Adventure Lab, l’innovation frugale automobile en Afrique subsaharienne

Dossier : AutomobileMagazine N°765 Mai 2021
Par Paul de CHATELPERRON
Par Dominique LEVENT
Par François ROUVIER
Par Christophe MIDLER (74)

Le pro­jet Adven­ture Lab est dou­ble­ment inno­vant. D’une part il s’intéresse à un marché réputé imma­ture pour l’automobile, alors que les besoins en Afrique rurale sont immenses. D’autre part il relève d’une logique de start-up tout en restant inté­gré dans un groupe indus­triel majeur. Deux raisons au moins de s’enthousiasmer pour lui !

Pour l’industrie auto­mo­bile, la mobil­ité dans les pays émer­gents con­stitue à la fois une promesse de débouchés futurs poten­tiels et un chal­lenge dif­fi­cile. D’un côté, ces pays sont en explo­sion démo­graphique (plus de la moitié de la pop­u­la­tion mon­di­ale), les besoins de mobil­ité y sont immenses, aujourd’hui pas ou mal assurés, et l’automobile a sûre­ment un rôle à y jouer. De l’autre, la déf­i­ni­tion d’une réponse per­ti­nente représente un défi majeur par rap­port aux offres tra­di­tion­nelles de l’industrie. D’une part parce que les coûts de la mobil­ité doivent être com­pat­i­bles avec le pou­voir d’achat des pop­u­la­tions ciblées, d’autre part parce que les répons­es doivent inté­gr­er les objec­tifs de réduc­tion des émis­sions qui s’imposent aujourd’hui à tous les pays de la planète.


REPÈRES

La com­mer­cial­i­sa­tion de la Logan par Renault en 2004 est le fruit d’un pari : abor­der un marché acheteur de véhicule à moins de 5 000 € tout en étant rentable. Une décen­nie plus tard, le pro­jet Kwid, conçu ini­tiale­ment pour le marché indi­en, a franchi une nou­velle étape : un véhicule mod­erne pro­posé à 3 500 euros. Ces pro­jets ont trou­vé leur place et con­nu des déploiements var­iés, bien au-delà de la cible ini­tiale. En ter­mes de marché visé d’une part, là où une offre de véhicules mod­ernes et acces­si­bles pou­vait répon­dre à un besoin inclu­ant de nou­veaux clients ; en ter­mes de déf­i­ni­tion de véhicules d’autre part, pour les adapter aux spé­ci­ficités des nou­velles cibles. La con­cep­tion d’une ver­sion Kwid entière­ment élec­trique lancée en Chine en 2019 s’inscrit évidem­ment dans cette perspective.


Créer un marché ex nihilo

Renault a mar­qué par le passé sa capac­ité à relever les défis d’une implan­ta­tion dans des marchés atyp­iques, à faibles revenus, où ses con­cur­rents ne s’aventuraient pas. Forte de ces expéri­ences, l’entreprise se penche main­tenant sur l’exploration d’une nou­velle offre pour l’Afrique sub­sa­hari­enne ; c’est le pro­jet Adven­ture Lab. Ici encore, les besoins de mobil­ité non sat­is­faits sont immenses. Mais le saut à franchir est, une nou­velle fois, majeur. Tout sim­ple­ment parce que, con­traire­ment aux pro­jets précé­dents, il n’y a pas de marché auto­mo­bile exis­tant. En effet, la moitié de la pop­u­la­tion étant rurale et ne dis­posant pas de l’électricité ni de revenus fix­es, il n’est pas pos­si­ble pour eux d’envisager l’achat d’un véhicule, même d’occasion. Pour implanter un écosys­tème auto­mo­bile dans ce tis­su socio-économique, Renault doit donc innover rad­i­cale­ment, ce qui implique que l’entreprise se lance dans un pro­jet à haute incer­ti­tude et com­por­tant de mul­ti­ples inconnues.

Au départ, les intu­itions qui ont impul­sé ce pro­jet ressem­blent à celles qui ont mobil­isé les pro­jets précé­dents de Renault. D’abord la poten­tielle émer­gence d’un marché en Afrique sub­sa­hari­enne s’appuyant sur des besoins de mobil­ité évi­dents et non servis, délais­sé par les gros indus­triels car perçu comme trop insta­ble et pré­caire. Ensuite des sig­naux favor­ables comme le taux de péné­tra­tion de télé­phones porta­bles, supérieur à 100 % (117 % au Séné­gal), créant ain­si un essor de l’entrepreneuriat et un développe­ment économique impor­tant appuyés par des tech­nolo­gies récentes. Enfin les ini­tia­tives de four­nisseurs d’électricité qui se mul­ti­plient dans tous les pays d’Afrique, soulig­nant la com­plé­men­tar­ité évi­dente entre accès des pop­u­la­tions à l’électricité solaire dans les cam­pagnes et besoins de mobilité.

Créer un écosystème de mobilité

Néan­moins, l’émergence d’une classe moyenne capa­ble de con­stituer une base de clients pour l’achat d’un véhicule, comme cela était pressen­ti en Inde pour la Kwid, est ici plus incer­taine et loin­taine. Il faut donc aban­don­ner l’idée d’un marché BtoC de vente de véhicules, comme l’aborde tra­di­tion­nelle­ment l’automobile. Il faut raison­ner directe­ment en con­cep­tion d’une offre de ser­vices de mobil­ité per­me­t­tant d’assurer une mobil­ité rurale des per­son­nes et des biens, offre acces­si­ble en sub­sti­tut ou com­plé­ment de la marche, de la char­rette, du taxi-brousse ou du moto-taxi. C’est dire que, au-delà de la déf­i­ni­tion du vecteur de mobil­ité lui-même, c’est tout l’écosystème de mobil­ité, et en l’occurrence d’électromobilité, qu’il s’agit de con­cevoir : quels seront les opéra­teurs ? com­ment seront-ils rémunérés ? com­bi­en sont prêts à pay­er les clients d’un tel ser­vice ? pour quoi faire ? par qui et com­ment sera prise en charge la main­te­nance, mail­lon sou­vent faible des actions de développe­ment en Afrique ? com­ment s’articulera le mod­èle de mobil­ité avec le mod­èle de four­ni­ture d’énergie ?…

Véhicules électriques adaptés spécialement aux conditions de roulage rencontrées en Afrique subsaharienn
Véhicules élec­triques adap­tés spé­ciale­ment aux con­di­tions de roulage ren­con­trées en Afrique sub­sa­hari­enne et aux mul­ti­ples besoins des pop­u­la­tions vivant en zone rurale.

Une première étape : l’exploration

Sur ces intu­itions et avant de se lancer dans un pro­jet de développe­ment d’offre pro­pre­ment dit, il faut donc men­er un pro­jet d’exploration visant à réu­nir les don­nées sur les con­di­tions de fais­abil­ité d’une offre adap­tée, car­ac­téris­er cette offre et con­stru­ire l’écosystème qui pour­rait la men­er à bien. Insis­tons ici sur le car­ac­tère sys­témique et forte­ment con­tex­tu­al­isé de l’innovation que con­stitue l’électromobilité : si chaque brique de l’offre n’est pas une inno­va­tion rad­i­cale en elle-même, l’agencement en une offre inté­grée l’est assuré­ment, d’autant qu’elle s’applique à un con­texte totale­ment inédit. L’objectif du pro­jet Adven­ture Lab pour Renault, comme son nom l’indique, est plus une péd­a­gogie de la rup­ture rad­i­cale que la pre­mière phase locale d’un déploiement que l’entreprise mèn­erait, par con­ti­nu­ité, sur un large périmètre africain. Il mobilise plusieurs entités de l’entreprise (le départe­ment inno­va­tion, la direc­tion de la recherche, Mobi­lize Invest) avec l’appui méthodologique d’une équipe du Cen­tre de recherche en ges­tion de l’École poly­tech­nique. Une démarche de start-up interne lim­itée dans ses ressources car il n’est pas ques­tion d’engager des investisse­ments mas­sifs sur une prob­lé­ma­tique aus­si incer­taine ; une équipe cen­trée sur l’apprentissage des mul­ti­ples incon­nues du domaine, dis­posant d’une autonomie et d’une agilité suff­isantes pour réa­gir effi­cace­ment face aux sur­pris­es mul­ti­ples que ne manque pas d’apporter un tel con­texte, tout en béné­fi­ciant en back office d’expertise et de légitim­ité indis­pens­ables de l’entreprise Renault. La démarche va associ­er trois approches en inter­ac­tion forte : évidem­ment une inves­ti­ga­tion doc­u­men­taire pour réu­nir les don­nées exis­tantes, des sim­u­la­tions pour ori­en­ter et cal­i­br­er, sur ces don­nées, les choix d’ensemble de la démarche, une expéri­men­ta­tion de ter­rain pour don­ner corps et tester les con­cepts selon la démarche de preuve de concept.

“Travailler ensemble : l’automobile et l’énergéticien.”

L’exploration ini­tiale des don­nées géo­graphiques et socio-économiques a amené à choisir une région rurale du Séné­gal comme ter­rain de jeu pour l’engagement du pro­jet. Un pays sta­ble, avec un taux de crois­sance sig­ni­fi­catif, mais présen­tant 40 % de la pop­u­la­tion en zone rurale, tournée autour de la tra­di­tion de l’agriculture et des cou­tumes com­mu­nau­taires, et seule­ment 42 % de ces ménages dis­posant d’électricité. Ain­si, la lec­ture de nom­breux travaux de thèse dans une uni­ver­sité séné­galaise comme plusieurs mis­sions locales per­me­t­tent d’évaluer les besoins de mobil­ité des habi­tants, cen­trés sur le trans­port des per­son­nes et des marchan­dis­es de la cam­pagne à la ville, de valid­er l’extrême pré­car­ité et faible effi­cac­ité des usages de mobil­ité sur des ter­ri­toires dépourvus de routes, les lacunes d’accès à l’électricité dans les zones rurales ciblées, entraî­nant des con­séquences assez para­doxales comme le besoin de faire des longs tra­jets pour aller recharg­er les télé­phones porta­bles qui sont, eux, large­ment diffusés.

Ensuite simuler pour calibrer les variables

L’approche sim­u­la­tion a pris le relai pour cal­i­br­er les dif­férentes vari­ables en jeu dans la déf­i­ni­tion de l’offre. Sur les vari­ables physiques comme la nature du véhicule compte tenu des charges utiles comme des routes par­cou­rues, comme le dimen­sion­nement de la bat­terie en fonc­tion des tra­jets prévus, la local­i­sa­tion et la capac­ité de la sta­tion solaire pour assur­er l’alimentation req­uise… Sur les vari­ables socio-économiques comme les pro­por­tions d’usage de mobil­ité par nature, les poten­tiels de seuils de prix d’une offre de mobil­ité nou­velle, l’articulation entre le mod­èle économique de la mobil­ité pro­pre­ment dite et celui des sta­tions d’énergie solaire de l’autre… Cette étape de sim­u­la­tion per­met à la fois de pré­cis­er cer­tains choix clés réduisant l’incertitude sur l’espace d’exploration, au départ gigan­tesque, mais aus­si de révéler la néces­sité d’acquérir de nou­velles con­nais­sances, apparue comme des trous de con­nais­sance face aux besoins des mod­éli­sa­tions. D’où une dialec­tique avec des retours sur le ter­rain d’une part et, de l’autre, la spé­ci­fi­ca­tion d’un out­il­lage pour l’expérimentation réelle à venir sur le ter­rain en 2021, afin de mesur­er pré­cisé­ment les vari­ables clés. Ain­si par exem­ple l’équipement des pro­tos d’un GPS adap­té et d’une mesure fine de la con­som­ma­tion d’énergie dans des con­di­tions de roulage si dif­férentes de la route classique.

Enfin monter une expérience pilote de terrain

Le troisième volet, c’est le mon­tage d’une expéri­ence pilote sur le ter­rain. Un mon­tage qui s’appuie sur le cadrage réal­isé par les approches ci-dessus et qui se déploie de manière par­al­lèle. Nous soulignerons ici deux volets clés de cette expéri­ence. D’une part, le choix du véhicule pour le test. Plutôt que de s’engager dans la con­cep­tion d’un pro­to­type entière­ment nou­veau, ce qui aurait été coû­teux et long, le choix a été fait d’adapter au con­texte local des véhicules exis­tants en les équipant pour les besoins spé­ci­fiques de l’expérimentation. On retrou­ve ici le pré­cepte du min­i­mum viable prod­uct, apporter rapi­de­ment sur le ter­rain une offre pro­vi­soire qui est certes impar­faite, mais qui va génér­er un retour d’expérience riche en con­texte réal­iste. D’autre part, le mon­tage d’un parte­nar­i­at avec un énergéti­cien appor­teur d’une solu­tion de sta­tion d’énergie solaire. Il est clair que le mon­tage d’une offre de ser­vice d’électromobilité fru­gale implique de cocon­cevoir mobil­ité et source d’énergie. L’expérimentation est alors non seule­ment une étape incon­tourn­able pour tester des solu­tions tech­niques, mais c’est aus­si la créa­tion d’un espace de coopéra­tion entre deux mon­des qui ne se con­nais­sent pas et doivent appren­dre à tra­vailler ensem­ble : l’automobile et l’énergéticien.

Une expérience entrepreneuriale originale

Évidem­ment, on se doute que la crise de la Covid a pro­fondé­ment affec­té l’avancement du pro­jet. Plusieurs mis­sions sur le ter­rain ont dû être reportées. Le pro­jet a certes pris du retard, mais sa péren­nité n’est aujourd’hui pas remise en cause et il trou­ve, à mesure qu’il avance, de plus en plus de crédi­bil­ité auprès des dif­férentes par­ties prenantes. Ce pro­jet illus­tre la pos­si­bil­ité de men­er, au sein d’une grande entre­prise, des pro­jets d’exploration générale­ment réputés pour n’être prat­i­ca­bles que dans un con­texte de start-up. Des pro­jets assuré­ment très dif­férents des pro­jets de développe­ment tra­di­tion­nels que con­nais­sent bien les grandes entre­pris­es, qui doivent adopter des méthodolo­gies spé­ci­fiques. Le pro­jet Adven­ture Lab per­met ici de met­tre en relief la néces­sité d’intégrer dans le man­age­ment deux impérat­ifs inhérents à ce con­texte très incer­tain. D’un côté, une méthodolo­gie cen­trée sur l’apprentissage réal­iste d’un domaine incon­nu et d’une offre à définir com­plète­ment, de l’autre une com­mu­ni­ca­tion per­me­t­tant de mobilis­er les acteurs pour qu’ils rejoignent et con­tribuent à un pro­jet aus­si improb­a­ble au départ. Les deux ver­sants du tra­vail quo­ti­di­en de l’innovateur, qui font non seule­ment sa com­plex­ité mais aus­si son car­ac­tère passionnant.


L’Institut de la mobilité durable 

En 2009 Renault, la Fon­da­tion Renault et sept écoles de Paris­Tech, dont l’X, décidaient de s’associer pour men­er des recherch­es sur l’avenir des trans­ports et des solu­tions de mobil­ité, en créant l’Institut de la mobil­ité durable (IMD). Dix ans plus tard, alors que le pro­duit auto­mo­bile con­naît une trans­for­ma­tion accélérée et que la mobil­ité se réin­vente, la per­ti­nence de ce parte­nar­i­at entre entre­prise et com­mu­nauté académique est plus que jamais d’actualité. Qua­tre axes ont été dévelop­pés : les sys­tèmes de mobil­ité élec­trique, con­nec­tée, partagée et autonome ; les nou­veaux busi­ness mod­èles de la mobil­ité ; la vision mon­di­ale des impacts de la mobil­ité et des fil­ières indus­trielles con­cernées ; les nou­veaux écosys­tèmes tech­nologiques pour la mobil­ité durable. 


Cet arti­cle s’appuie sur les travaux de Ludi­vine Dupont et San­ti­a­go Far­riols, étu­di­ants du mas­ter Pro­jet Inno­va­tion Con­cep­tion, qui ont mené leur pro­jet dans l’équipe Adven­ture Lab : Méthodolo­gie d’exploration de pro­jet à haute incer­ti­tude : le cas de Renault en Afrique sub­sa­hari­enne, mémoire PIC con­fi­den­tiel. Le parte­nar­i­at de recherche avec le CRG se pour­suit actuelle­ment par la thèse de Loren­zo Fioni, dans le cadre de l’Institut de la mobil­ité durable asso­ciant Renault et plusieurs écoles d’ingénieurs, dont l’École polytechnique.

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