« Face à l’urgence climatique, il nous faut fixer des priorités et explorer toutes les pistes »

Dossier : Vie des entreprisesMagazine N°788 Octobre 2023
Par Pâris MOURATOGLOU (X60)

Depuis 45 ans, Pâris Mou­ra­to­glou (X60) a été en pre­mière ligne du déve­lop­pe­ment des éner­gies renou­ve­lables. Dans cet entre­tien, il dresse pour nous un état des lieux et nous en dit plus sur son groupe EREN et sa contri­bu­tion à la construc­tion d’un monde décar­bo­né. Rencontre.

Vous évoluez dans le monde des énergies renouvelables depuis 1978. Comment ce secteur s’est-il développé au fil des années ? Qu’avez-vous pu observer à votre niveau ?

Jusqu’à la révo­lu­tion indus­trielle, toutes les éner­gies étaient renou­ve­lables ! Le che­val, la force mus­cu­laire, les mou­lins à eau et à vent… Il y a près de deux siècles, la révo­lu­tion indus­trielle a per­mis l’émergence et le déve­lop­pe­ment de nou­velles sources d’énergies : le char­bon, puis plus tard, le pétrole et le gaz, qui ont per­mis d’accélérer le déve­lop­pe­ment de nos sociétés. 

Ces éner­gies dites fos­siles ont occul­té les renou­ve­lables. Ce n’est qu’à par­tir de la seconde moi­tié du XXe siècle que nous avons com­men­cé à redé­ve­lop­per les éner­gies renou­ve­lables pour des rai­sons qui, à l’époque, n’étaient en rien éco­lo­giques ou envi­ron­ne­men­tales ! L’idée était alors de cas­ser les mono­poles des com­pa­gnies élec­triques. Ce renou­veau des éner­gies renou­ve­lables avait éga­le­ment été pous­sé par le Club de Rome et son hypo­thèse que les res­sources fos­siles étaient limi­tées et que nos éco­no­mies devaient trou­ver un com­plé­ment à ces ressources. 

En matière de pro­mo­tion et de déve­lop­pe­ment des éner­gies renou­ve­lables, la France a, par ailleurs, été pré­cur­seur avec la loi de 1955 qui a obli­gé EDF à ache­ter de l’énergie hydro­élec­trique à un prix défi­ni sur le long terme. La loi a per­mis d’apporter une forme de réponse à deux pro­blèmes propres aux éner­gies renou­ve­lables : le prix et l’intermittence. Ce sys­tème dit de « feed-in tariff » a, par la suite, été adop­té par de nom­breux pays à tra­vers le monde.

Dans les deux décen­nies sui­vantes, les éner­gies renou­ve­lables se sont prin­ci­pa­le­ment déve­lop­pées dans les pays qui ont mis en place ce sys­tème de sub­ven­tions. Ce contexte a per­mis de faire des avan­cées abso­lu­ment colos­sales sur le plan tech­no­lo­gique. En 15 ans, le prix du kilo­watt­heure pho­to­vol­taïque a été divi­sé par 10. En 1991, les éoliennes fai­saient un maxi­mum de 35 mètres de hau­teur. Aujourd’hui elles en font plus de 150, ont des pales de 120 mètres de long et leur puis­sance peut atteindre 15 mégawatts !

À l’heure de la lutte contre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique, les éner­gies renou­ve­lables sont deve­nues une éner­gie fon­da­men­tale au ser­vice de la décar­bo­na­tion du monde. 

Dans ce cadre, comment se positionne le groupe EREN ?

Avec mon asso­cié William Krie­gel, nous avons eu l’opportunité de par­ti­ci­per à cette his­toire en France, en Europe et aux États-Unis. Par la suite, en par­te­na­riat avec EDF et plus récem­ment Tota­lE­ner­gies, nous nous sommes déve­lop­pés sur les cinq conti­nents. Mais ces par­te­na­riats se sont ins­crits dans une démarche plus large de décar­bo­na­tion, qui m’a conduit dès 1978 à la créa­tion de ce qui est aujourd’hui le groupe EREN. Son péri­mètre d’action actuel s’articule autour de trois acti­vi­tés : les éco­no­mies d’énergie, la pro­duc­tion d’énergie renou­ve­lable, le sto­ckage d’énergie.

Jusqu’en juillet 2023 nous avons déve­lop­pé la pro­duc­tion d’énergie renou­ve­lable éolienne et pho­to­vol­taïque dans plus de 25 pays avec Tota­lE­ner­gies. Mais nous pro­dui­sions par ailleurs, et conti­nuons donc de pro­duire, de l’énergie ther­mique renou­ve­lable pour les bâti­ments domes­tiques, ter­tiaires ou com­mer­ciaux. Nous avons notam­ment déve­lop­pé, via notre filiale Accen­ta, un pro­cé­dé de géo sto­ckage inno­vant qui per­met de réduire de plus de 70 % la consom­ma­tion d’énergie d’un bâti­ment sans pro­cé­der à une réno­va­tion de son enve­loppe ! Nous sommes par ailleurs actifs dans la récu­pé­ra­tion de la cha­leur fatale des pro­ces­sus indus­triels. Et parce que la pro­duc­tion d’énergie ther­mique renou­ve­lable néces­site du sto­ckage, nous avons aus­si dans notre por­te­feuille des socié­tés dans le sto­ckage de froid ou de chaleur.

Mais le champ de nos acti­vi­tés est encore plus large. Nous sommes ain­si action­naire de deux socié­tés qui déve­loppent des pro­jets de petites cen­trales nucléaires : NAAREA et JIMMY ENERGY. Nous nous déve­lop­pons dans le domaine de l’hydrogène, en pro­dui­sant par exemple des élec­trons verts à des endroits recu­lés du monde et donc sans en pri­ver aucun réseau élec­trique, afin de pro­duire de l’hydrogène véri­ta­ble­ment vert. Et nous nous ren­for­çons dans la pro­duc­tion de bio-méthane et de car­bu­rants bio en général.

Enfin, je ne peux pas par­ler du groupe EREN sans men­tion­ner son pôle Musique en asso­cia­tion avec le groupe Les Echos, et son pôle Sport, avec l’Académie de Ten­nis Mou­ra­to­glou bien sûr, mais aus­si la com­pé­ti­tion Ulti­mate Ten­nis Show­down (UTS) !

En quoi votre approche et votre stratégie sont-elles différenciantes et à forte valeur ajoutée alors que le développement des énergies renouvelables représente un enjeu stratégique dans un contexte où le dérèglement climatique s’accélère ?

Sur le mar­ché de l’énergie, nous avons la par­ti­cu­la­ri­té d’être une socié­té à capi­taux entiè­re­ment pri­vés, qui finance donc les inves­tis­se­ments avec ses fonds propres et dans une logique de long terme. Ceci nous per­met d’être plus flexible, mais aus­si de pou­voir prendre des risques que les fonds d’investissement ne pour­raient pas for­cé­ment prendre. 

En paral­lèle, nous avons tou­jours été ouverts sur l’international, ce qui per­met d’équilibrer le por­te­feuille de pro­jets, d’optimiser les finan­ce­ments et, in fine, de se déve­lop­per plus vite.

Enfin, au cours des quatre décen­nies, notre entre­prise et sa vision ont été capable d’attirer des grands par­te­naires : la Com­pa­gnie Géné­rale des Eaux, Lazard, EDF et Tota­lE­ner­gies in fine. C’est un vec­teur de cré­di­bi­li­té très impor­tant pour notre groupe. 

Quelques mots sur les projets que vous avez développés.

Nous avons déve­lop­pé des pro­jets de petite taille, d’une puis­sance moyenne de 15 méga­watts. Nous avons, par exemple, tra­vaillé un pro­jet de 15 méga­watts solaires dans une mine d’or au Bur­ki­na-Faso, un site iso­lé qui n’est pas rat­ta­ché au réseau et qui est même pro­té­gé par l’Armée. Le prin­ci­pal défi tech­nique sur ce pro­jet a été de pal­lier l’intermittence du pho­to­vol­taïque. Pour y faire face, nous avons ren­for­cé l’installation avec un sys­tème de sto­ckage d’énergie. Nous pou­vons aus­si nous posi­tion­ner sur des pro­jets de plus grande taille, comme en Inde, où nous avons déve­lop­pé une cen­trale de 450 méga­watts pho­to­vol­taïque. Au fil des années, nous avons déve­lop­pé plus d’une cen­taine de cen­trales en acti­vi­té dans 25 pays. 

Selon vous, quels sont les freins et enjeux qui persistent en matière de développement des énergies renouvelables ?

Le prin­ci­pal frein est l’acceptabilité de ces pro­jets par l’opinion publique. Selon les pays, le rap­port aux éner­gies renou­ve­lables dif­fère. Aux États-Unis, nous avions ren­con­tré une résis­tance au déve­lop­pe­ment des cen­trales hydro­élec­triques. En France, les pro­blèmes d’acceptabilité concernent prin­ci­pa­le­ment l’éolien, même si le pho­to­vol­taïque n’est pas épargné ! 

Le deuxième frein est lié à l’intermittence des éner­gies renou­ve­lables et la ques­tion du sto­ckage. Tant que l’on ne dépasse pas 30 à 40 % de renou­ve­lables sur les réseaux élec­triques, ces der­niers peuvent faire face au phé­no­mène d’intermittence grâce à des moyens de sto­ckage, la mise en route de cen­trales de gaz… Mais, un fois qu’on dépasse le cap des 50 %, et si on ambi­tionne d’aller jusqu’à 100 %, des moyens com­plé­men­taires vont être néces­saire pour gérer l’intermittence. Alors qu’on envi­sage une sor­tie du gaz et que, pour pro­duire de l’hydrogène vert, il y a un besoin impor­tant d’électricité verte, donc renou­ve­lable, l’intermittence reste aujourd’hui le prin­ci­pal frein sur le plan tech­nique et technologique. 

Votre actualité est marquée par le rachat de Total Eren par TotalEnergies en juillet dernier. Comment vous projetez-vous aujourd’hui ?

Nous res­tons très actifs sur nos trois métiers : les éco­no­mies d’énergie, la pro­duc­tion d’énergie renou­ve­lable ther­mique qui a encore un impor­tant poten­tiel de déve­lop­pe­ment, et le stockage. 

Sur ces seg­ments, notre ambi­tion est de deve­nir un acteur mon­dial, comme nous avons réus­si à l’être pour le pho­to­vol­taïque et l’éolien électrique. 

Et pour conclure, des pistes de réflexion à partager avec nos lecteurs ?

Nous devons faire face à l’urgence cli­ma­tique qui se tra­duit par le réchauf­fe­ment de la pla­nète. Tous les pays vont être affec­tés par ce phé­no­mène, à des échelles dif­fé­rentes. Il nous faut aujourd’hui accé­lé­rer la décar­bo­na­tion de nos sys­tèmes éner­gé­tiques et enga­ger tous les pays dans cette démarche. Si en Europe, la dyna­mique est lan­cée, cela n’est pas for­cé­ment le cas dans le monde entier. En paral­lèle, se pose aus­si la ques­tion de la neu­tra­li­té car­bone, car tant que nous conti­nue­rons à émettre du CO₂, la pla­nète conti­nue­ra à se réchauffer. 

Enfin, face à l’urgence cli­ma­tique, il nous faut fixer des prio­ri­tés et explo­rer toutes les pistes : le renou­ve­lable ne fera pas tout, et on ne pour­ra pas se pas­ser de nucléaire ! Avec les nou­velles tech­no­lo­gies, le renou­ve­lable et le nucléaire, il nous faut construire, dès aujourd’hui, le mix décar­bo­né de demain ! 

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