Exigence

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°709 Novembre 2015Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Au moment où l’exigence et la rigueur – ver­tus poly­tech­ni­ci­ennes s’il en fut – sem­blent remis­es en ques­tion dans nom­bre de domaines, et pas seule­ment dans l’éducation nationale, on peut s’interroger : qu’en serait-il de la cul­ture occi­den­tale si Shake­speare, Racine, Flaubert, Ver­meer, Manet, Bach, Mozart, Debussy, Rav­el, Hitch­cock, Bergman et bien d’autres avaient pra­tiqué la facil­ité et l’à‑peu-près ?

Une œuvre d’art peut-elle exis­ter sans que l’artiste – écrivain, pein­tre, musi­cien, cinéaste – l’ait longue­ment tra­vail­lée et reprise, qu’il en ait élim­iné de nom­breuses ver­sions avant d’être suff­isam­ment sat­is­fait pour l’estimer présentable ?

Fiançailles pour rire

Sous ce nom sym­pa­thique, titre d’un cycle de mélodies de Poulenc sur des poèmes de Louise de Vil­morin, Era­to pub­lie un recueil de mélodies de Fau­ré, Chabri­er, Poulenc, Chaus­son, Duparc, par Nathalie Dessay accom­pa­g­née par Philippe Cas­sard avec, pour l’une d’entre elles, le Quatuor Ébène1.

Il s’agit de pièces qui, éphémères en pre­mière apparence, sem­blent des­tinées au pub­lic léger des salons fin de siè­cle et non au fil­tre exigeant des musi­co­logues et des ama­teurs éclairés d’aujourd’hui. Et pour­tant, écoutez Après un rêve ou Spleen de Fau­ré, Extase de Duparc, Chan­son pour Jeanne de Chabri­er : pas une note qui sem­ble de trop, pas une har­monie que l’on aimerait changer.

Même le pudique Poulenc, qui cherche comme tou­jours à don­ner l’apparence de l’improvisation et de la légèreté, démon­tre comme à son corps défen­dant dans Col­loque qu’il aura fal­lu beau­coup de tra­vail et, sans doute, de ratures, pour par­venir à cette sub­tile simplicité.

Chan­son per­pétuelle, sur un poème de Charles Cros, fut la dernière œuvre de Chaus­son. Sa ligne mélodique exquise, son accom­pa­g­ne­ment très élaboré pour piano et quatuor à cordes, font de cette pièce riche et com­plexe le som­met de l’album.

Deux quatuors de Brahms

CD Quatuor de Brahms par ArtémisAvant de pub­li­er ses trois quatuors, Brahms en aurait, dit-on, détru­it une ving­taine, tous dis­parus aujourd’hui.

Le Quatuor Artemis, l’un des meilleurs d’aujourd’hui, vient d’enregistrer les numéros 1 et 32. Brahms écrit du Quatuor n° 1 à son dédi­cataire, son ami le chirurgien Bill­roth, que sa com­po­si­tion a été « un accouche­ment au forceps ».

Et l’on com­prend à l’écoute qu’il ait atten­du ce quatuor pour le juger digne d’être pub­lié : c’est l’absolue per­fec­tion de la forme, dans la lignée de Beethoven et Mozart, c’est du Brahms que vous iden­ti­fiez dès les pre­mières mesures. Mais c’est surtout l’émotion garantie : comme dans toute la musique de Brahms, la per­fec­tion formelle ne suf­fit pas ; Brahms s’adresse à vous et vous touche au plus pro­fond, avec vos joies et vos mis­ères. Brahms, c’est vous.

Le Quatuor n° 3 est de la même veine, très con­stru­it, émou­vant, très fort. Au total, deux chefs‑d’œuvre, au sens que les arti­sans dignes de ce nom don­naient autre­fois à ce mot.

Deux jeunes interprètes : Rattle et Gavrilov

Simon Rat­tle (qui n’est pas encore « Sir ») a 22 ans, Andrei Gavrilov aus­si. Nous sommes en 1977 et ils enreg­istrent le Con­cer­to pour piano n° 1 de Prokofiev et le Con­cer­to pour la main gauche de Rav­el avec le Lon­don Sym­pho­ny Orches­tra3.

Prokofiev avait 21 ans lorsqu’il com­posa son pre­mier con­cer­to pour piano. Cette con­jonc­tion de trois jeuness­es donne, on pou­vait s’y atten­dre, un résul­tat éblouis­sant : un feu d’artifice.

Le Con­cer­to, à redé­cou­vrir, est le plus bril­lant et aus­si le plus séduisant des cinq de Prokofiev, encore mar­qué par l’héritage de Liszt. Gavrilov, qui a emporté deux ans aupar­a­vant le prix Tchaïkovs­ki et pos­sède une tech­nique d’acier qui fait mer­veille dans les sec­tions per­cu­tantes, dompte sa fougue avec un touch­er de velours et une belle palette de couleurs, et pas seule­ment dans les sec­tions lentes.

Son jeu pré­cis s’épanouit dans les dix pièces de Roméo et Juli­ette qui, sur le disque, suiv­ent le Con­cer­to. Quant à Rat­tle, il rend impal­pa­bles et soyeuses les cordes du LSO. Dans le Con­cer­to pour la main gauche de Rav­el, les deux inter­prètes font preuve exacte­ment des mêmes qual­ités : force con­tenue, poésie onirique.

Rat­tle, comme on le sait, prend la direc­tion du LSO en 2017, retour aux sources. Déjà à 22 ans, il pra­ti­quait beau­coup plus de répéti­tions que ses con­frères, tra­vail­lant et retra­vail­lant telle sec­tion jusqu’à ce qu’il en soit pleine­ment sat­is­fait, comme il le fera par la suite avec le Berlin­er Phil­har­moniker, inter­rompant le tra­vail pour un déje­uner rapi­de et reprenant la répéti­tion sans atten­dre et sans fix­er de lim­ite à l’après-midi.

Au total, la recherche de la per­fec­tion par le tra­vail, l’exigence et la rigueur ne devraient-elles pas être l’impératif de toute œuvre d’art – et, au fond, de toute œuvre tout court ?

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1. 1 CD Erato.
2. 1 CD Erato.
3. 1 CD Warner.

2 Commentaires

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19780167répondre
21 novembre 2015 à 7 h 57 min

Art et rechercher de la perfection

Mer­ci à Jean pour sa chronique, pour ses chroniques en fait, tou­jours pleines d’e­sprit, de pro­fondeur et de musique pour les yeux appelant celle qui charme les oreilles !

Je réagis sur l’idée qu’il développe dans ce texte, à savoir, pour sim­pli­fi­er, que tout chef d’oeu­vre par­ticipe d’une élab­o­ra­tion lente et besogneuse. En fait, c’est vrai pour beau­coup d’en­tre eux : Flaubert a mis, je crois, cinq ans pour écrire “Madame Bovary” alors que cer­tains romanciers sor­tent un opus tous les 2 ou 3 mois. Mais Stend­hal a dic­té à son secré­taire “la Char­treuse de Parme” en trois semaines, en faisant les cent pas dans son cab­i­net de tra­vail… En matière musi­cale, et je sais qu’il s’ag­it d’un domaine que Jean ne dédaigne pas, il y a aus­si tout le jazz qui repose sur l’im­pro­vi­sa­tion, et donc sur une créa­tion instan­ta­née qui ne par­ticipe pas d’un état de ten­sion appliquée, mais plutôt d’un état de grâce. Là où je rejoins Jean, c’est que pour être Stend­hal ou Art Tatum, il faut avoir beau­coup tra­vail­lé. Au final, pas de grande oeu­vre sans un ter­rain prop­ice et un gigan­tesque effort de trans­for­ma­tion, qu’il porte sur l’artiste lui-même ou sur l’oeu­vre qu’il crée.

Ami­tiés polytechniciennes,

François de Lar­rard (78)

19560232répondre
23 novembre 2015 à 10 h 15 min

réponse à François de Larrard

Mer­ci beau­coup à François pour ce com­men­taire. Le jazz, que nous pra­tiquons l’un et l’autre, moi en ama­teur, François en grand pro­fes­sion­nel, et qui fait large­ment appel à l’improvisation,semble effec­tive­ment être un con­trex­em­ple de la recherche de la per­fec­tion par le tra­vail exigeant. Mais est-ce bien cer­tain ? Ecou­tons, par exem­ple, deux inter­pré­ta­tions du même stan­dard par Art Tatum, enreg­istrées à plusieurs années de dis­tance : elles sont non iden­tiques mais très proches : Art Tatum a, au fil des années, amélioré puis sta­bil­isé son inter­pré­ta­tion et ce qui était à l’o­rig­ine peut-être en grande par­tie impro­visé est devenu une oeu­vre où l’im­pro­vi­sa­tion n’oc­cupe qu’une place mar­ginale. Quand, dans un club de jazz, on écoute un cho­rus réelle­ment impro­visé, il est rare que l’on soit impres­sion­né, sauf dans de rares moments de ful­gu­rance géniale. Mais tout le monde n’est pas Char­lie Parker.

Les esquiss­es de Matisse — réel génie — ne valent pas ses tableaux achevés. Stend­hal est un peu long et pro­lixe dans la Char­treuse, à laque­lle on peut préfér­er à bon droit Le Rouge et le Noir, oeu­vre plus tra­vail­lée, et…L’Education sen­ti­men­tale de Flaubert. Vive le génie…et le travail !

Jean Salmona (56)

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