François Mayer (45), en coulisse d’un trombone

Dossier : AtypiXMagazine N°François Mayer (45), en coulisse d’un trombone

Déjà, au pre­mier mag­nan décen­nal, à l’invitation d’Hubert Lévy-Lam­bert, ils avaient salué en fan­fare Valéry Gis­card d’Estaing, venu au Salon des auteurs poly­tech­ni­ciens en ami et ancien condis­ci­ple de deux d’entre eux.

Quelle est donc la potion mag­ique de cet ancien ? L’activité, ou plutôt les activ­ités et le pas­sage de l’une à l’autre.

François est né en 1925. Son grand-père fut con­seiller privé du Prince Albert 1er de Mona­co, et il l’aida à créer l’Institut et le Musée Océanographiques qu’il admin­is­tra jusqu’à sa mort. Son père, Armand May­er, X‑Mines descen­dant d’une lignée de poly­tech­ni­ciens dont le pre­mier appartint à la pro­mo 1848, s’adonna durant sa car­rière à la mécanique des sols dont, par­al­lèle­ment à Albert Caquot, il intro­duisit les principes en France. Compte-tenu de ce pedi­gree, François grandit avec l’idée de faire Polytechnique.

La guerre devait brouiller les pistes.

En 1941, pour sa sécu­rité, son père quitte la zone occupée et en novem­bre 1942 rejoint l’Afrique du Nord pour se bat­tre. Quelques mois plus tard, son frère aîné fran­chit les Pyrénées et s’engage dans la Divi­sion Leclerc. Quant à François, non seule­ment il n’a pas décol­lé en taupe, alors qu’il voulait l’X et rien d’autre, mais il a été touché par le virus lit­téraire. Il a écrit une pièce qui man­quera de peu d’être mise en scène à l’automne 1944.

François regrette encore aujourd’hui de ne pas avoir don­né un coup de main à la Résis­tance, ou de ne pas s’être engagé à la Libéra­tion. Mais il s’est lais­sé con­va­in­cre par son père et son frère de pour­suiv­re ses études, d’autant que le con­cours de 1944, annulé pour cause de Débar­que­ment, est reporté aux pre­miers jours de 1945.

Il est logique­ment col­lé en févri­er 45 mais, vexé, il remet ça trois mois plus tard. Et là, divine sur­prise, il intè­gre haut la main.

A son arrivée à l’École, il lève le pied et con­sacre du temps à l’écriture, et pas seule­ment à celle des revues Barbe et Point Gamma.

Il recon­nait avec le recul que c’est en taupe, puis à l’X qu’il a appris à cohab­iter paci­fique­ment avec le sur­me­nage, à ne pas renâ­cler devant des tâch­es rebu­tantes, et à appréci­er d’autant plus les intéres­santes. A l’X, il a aus­si décou­vert la cama­raderie, et ce d’autant plus que les élèves étaient alors internes, et moins nom­breux. Il est frap­pé, a pos­te­ri­ori, par l’honnêteté intel­lectuelle qui présidait à leurs débats. « Les cama­rades ne se men­taient pas à eux-mêmes. Pour­tant, l’époque était très trou­blée, la poli­tique très présente, mais on ne s’engueulait jamais. » Avec son cocon Gis­card d’Estaing en par­ti­c­uli­er, les dis­cus­sions sont pas­sion­nantes. On l’imagine.

C’est aus­si à l’École que lui est inoculé le virus du jazz. A vrai dire, il por­tait déjà dans ses gênes celui de la musique. Son père aurait pu faire une car­rière de con­certiste. Yvonne Lefébu­re dis­ait de lui : « Votre père est le meilleur pianiste ama­teur que j’aie jamais enten­du. » Il était donc exigeant. Ayant remar­qué que François, âgé de huit ans, jouait du piano d’oreille plutôt qu’en lisant les notes, il lui avait imposé deux années de solfège, avec inter­dic­tion de touch­er à l’instrument. A la sor­tie de ce pur­ga­toire, François l’avait pris à con­tre­pied en optant pour le vio­lon « parce qu’il n’y avait qu’une portée à lire. » Aus­si, quand Claude Naud et quelques cama­rades déci­dent de fonder un petit orchestre de jazz, il jette son dévolu sur le trom­bone « parce que les notes peu­vent se trou­ver à l’oreille, sans avoir à les lire. » Trom­bone auto­di­dacte, et même anal­phabète, il joue dans le style tail­gate (le gars qui joue assis à l’arrière de la plate-forme du camion), en approchant la note par le bas et en mon­tant jusqu’à ce qu’elle soit juste.

La sor­tie de l’X ouvre une par­en­thèse de plusieurs décen­nies. Pour le 50ème anniver­saire de la pro­mo, les kessiers sug­gèrent de ressus­citer le petit orchestre. Il prend le nom de Dix­ieland Seniors : seniors parce que les musi­ciens de l’époque, tous de la pro­mo 45, sont devenus sep­tu­agé­naires ; et Dix­ieland, parce que c’est le pays du jazz New Orleans, par allu­sion à la ligne Dixon – Mason qui séparait le Nord Yan­kee du Deep South. Il n’échappera à per­son­ne que le Dix­ieland con­tient un X au milieu de son nom.

Bretelles et nœuds papil­lons rouges –couleur de leur pro­mo – en guise d’uniforme, les jeunes sep­tu­agé­naires ne vont plus se quit­ter – sauf hélas pour cause de décès ou d’incapacité. Ceux qui s’en vont sont rem­placés par des musi­ciens coop­tés pour leur tal­ent et leur état d’esprit. Leur devise : « Jouer sérieuse­ment sans se pren­dre au sérieux ». Leur groupe fait mieux : à peine recon­sti­tué, il est appelé à rem­plac­er un orchestre défail­lant au Petit-Jour­nal-Saint-Michel. « On nous aurait pro­posé la Phil­har­monique de Berlin que ça ne nous aurait pas fait plus d’effet. ». Essai trans­for­mé. Depuis dix-huit ans, il s’y pro­duit tous les mois. « Le jazz New Orleans est une fontaine de jou­vence, car non seule­ment il faut jouer, mais il faut aus­si écouter les autres, s’adapter à leur jeu, les accom­pa­g­n­er. On impro­vise en ten­ant compte de ce qu’on entend du voisin. Le grand Celi­bidache dis­ait que le jazz New Orleans était la meilleure école d’écoute qui fût. »

Mais que s’était-il passé pen­dant cette par­en­thèse de cinquante ans ? Eh bien, François a con­duit une car­rière assez orig­i­nale de cap­i­taine d’industrie, mar­quée par la var­iété dans la con­ti­nu­ité. Au sor­tir de l’X, il entre à l’Union Européenne, banque d’affaire du Groupe Schnei­der. Celle-ci l’envoie tro­quer son col blanc con­tre un col bleu dans une fil­iale indus­trielle, la Somua. Là, l’étiquette de ban­quier lui colle à la peau. Pour se laver de ce péché orig­inel, il demande un stage ouvri­er de longue durée pour s’initier à la pro­duc­tion. Stage inter­rompu au bout de six mois car il est appelé en urgence à redress­er un ser­vice de petit out­il­lage qui croule sous des stocks pléthoriques par rap­port aux ventes. Mis­sion large­ment entamée en quelques mois : « J’ai été aidé par les con­seils d’un cama­rade de la 44 qui était dans le méti­er. J’ai d’ailleurs réus­si à l’attirer à la Somua où il a repris ce ser­vice, regroupé avec d’autres. »

Il dirige alors les ser­vices d’achat, d’ordonnancement et de ges­tion des stocks : « La guerre, l’Occupation, puis l’Épuration avaient décimé l’encadrement, et nous fai­sions par­tie des class­es creuses. On n’hésitait pas à con­fi­er plusieurs ser­vices à des jeunes gens de 26 ans ».

Qua­tre ans après, il est rap­pelé à l’Union Européenne, en qual­ité d’ingénieur-conseil. Il s’y ennuie d’abord, « reporter en attente de reportage », puis se voit con­fi­er des chiens écrasés, mis­sions dans des sociétés en sit­u­a­tion pré­caire. Dans une con­server­ie d’escargots, dans une fab­rique de fusils de chas­se, dans une société de bâti­ments pré­fab­riqués en bois. Un inven­taire à la Prévert. « A chaque fois, il s’agissait de dynamiser les ventes et de dénich­er un bon leader ».

En 1954, on l’envoie chez Métafram, fil­iale de la Banque et de Péchiney, au bord du dépôt de bilan. Cette PME de 300 per­son­nes en perdi­tion est spé­cial­isée dans le frit­tage des métaux, tech­nolo­gie qui com­mence à intéress­er les grands de l’automobile et de l’armement. « J’ai eu de la chance. Je suis arrivé au moment où l’on pas­sait de la phase des préséries à celle des séries. » Dans cette con­jonc­ture plus favor­able, François glane des con­trats. L’entreprise est sauvée et se développe. Péchiney reprend la total­ité du cap­i­tal, mais demande à l’Union Européenne de lui prêter François pour quelques années.

C’est l’époque des débuts de la sépa­ra­tion iso­topique de l’uranium, pri­or­ité stratégique. Au CEA, sous la houlette de Robert Gal­ley, une poignée d’X d’exception, Claude Fré­jacques, Georges Besse et Michel Pec­queur, y tra­vail­lent d’arrache-pied. Métafram leur soumet un pro­to­type de mem­brane en nick­el frit­té. Ils s’y intéressent. Pour mon­tr­er le dynamisme de cette équipe, François évoque un ven­dre­di, avant-veille de Pâques, où Georges Besse l’a con­vo­qué pour lui deman­der de s’engager, le mar­di suiv­ant, à met­tre sur pied dans les deux mois un ate­lier de présérie pour pro­duire ces mem­branes. Jamais il n’en a été ques­tion jusque-là. Deux mois plus tard un com­man­do de 40 per­son­nes (détachées, embauchées, prêtées) est opéra­tionnel, dans des locaux pré­fab­riqués, instal­lés sans per­mis. Gal­ley et Besse étaient des fon­ceurs. La sépa­ra­tion iso­topique était un enjeu nation­al. On réal­i­sait et on régu­lar­i­sait après.

En 1960, il est envoyé dans une autre fil­iale, Ensa, où il décou­vre le méti­er encore bal­bu­tiant de l’exportation d’ensembles indus­triels. « C’était nou­veau, les dirigeants du groupe m’ont jugé assez atyp­ique pour pou­voir m’adapter. Volon­taire d’office ! On ne m’a pas même demandé si je par­lais anglais. »

Il est resté 23 ans à Ensa, devenu Creusot-Loire Entre­pris­es ; 23 ans pen­dant lesquels il se voit comme un canoéiste descen­dant un rapi­de, occupé à don­ner des coups de pagaie à droite et à gauche. « On avait beau­coup d’emmerdements, mais on ne s’ennuyait jamais. » Pas le temps de caress­er le trom­bone. Il trou­ve tout de même le temps de voir pouss­er ses trois enfants. Quitte à trich­er avec le cal­en­dri­er. « Un 20 décem­bre, les acheteurs roumains exi­gent ma présence pour des négo­ci­a­tions finales. Fatale­ment, cela me privera d’un Noël avec les miens. Mais nos enfants étaient petits, et ma femme a réus­si à les tenir en haleine en leur dis­ant que le Père Noël viendrait peut-être le lende­main… De retour à la mai­son dans la nuit de la Saint-Sylvestre, j’ai pu fêter ‘Noël’ en famille au matin du Nou­v­el An. »

Il a ven­du et réal­isé des usines dans plus de 50 pays, aus­si bien aux Sovié­tiques, durs dans la négo­ci­a­tion, mais impec­ca­bles pen­dant la réal­i­sa­tion, qu’aux Iraniens sub­tils et charmeurs, mais sou­vent déroutants. Indépen­dam­ment des men­tal­ités, il fal­lait tenir compte du cli­mat, des régimes poli­tiques, des sys­tèmes admin­is­trat­ifs, du niveau de développe­ment (ou de sous-développe­ment). La géopoli­tique n’était jamais très loin.

L’aventure s’achève bru­tale­ment en 1983. François, alors PDG de Creusot-Loire Entre­pris­es, est sèche­ment remer­cié par Didi­er Pineau-Valen­ci­enne qui a pris un an plus tôt la place de Philippe Boulin. « Diver­gences stratégiques ». Il a réus­si à dis­suad­er Didi­er Pineau-Valen­ci­enne de faire absorber Creusot-Loire Entre­pris­es par une autre société du groupe Empain Schnei­der, Spie Batig­nolles, con­cur­rente de longue date. « Les rival­ités internes sont les plus féro­ces. » Il pro­pose en vari­ante le rachat par Tech­nip. Finale­ment, cette solu­tion sera retenue, mais François n’en sera plus.

Il se met alors à son compte comme con­sul­tant. Son pre­mier con­trat con­cerne le redresse­ment d’une société d’optique et d’optronique mil­i­taire, Sopelem, qui vient de dépos­er le bilan. Retour aux PME en dif­fi­cultés de sa jeunesse ! Il y restera 10 ans. Aujourd’hui, ces activ­ités font par­tie du groupe Safran.

En 1993, à 68 ans, François rac­croche pour de bon. « A moi la musique et l’écriture ! ». Il écrit un pre­mier livre, La digue de sable, par­tielle­ment inspiré par l’histoire de sa famille. Cette chronique de l’avant-guerre est suiv­ie par deux autres romans, Blues en Si bémol et Un por­trait peut en cacher un autre. Un qua­trième sera pub­lié au début de 2016 et un cinquième est en voie d’achèvement.

Par­al­lèle­ment, c’est l’aventure des Dix­ieland Seniors. François con­tin­ue à nav­iguer sans com­plex­es dans le fleuve de la vie. Les exem­ples ne lui ont pas man­qué. Son père exerçait encore comme expert ou comme arbi­tre, à l’âge de 91 ans ; il allait sur les chantiers et pra­ti­quait assidu­ment le golf dans lequel il avait débuté à 70 ans. Son beau-père, Robert Gibrat, major de la pro­mo X 22, se tenait jusqu’à sa mort à 76 ans par­faite­ment au fait des dernières décou­vertes math­é­ma­tiques, et étu­di­ait les car­ac­tères chi­nois après avoir appris à par­ler cette langue. Lui-même, trom­bon­iste auto­di­dacte, rap­pelons-le, a com­mencé à pren­dre des leçons bien après 80 ans, et il a fait beau­coup de pro­grès depuis lors. « On peut appren­dre et pro­gress­er à tout âge. Et cela conserve. »

Au milieu des jeunes, il a la même aisance. Les Dix­ieland Seniors se pro­duisent régulière­ment au Bôbar « pour leur faire con­naître le New Orleans qu’on ne joue plus assez à la radio ou à la télé ». François a un faible pour la jeune généra­tion. Il lui recon­naît cer­tains défauts. En matière de cul­ture générale d’abord. « Mes par­ents et mes grands-par­ents m’avaient beau­coup apporté dans ce domaine. Mais la cul­ture, c’est sou­vent le passé, et pour eux le passé est sans impor­tance. Il est vrai que ce sont aus­si les pre­miers petits-enfants qui enseignent quelque chose à leurs grands-par­ents (en l’occurrence l’informatique). Cela change la donne. Ils vivent dans l’instant. Quand ils vous posent un lapin, ils s’en excusent d’un mot sans s’imaginer qu’ils ont pu vous bless­er. D’ailleurs, dans le cas inverse, ils effacent l’ardoise dès que l’autre s’est déclaré désolé. Ils zap­pent de plus en plus vite. L’art d’être grand-père devient difficile. »

En revanche, François se félicite de voir l’esprit entre­pre­neur­ial envahir la généra­tion mon­tante. Il admire sa capac­ité à con­duire sa vie en toute indépendance.

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