Fin d’une liaison

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°555 Mai 2000Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Un jour, presque par hasard, vous met­tez sur la pla­tine de vôtre lec­teur de disques une musique qui a été jadis, une de vos pas­sions, et que vous n’a­vez pas écou­tée depuis plu­sieurs années. Et une immense décep­tion vous attend : ce n’é­tait donc que cela ! Ain­si, pour quelques-uns d’entre nous, de cer­taine sym­pho­nie de Bee­tho­ven, d’un concer­to de Vival­di, d’un opé­ra de Wag­ner, qui tombent d’au­tant plus haut que nous les avions pla­cés, autre­fois, sur un piédestal.

Bien sûr, nous nous refu­sons à croire que nous avons chan­gé, ou plu­tôt nous nous réjouis­sons que notre goût soit deve­nu plus sûr, que notre sens cri­tique se soit affi­né ; plus jamais nous ne per­drons notre temps, pré­cieux et comp­té, à de telles musiques lourdes, sim­plistes, ou sur­an­nées, alors que nous avons tant d’œuvres de Brahms, de Fau­ré, de Bar­tok ou Schoen­berg, à réécou­ter ou à décou­vrir, etc.

Et nous tour­nons une page pour tou­jours, per­sua­dés qu’il n’en sera jamais de même pour nos amours musi­cales du moment.

Or, il n’en va pas ain­si – fort heu­reu­se­ment – de nos pas­sions anciennes en musique, et nous res­tons fidèles à bien des œuvres que nous avons aimées et qui. pour nous, résistent à l’u­sure du temps.

Mendelssohn, Bach, et Schubert/Liszt par Perahia

Les romances sans paroles figurent par­mi les pièces les plus rabâ­chées de la lit­té­ra­ture pia­nis­tique : tout pia­niste ama­teur a joué l’une ou l’autre de ces petites œuvres exquises, publiées au début des années 1830. Le pro­blème. avec la plu­part des inter­pré­ta­tions dis­co­gra­phiques, est que les pia­nistes les enre­gistrent sou­vent à pre­mière lec­ture ou presque, et que le résul­tat est plat.

Mur­ray Per­ahia a choi­si 14 d’entre elles1, et les inter­prète réel­le­ment, c’est-à- dire les joue après une étude appro­fon­die : et voi­ci que, à l’in­verse des décep­tions des amours anciennes, l’on découvre des joyaux insoup­çon­nés là où l’on avait gar­dé le sou­ve­nir de bluettes : c’est aus­si fort que Schu­mann, aus­si beau que Schu­bert. De Schu­bert, pré­ci­sé­ment, Per­ahia joue sur le même disque les arran­ge­ments que Liszt fit de quatre de ses lie­der, arran­ge­mets où il y a plus de Liszt que de Schu­bert, mais dont l’un au moins, le Roi des aulnes, emporte l’adhé­sion et même l’en­thou­siasme. Le disque com­mence par quatre cho­rals de Bach, trans­crits (et non arran­gés) par Buso­ni, Wachet auf, ruft uns die Stimme, Nun komm, der Hei­den Hei­land, Nun Freut euch, lie­ben Chris­ten, et lch ruf” zu dir, Herr Jesu Christ. Là, c’est le bon­heur total, la plé­ni­tude, la séré­ni­té abso­lue. Au total, Per­ahia est bien l’un des tout pre­miers, le digne suc­ces­seur de Richter.

Rachmaninov et Tcaïkovski par Mikhaïl Rudy

Autres œuvres ultra-jouées, les quatre concer­tos et la Rap­so­die sur un thème de Paga­ni­ni de Rach­ma­ni­nov et le 1er de Tchaï­kovs­ki que Mikhaïl Rudy enre­gis­tra en 1990 avec le Phil­har­mo­nique de Lenin­grad/­Saint-Péters­bourg diri­gé par Mariss Jan­sons et que l’on réédite aujourd’­hui2.

On a dit que Tchaï­kovs­ki et, plus tard, Rach­ma­ni­nov avaient écrit de la » musique de film » (ce qui se vou­lait iro­nique mais l’est moins aujourd’­hui où les musiques écrites pour le ciné­ma sont jouées au concert).

Bien sûr ces œuvres sont l’ar­ché­type du roman­tisme finis­sant (pour Tchaï­kovs­ki) et attar­dé (pour Rach­ma­ni­nov). Mais la pos­té­ri­té a rare­ment tort, et n’im­porte laquelle de ces œuvres a aujourd’­hui plus de faveur auprès des ama­teurs de concerts ou de disques que la plu­part des œuvres qui leur furent comem­po­raines et qui se vou­laiem en rup­ture avec le pas­sé. C’est qu’elles sont super­be­ment écrites et orches­trées, et que, venant après nombre d’œuvres de l’é­poque roman­tique, elles ont inno­vé par leurs thèmes, leur ryth­mique, leurs har­mo­nies (pour Rach­ma­ni­nov); et qu’elles chantent mer­veilleu­se­ment dans la mémoire, sans prendre une ride.

Mais il faut les jouer avec brio, ce qui est rela­ti­ve­ment facile si l’on pos­sède la tech­nique, et avec au moins autant de finesse que les Concer­tos de Brahms et Schu­mann, ce qui est moins simple et beau­coup plus rare. Mikhall Rudy, pia­niste extra­or­di­nai­re­ment sub­til (écou­tez ses Inter­mez­zi de Brahms et sa Valse de Ravel), et russe par ailleurs, est l’in­ter­prète idéal pour ces œuvres qui ne sup­portent pas la bana­li­té. Une qua­si-redé­cou­verte et un régal, véritablement.

Vivaldi – Piazzolla par Gidon Kremer

De tous les com­po­si­teurs que l’on a aimés autre­fois, Vival­di est sans doute celui qui réserve le plus de décep­tions poten­tielles. Ses qua­li­tés essen­tielles – le brio, l’in­ven­tion. le foi­son­ne­ment – appa­raissent comme sur­faites, l’on découvre ses .. ficelles « , et les excès dont les Sai­sons ont fait l’ob­jet depuis que I Musi­ci les révé­laient à nombre de dis­co­philes (y com­pris leur uti­li­sa­tion comme musique d’at­tente dans nombre de PABX, qui pousse à l’exas­pé­ra­tion), contri­buent à un rejet somme tOUle injuste.

Ce sont pré­ci­sé­ment les Quatre Sai­sons que Gidon Kre­mer, avec son propre orchestre de chambre (cordes), dénom­mé drô­le­ment Kre­me­ra­ta Bal­ti­ca, s’est mis en devoir de renou­ve­ler, sans les chan­ger. mais en les asso­ciant aux Cua­tro sta­ciones por­te­nas (les Quatre Sai­sons de Bue­nos Aires) d’As­tor Piaz­zol­la3, avec les­quelles elles s’in­ter­pé­nètrent, le Prin­temps de Vival­di sui­vi du Vera­no Por­te­no qui pré­cède l’É­té, etc., et le Prin­temps de Piaz­zol­la, la Pri­ma­ve­ra Por­te­na, ter­mi­nant l’ensemble.

D’a­bord, Kre­mer joue super­be­ment Vival­di, dépous­sié­ré, presque tzi­gane (et pas du tout baroque), et ses col­lègues sont de pre­mière gran­deur. Du coup, Vival­di appa­rail moderne et neuf. Et la musique de Piaz­zol­la, où l’ab­sence du ban­do­néon, ôtant le côté » canaille « . ajoute à l’u­ni­ver­sa­li­té, est beau­coup plus sub­tile que les tan­gos et milon­gas aux­quels nous sommes habitués.

Enfin Kre­mer joue Piaz­zol­la comme il joue Vival­di, avec la même sono­ri­té, les mêmes struc­tures orches­trales, les mêmes basses en par­ti­cu­lier, d’ou une uni­té inat­ten­due. Ce mélange, loin de cho­quer (il est d’ailleurs tout à fait dans l’es­prit de l’é­poque de Vival­di), se révèle qua­si génial : une petite mer­veille. À boire, si l’on peut dire, avec tequi­la, citron vert, et sel.

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1. 1 CD SONY CB 801.
2. 3 CD EMI 7 5423227 54880 25 55188 2.
3. 1 CD NONE$UCH 79568 2.

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