Expérience client : une réalité

Dossier : Entreprise et managementMagazine N°628 Octobre 2007Par Grégory GARNIER (94)Par François de LESQUEN (99)

Pourquoi seul un client sur dix se dit sat­is­fait de son expéri­ence client alors que sur le même thème il se dit con­va­in­cu d’of­frir une excel­lente expéri­ence. D’où provient cet écart de perception ?

D’abord, un grand nom­bre d’ini­tia­tives de crois­sance aliè­nent pure­ment et sim­ple­ment les clients exis­tants. En mul­ti­pli­ant frais annex­es, com­mis­sions tatil­lonnes et autres sources de « mau­vais prof­its » pour gon­fler leur chiffre d’af­faires, cer­taines entre­pris­es se met­tent à dos des acheteurs jusque-là fidèles et renta­bles. Intu­it, l’édi­teur de logi­ciels, a voulu sur­mon­ter ain­si en 2001 une panne de crois­sance en aug­men­tant le coût de son ser­vice d’as­sis­tance télé­phonique et en lim­i­tant ses licences de logi­ciels à un seul ordi­na­teur. Ses clients ont com­mencé à fuir vers la con­cur­rence et cet inci­dent de par­cours est devenu une crise majeure.

D’autres entre­pris­es con­cen­trent toute leur atten­tion sur l’ac­qui­si­tion de nou­veaux clients, en nég­ligeant leurs clients exis­tants. Dans le monde des grands con­trats d’in­fra­struc­ture et d’équipements, la règle implicite veut que les clients nationaux cap­tifs « sub­ven­tion­nent » la con­quête de nou­veaux clients étrangers à prix cassés… Et dans votre banque, le bon client que vous êtes finance sans le vouloir la chas­se aux nou­veaux clients à coûts d’emprunts immo­biliers défi­ant toute concurrence.

Ensuite, il faut recon­naître la réelle dif­fi­culté à créer une expéri­ence client claire­ment dif­féren­ciée. Com­ment com­pren­dre ce que le client veut vrai­ment, et le traduire en réal­ité tan­gi­ble ? Com­ment faire évoluer le pro­duit et le ser­vice en fonc­tion des attentes ? Com­ment dis­cern­er la vraie « voix du client » dans une cacoph­o­nie d’é­tudes de marché et de seg­men­ta­tions com­pliquées ? AG Lafley, prési­dent de Proc­ter & Gam­ble, souligne le prob­lème : « Je me sens comme un disque rayé à force de répéter « il faut se con­cen­tr­er sur le client »… Je ne crois pas que toutes les répons­es sont inscrites dans les chiffres. Il faut savoir sor­tir de son bureau, observ­er et écouter. »

L’ex­cel­lence dans l’ex­péri­ence client n’est pas une spé­cial­ité française. Faites le test : à quand remonte votre dernière expéri­ence client vrai­ment « bluffante » ? à votre récent voy­age aux États-Unis ? à votre dernière inter­ac­tion avec Toy­ota ou BMW ? à votre achat du nou­veau per­co­la­teur de Nespres­so ? Les exem­ples pure­ment français ont du mal à remon­ter à la sur­face. Bien sûr, de belles excep­tions survi­en­nent, en par­ti­c­uli­er dans nos secteurs du luxe ou de l’hôtel­lerie… mais en nom­bre trop limité.

Si le nom­bre de clients ent­hou­si­astes explique sou­vent la dif­férence entre baisse du chiffre d’af­faires et explo­sion des ventes, encore trop peu d’en­tre­pris­es font de cette évi­dence une réal­ité opéra­tionnelle et cherchent à pro­cur­er des « moments inou­bli­ables ». Il existe toute­fois des excep­tions ! Et ces entre­pris­es capa­bles d’of­frir une réelle dif­férence s’ac­cor­dent cha­cune à leur façon sur le même objec­tif : traiter les « bons » clients d’une manière telle qu’ils en deman­dent encore et davan­tage et qu’ils recom­man­dent leur four­nisseur à leurs amis. Elles ne se con­tentent donc pas de main­tenir une sat­is­fac­tion molle, elles cherchent au con­traire à créer de véri­ta­bles prosé­lytes. Elles ont com­pris que la crois­sance ne vient pas d’un marais de clients indif­férents, mais d’un vivi­er de clients pleine­ment engagés.

Cette con­vic­tion nour­rit des ambi­tions par­ti­c­ulière­ment exigeantes à tous les stades de la déf­i­ni­tion de l’of­fre et de sa réal­i­sa­tion. Quel serait l’in­térêt pour Adi­das de pro­pos­er une nou­velle offre de chaus­sures de sport haut de gamme si celles-ci se retrou­vent dans des canaux de dis­tri­b­u­tion à bas prix, déval­orisées à coup de rabais pro­mo­tion­nels ? Quel avan­tage pour une com­pag­nie d’as­sur­ances de con­cevoir des ser­vices inno­vants pour ses meilleurs clients si les opéra­teurs de ses cen­tres d’ap­pel n’ont ni la com­pé­tence, ni la moti­va­tion pour en parler ?

Dans l’analyse de la réus­site de l’ex­péri­ence client, on est frap­pé par la capac­ité des entre­pris­es cham­pi­onnes à maîtris­er trois dimen­sions en même temps :

 déf­i­ni­tion de la « bonne » promesse pour les seg­ments clients à fort potentiel,
 développe­ment minu­tieux et « jusqu’au bout » de chaque proces­sus (de la con­cep­tion au ser­vice après-vente) pour trans­former cette promesse en réal­ité sur le terrain,
 déploiement de ces efforts clients dans des sys­tèmes de man­age­ment orig­in­aux et adap­tés, de façon à inscrire la préoc­cu­pa­tion de l’ex­péri­ence client dans l’ADN de l’entreprise.

Définir la bonne promesse client

La plu­part des grandes entre­pris­es accu­mu­lent les études de marché et les seg­men­ta­tions sophis­tiquées. Pour­tant, peu parvi­en­nent à utilis­er cette recherche colos­sale pour répon­dre à la ques­tion essen­tielle : quelles sont les attentes de nos « bons » clients ? Encore moins parvi­en­nent à traduire la réponse en une promesse de valeur vrai­ment différenciée…

Le croise­ment savant de dif­férentes vari­ables, démo­graphiques, économiques, soci­ologiques, peut débouch­er sur des seg­men­ta­tions con­fus­es, com­plex­es, dif­fi­ciles voire impos­si­bles à utilis­er. La sophis­ti­ca­tion des out­ils sem­ble par­fois avoir le détestable effet de faire per­dre de vue le but de l’ex­er­ci­ce : repér­er les poches de rentabil­ité ou de crois­sance durable.

Pris dans le mael­ström de la déré­gle­men­ta­tion, des opéra­teurs de télé­phonie mobile comme Orange ont dû trou­ver la réponse pour éviter de som­br­er. Sous la pres­sion con­cur­ren­tielle, ils ont appris à découper leur gigan­tesque base de clients en un nom­bre lim­ité de seg­ments aisé­ment repérables. En définis­sant aus­si claire­ment ses plate­formes de ser­vice, Orange cherche à ral­li­er toute son organ­i­sa­tion autour de ses pri­or­ités stratégiques et à met­tre ses efforts d’in­no­va­tion sur les « bons » segments.

Il s’ag­it ensuite de définir tous les aspects de l’ex­péri­ence client : non seule­ment les pro­duits et le ser­vice mais aus­si le « dis­posi­tif rela­tion­nel » : vendeurs, per­son­nel d’in­stal­la­tion et d’as­sis­tance tech­nique, site Inter­net, cen­tre d’aide télé­phonique, jusqu’au ser­vice de facturation.

La réus­site d’Ap­ple dans la déf­i­ni­tion de son offre iPod illus­tre magis­trale­ment cette démarche. Chaque com­posante ren­force les autres et cimente la qual­ité de l’ex­péri­ence : une cam­pagne de pub­lic­ité aux couleurs et au graphisme excep­tion­nels, des points de vente raf­finés, les Apple Stores, où la seule préoc­cu­pa­tion sem­ble d’ini­ti­er le vis­i­teur à la richesse de l’ex­péri­ence iPod. Un site de musique en ligne iTunes, dont l’esthé­tique et les fonc­tion­nal­ités reflè­tent par­faite­ment celles du baladeur. Enfin, un con­cept « The Genious Bar », envi­ron­nement con­vivial et virtuel dédié aux ques­tions et astuces d’u­til­i­sa­tion. Sans évo­quer l’in­croy­able arse­nal d’ac­ces­soires qui trans­for­ment l’esthé­tique du pro­duit et élar­gis­sent sa palette d’utilisations.

Les promesses se tiennent sur le terrain

Ce sont les promess­es que l’on tient qui pro­duisent la crois­sance, pas celles que l’on fait. Et les promess­es se tien­nent, ou se per­dent, sur le ter­rain. Ce n’est pas dans les con­seils d’ad­min­is­tra­tion qu’on rem­plit ou qu’on trahit son engage­ment envers le client. Pour pass­er de la promesse à la réal­ité, deux bonnes pra­tiques font leur preuve : d’abord, la mise en place de proces­sus per­me­t­tant aux dirigeants d’é­couter régulière­ment la vraie voix du client. Ensuite, le déploiement d’équipes inter­fonc­tion­nelles chargées de veiller à ce que le client ait des con­tacts agréables et effi­caces avec l’en­tre­prise, quelle que soit la per­son­ne avec qui il par­le. Rien de plus frus­trant et de plus irri­tant que de s’en­ten­dre dire « désolé, mon ser­vice ne peut rien pour vous, rap­pelez demain ».

Fear­gal Quinn, fon­da­teur de la chaîne irlandaise de supérettes Superquinn, s’est fixé comme règle d’ar­pen­ter une fois par mois les allées de cha­cun de ses mag­a­sins pour ren­con­tr­er les clients. Deux fois par mois, il en invite quelques-uns à une table ronde où tous les sujets sont abor­dés : niveau de ser­vice, prix, pro­preté, ray­on­nage, pro­mo­tions, nou­veautés… C’est l’oc­ca­sion pour le dirigeant de sug­gér­er en temps réel des ajuste­ments et d’é­val­uer la qual­ité du tra­vail de ses respon­s­ables. Mais, égale­ment de les sanc­tion­ner si néces­saire. C’est ce qui a per­mis un jour à Quinn de s’in­ter­pos­er à temps face à un nou­veau respon­s­able de mag­a­sin trop zélé qui avait décidé de garder en ray­on du pain cuit jusqu’à vingt-qua­tre heures aupar­a­vant pour économiser quelques livres ster­ling… au grand dam des clients !

On mesure, à tra­vers cet exem­ple, l’im­por­tance du man­ag­er de pre­mière ligne. Pas de promesse tenue s’il n’est pas capa­ble de com­pren­dre en pro­fondeur l’é­tat d’e­sprit du client et s’il n’a pas l’au­torité néces­saire pour pren­dre les ini­tia­tives qui comptent le plus. Quelle aubaine alors pour des sociétés comme Harley David­son d’avoir des vendeurs pas­sion­nés de moto.

Créer les conditions managériales pour enthousiasmer le client

Rien n’est plus frag­ile qu’une répu­ta­tion : sans cesse il faut la ren­forcer, la rénover, l’en­tretenir, la faire grandir. Définir la bonne promesse client puis lui don­ner vie n’a de sens que si l’en­tre­prise sait se dot­er des com­pé­tences, des out­ils et des sys­tèmes de man­age­ment qui fer­ont de chaque con­tact client une nou­velle expéri­ence réussie.

Par­mi les sujets impor­tants et déli­cats, citons le choix des objec­tifs et des critères pour mesur­er la per­for­mance des équipes de ter­rain. En la matière, le meilleur côtoie le pire. Il faut saluer la déci­sion de cette banque qui, con­statant le taux impor­tant de défec­tions dès le pre­mier mois, fixe pour objec­tif à ses agences d’ap­pel­er chaque nou­veau client dans la semaine qui suit l’ou­ver­ture d’un compte. Mais que penser de cet opéra­teur de câble qui rémunère ses agents d’as­sis­tance télé­phonique sur le nom­bre d’ap­pels traités quo­ti­di­en­nement ? Les appels clients les plus dés­espérés car les plus com­plex­es sont expédiés. Le souci de résoudre le prob­lème du client passe au sec­ond plan face à l’in­quié­tude de l’opéra­teur de ne pas attein­dre ses objectifs.

Par­venir à une écoute fiable exige le plus sou­vent la mise en place d’un canal d’ex­pres­sion client sim­ple, réguli­er et sys­té­ma­tique. SAS a choisi de faire vot­er une fois par an ses clients sur une liste d’amélio­ra­tions pos­si­bles. Chez eBay, un groupe d’employés spé­ciale­ment for­més analyse en con­tinu les mes­sages des clients et décèle ceux qui néces­si­tent une inter­ven­tion immé­di­ate. Chez Amer­i­can Express, enfin, on appelle sys­té­ma­tique­ment tous les clients qui n’ac­tivent pas rapi­de­ment leur nou­velle carte, pour leur deman­der s’ils ren­con­trent un problème.

Dans le même esprit, le score de pro­mo­tion net n’est rien d’autre qu’un puis­sant out­il d’é­coute qui per­met de mobilis­er toute l’or­gan­i­sa­tion sur l’ex­péri­ence client.

Le stade le plus avancé dans ce domaine est sans doute atteint là où des com­mu­nautés de clients totale­ment impliqués par­ticipent active­ment à l’amélio­ra­tion de l’of­fre. Cette approche a per­mis à Intu­it de se sor­tir bril­lam­ment de l’ornière où il s’é­tait mis au début de cet arti­cle. L’édi­teur de logi­ciels a endigué l’éro­sion de sa part de marché en créant un cer­cle de 6 000 clients, prêts à se com­porter à chaque sol­lic­i­ta­tion comme mem­bres d’un gigan­tesque « focus group » en ligne. Après avoir répon­du à un ques­tion­naire les situ­ant d’un point de vue démo­graphique, ils se classent eux-mêmes en pre­scrip­teurs ou détracteurs puis définis­sent avec leurs pro­pres mots les amélio­ra­tions qui con­tribueraient le plus à la qual­ité de leur expéri­ence. Ce sys­tème a per­mis à Intu­it de mieux seg­menter sa base de clien­tèle, de repenser com­plète­ment son ser­vice d’as­sis­tance tech­nique et de revoir en pro­fondeur sa poli­tique de coupons pro­mo­tion­nels. Intu­it est ain­si par­venu à mul­ti­pli­er le nom­bre de ses clients prosé­lytes et à retrou­ver la com­péti­tiv­ité de ses débuts.

Si ces exem­ples peu­vent être source d’in­spi­ra­tion, il faut rester lucide. Devenir un cham­pi­on de l’ex­péri­ence client requiert une mobil­i­sa­tion totale et con­stante. La démarche implique des efforts impor­tants en infor­ma­tique, en for­ma­tion, en ges­tion du change­ment et, le plus sou­vent, une remise en cause majeure de la cul­ture et des valeurs de l’en­tre­prise. Ce genre d’im­pul­sion ne peut par­tir que d’une con­vic­tion pro­fonde de la direc­tion générale. Mais toutes les direc­tions générales ne regar­dent pas aujour­d’hui l’amélio­ra­tion de l’ex­péri­ence client comme le moteur cen­tral de leur réussite…

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