de la route et de ses équipements, de plus en plus con­nec­tés avec les véhicules. De nou­velles straté­gies de ges­tion de traf­ic émer­gent et reposent sur la con­nec­tiv­ité et l’automatisation des véhicules, pour amélior­er la per­for­mance du sys­tème route-véhicule, sécuris­er et fia­bilis­er les déplace­ments. L’usage des infra­struc­tures peut ain­si être opti­misé en met­tant à prof­it les sys­tèmes de trans­port intel­li­gents et coopérat­ifs (C‑ITS).

Site d’essai d’alimentation électrique par le sol (APS, Alstom), en Suède (Volvo).
Site d’essai d’alimentation élec­trique par le sol (APS, Alstom), en Suède (Vol­vo).

Les capteurs

Les cap­teurs élec­tro­mag­né­tiques ou optiques (boucles, caméras, radars, lasers, etc.) dans l’infrastructure ou en bord de voie per­me­t­tent de mesur­er les car­ac­téris­tiques du traf­ic, de le gér­er et de délivr­er des infor­ma­tions aux usagers. Des sys­tèmes coopérat­ifs plus avancés four­nissent des temps de par­cours à longue dis­tance en util­isant la tech­nolo­gie des véhicules traceurs, où des véhicules équipés de cap­teurs embar­qués et d’un sys­tème de géolo­cal­i­sa­tion trans­met­tent des infor­ma­tions régulières à un sys­tème inté­grant un mod­èle de traf­ic. Des out­ils com­bi­nant la détec­tion d’événements et l’identification de véhicules, par recon­nais­sance de plaques ou transpon­deurs, per­me­t­tent de met­tre en œuvre une poli­tique de con­trôle-sanc­tion automa­tisé. Celui des vitesses est en place en France depuis 2002 et ceux des feux rouges et con­tre-sens, puis des inter­dis­tances, ont suivi. Le con­trôle automa­tisé de l’usage des voies réservées (bus, taxis, véhicules à taux d’occupation min­i­mal) et des zones à faibles émis­sions est en cours de déploiement. Celui des poids lourds en sur­charge fait l’objet d’études en cours et met­tra en œuvre des sys­tèmes de pesage en marche cer­ti­fiés. L’ensemble de ces con­trôles vise à assur­er un traf­ic plus sûr, plus flu­ide et moins pol­lu­ant, et un usage opti­misé des infrastructures.

Les convois de poids lourds

Un autre exem­ple d’automatisation con­cerne les con­vois de poids lourds à courte inter­dis­tance (pla­toon­ing), qui pour­raient à terme per­me­t­tre des gains de per­for­mance sub­stantiels, une réduc­tion de la con­som­ma­tion, des émis­sions de GES et des con­ges­tions routières. L’infrastructure aura un rôle à jouer dans la con­nec­tiv­ité entre ces con­vois, les véhicules qui les com­poseront et les ges­tion­naires. Elle sera équipée de cap­teurs et de sys­tèmes de ges­tion de don­nées pour déter­min­er les zones et péri­odes où le pla­toon­ing est réal­is­able en sécu­rité, ou lorsqu’il fau­dra l’interrompre, par exem­ple en con­di­tions météorologiques dégradées, de traf­ic très dense, de fran­chisse­ment de zone par­ti­c­ulière (ponts de grande portée à capac­ité de charge lim­itée ou zones d’échange). Des infor­ma­tions seront com­mu­niquées aux chauf­feurs ou aux automa­tismes de con­duite. Les véhicules impliqués dans le pla­toon­ing devront aus­si trans­met­tre des infor­ma­tions à des cen­tres de ges­tion pour per­me­t­tre leur entrée ou sor­tie de pla­toon en fonc­tion de leur des­ti­na­tion ou pour définir leur rang par rap­port à leurs capac­ités de freinage.

“Assurer un trafic plus sûr, plus fluide et moins polluant.”

L’infrastructure aura égale­ment, pour les futurs véhicules automa­tisés, des fonc­tions de guidage, de détec­tion d’incidents, d’aide à la mise en sécu­rité en cas de défail­lance, et une con­tri­bu­tion dans la préven­tion des col­li­sions, entre mobiles ou sur obsta­cles fix­es. Pour cela un échange d’informations con­tinu devra être instau­ré entre véhicules et infra­struc­ture. La durée des cycles tra­di­tion­nels de renou­velle­ment des infra­struc­tures (50 ans à 100 ans au moins pour les ponts, 15 ans à 30 ans pour les chaussées et routes) se rap­proche main­tenant de celle des véhicules et des out­ils de com­mu­ni­ca­tion (une dizaine d’années). Il ne s’agit donc plus seule­ment de renou­vel­er ces infra­struc­tures, mais plutôt de les adapter à de nou­veaux usages, à coût économique et envi­ron­nemen­tal min­i­mal. Face aux défis cli­ma­tiques actuels, la route du futur devra aus­si jouer un rôle sig­ni­fi­catif sur le plan énergé­tique. Deux pistes com­plé­men­taires ont émergé et sont à l’étude ou com­men­cent à être mis­es en œuvre : utilis­er la route comme un out­il de pro­duc­tion d’énergie renou­ve­lable ou l’équiper d’une infra­struc­ture de dis­tri­b­u­tion d’électricité per­me­t­tant d’alimenter des véhicules en mou­ve­ment, donc d’en faire une route électrique.

Une route à énergie positive

La route est con­som­ma­trice d’énergie, tant pour sa con­struc­tion, pour sa main­te­nance et pour son exploita­tion (éclairage et sig­nal­i­sa­tion) que par les véhicules qui l’empruntent. Dans la recherche de sources poten­tielles d’énergie renou­ve­lable, il a été iden­ti­fié que la sur­face des routes, qui reçoit les rayons solaires, pou­vait con­stituer une source d’énergie. La sur­face cumulée du réseau routi­er français est de l’ordre de 6 000 km², soit un peu plus d’1 % de la sur­face du ter­ri­toire nation­al. Avec des hypothès­es pru­dentes, 25 % de temps d’ensoleillement (soit 50 % du jour), 0,5 % de la sur­face routière util­isée, soit env­i­ron 5 000 km de linéaire, et 300 W/m² d’énergie reçue, la puis­sance moyenne reçue serait de l’ordre de 2,25 GW, soit 3,5 % de la puis­sance élec­trique instal­lée en France ou un peu plus de la moitié de celle con­som­mée par le trans­port routi­er. Certes la part réelle­ment récupérable de cette énergie est prob­a­ble­ment faible, mais elle pour­rait toute­fois con­tribuer à la décar­bon­a­tion du secteur routi­er, voire répon­dre à des besoins énergé­tiques lim­ités au voisi­nage d’une route équipée. Les deux modes de récupéra­tion d’énergie solaire dans une route sont : la route solaire ther­mique, avec récupéra­tion de la chaleur emma­gas­inée dans la route ; et la route solaire pho­to­voltaïque, avec inser­tion de cel­lules dans la couche de roule­ment ren­due trans­par­ente pour laiss­er pass­er la lumière inci­dente. La pre­mière solu­tion est com­mer­cial­isée en France avec suc­cès par Eurovia pour la réha­bil­i­ta­tion ther­mique de bâti­ments. La sec­onde solu­tion, pro­posée par Colas (Wattway), peut servir à ali­menter des cap­teurs ou con­tribuer à l’éclairage. Les deux solu­tions peu­vent se com­bin­er sur un même site. Néan­moins le ren­de­ment de ces tech­nolo­gies reste lim­ité et les investisse­ments assez lourds, surtout pour la solu­tion photovoltaïque.

Potentialités de la route de 5e génération (Univ. Eiffel).
Poten­tial­ités de la route de 5e généra­tion (Univ. Eiffel).

Une route électrique (ERS)

La ques­tion de l’autonomie des véhicules élec­triques est cri­tique, en par­ti­c­uli­er pour les véhicules lourds (camions, auto­cars). Les bat­ter­ies atteignent rapi­de­ment leurs lim­ites physiques et économiques, et ne peu­vent assur­er des autonomies de plusieurs cen­taines de kilo­mètres à des véhicules de quelques dizaines de tonnes. Une solu­tion con­siste à trans­pos­er les sys­tèmes d’alimentation élec­trique sur l’infrastructure, dévelop­pés dans le domaine fer­rovi­aire (trains, métros, tramways, trol­ley­bus). Siemens pro­pose une ali­men­ta­tion par caté­naires et pan­tographes (dou­ble caté­naire car il n’y a pas de retour courant par le sol), Alstom développe une ali­men­ta­tion par le sol avec des rails élec­tri­fiés par tronçons (trans­po­si­tion du sys­tème du tramway de Bor­deaux) et Elways pro­pose un rail à pro­filés creux, tous deux avec des patins de cap­ta­tion instal­lés sous les véhicules. Des sys­tèmes sans con­tact par induc­tion exis­tent déjà en sta­tique pour les bus et sont en cours de développe­ment ou d’essais, notam­ment en Suède, en Alle­magne et en Corée. Un rap­port de l’Association mon­di­ale de la route (PIARC, 2018) présente un panora­ma de ces tech­nolo­gies et le min­istère de la Tran­si­tion écologique a lancé début 2021 une réflex­ion au sein de trois groupes de tra­vail avec l’ensemble des par­ties prenantes pour éla­bor­er une poli­tique nationale sur l’ERS (Elec­tric Road Sys­tem), éval­uer les tech­nolo­gies et leur domaine d’application et les enjeux économiques et environnementaux.

“La route n’est plus un simple ruban de bitume.”

L’ERS serait per­ti­nent sur des cor­ri­dors autoroutiers à fort traf­ic, pour les poids lourds notam­ment qui représen­tent près de 30 % des émis­sions du trans­port routi­er. Il per­me­t­trait non seule­ment d’assurer la propul­sion des véhicules sur le réseau équipé, mais aus­si de recharg­er leurs bat­ter­ies pour leur don­ner une autonomie max­i­male en dehors de ce réseau. Il est égale­ment préférable de trans­porter l’électricité sur son lieu de con­som­ma­tion via un réseau de dis­tri­b­u­tion élec­trique, plutôt que de la stock­er et la trans­porter à bord des véhicules, avec les con­traintes de masse, vol­ume et coût asso­ciées aux bat­ter­ies. Enfin les espaces et le temps néces­saires à la recharge sur des bornes sta­tiques, même à haut débit, sont pénal­isants, notam­ment pour des véhicules com­mer­ci­aux loin de leur base.

Les coûts d’investissement des solu­tions ERS se situent entre 2 et 5 M€/km (esti­ma­tion avant indus­tri­al­i­sa­tion) et pour la France il est admis que 3 à 4 000 km d’autoroutes seraient éli­gi­bles à l’ERS, soit un investisse­ment de 10 à 15 Mds d’euros (il suf­fi­rait d’équiper 50 % du linéaire sur la voie lente compte tenu de la présence de bat­ter­ies tam­pons). Avec une durée d’amortissement de vingt à trente ans et un sys­tème de con­ces­sion, cela ne sem­ble pas hors de portée. Il reste néan­moins à clar­i­fi­er des ques­tions de sécu­rité, de résilience du sys­tème et de mod­èle économique (répar­ti­tion des coûts et béné­fices), mais a pri­ori il n’y a pas de ver­rou majeur iden­ti­fié. Le déploiement d’une telle solu­tion néces­sit­era néan­moins une nor­mal­i­sa­tion et une har­mon­i­sa­tion des solu­tions, une interopéra­bil­ité à l’échelle européenne et entre les caté­gories de véhicules éli­gi­bles ; par exem­ple, les voitures ou camion­nettes seront-elles pris­es en compte ou res­teront-elles unique­ment sur bat­terie ? Naturelle­ment l’origine de l’électricité (décar­bonée) sera pri­mor­diale pour que l’ERS soit pertinent.

Une route intelligente

La route du XXIe siè­cle n’est plus un sim­ple ruban de bitume sup­por­t­ant des véhicules et équipée de quelques dis­posi­tifs de sécu­rité et de sig­nal­i­sa­tion. Au-delà de ses fonc­tions physiques, la route sera de plus en plus équipée de cap­teurs, de sys­tèmes d’information et de com­mu­ni­ca­tion, et con­nec­tée aux véhicules qui l’empruntent et aux opéra­teurs qui la gèrent. La route dite intel­li­gente devra s’autodiagnostiquer, voire s’auto-réparer, et com­mu­ni­quer sur son état et son évo­lu­tion. Sa fonc­tion sera col­lab­o­ra­tive, dans la mesure où elle par­ticipera à la ges­tion ou au con­trôle du traf­ic, à l’alimentation énergé­tique de cer­tains véhicules et au guidage ou à la sur­veil­lance de véhicules autonomes. En out­re elle s’intégrera dans un véri­ta­ble sys­tème glob­al de ser­vices de mobil­ité. Néan­moins il y a lieu d’étudier chaque solu­tion et le mod­èle d’affaires asso­cié dans sa glob­al­ité et avec toutes les par­ties prenantes, pour éviter les mythes technologiques.


Références

Hau­tière N., de La Roche C. & Piau J.-M. (2015), Les routes de 5e généra­tion, Pour la Sci­ence, n° 450, avril 2015, p. 26–35.

PIARC(2018), Elec­tric Road Sys­tems : a Solu­tion for the Future ? Report of a Spe­cial Project, 2018SP04EN, 138 p.

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