Évolution du climat : le témoignage des glaces polaires

Dossier : La physique au XXIe siècleMagazine N°604 Avril 2005
Par Jean JOUZEL

Le cli­mat est un sys­tème extrême­ment com­plexe régi par de mul­ti­ples inter­ac­tions entre dif­férents réser­voirs (atmo­sphère et sa com­po­si­tion, océan, hydrosphère, cryosphère, biosphère…) et dans lequel inter­vient un très large spec­tre d’échelles de temps (de la journée au mil­lion d’an­nées) et d’e­space (échelle locale, régionale ou glob­ale). Cette com­plex­ité explique que l’é­tat de nos con­nais­sances évolue lente­ment, tout au moins aux yeux du grand pub­lic, car nom­breuses sont les avancées et les décou­vertes qui ont jalon­né notre domaine de recherch­es au cours des quinze dernières années. Ce sont elles qui nour­ris­sent les rap­ports suc­ces­sifs du GIEC.

Mon pro­pos ici n’est pas d’en faire une syn­thèse mais d’il­lus­tr­er, à tra­vers l’ex­em­ple des résul­tats déduits de l’analyse des glaces polaires, com­ment un regard sur les vari­a­tions passées de notre cli­mat est riche d’in­for­ma­tions per­ti­nentes vis-à-vis de son évo­lu­tion future. L’é­tude du cli­mat du passé, domaine dans lequel les équipes français­es sont très actives, s’ap­puie en fait sur un ensem­ble d’archives con­ti­nen­tales, océaniques et glaciaires dont il est facile de met­tre en évi­dence la com­plé­men­tar­ité que ce soit au niveau des échelles de temps ou des paramètres cli­ma­tiques aux­quelles elles don­nent accès. Dans ce con­texte, l’in­térêt des glaces polaires est qu’elles témoignent à la fois des vari­a­tions du cli­mat et de celles de la com­po­si­tion de l’at­mo­sphère, en par­ti­c­uli­er au niveau des prin­ci­paux gaz à effet de serre dont les activ­ités humaines sont en train de mod­i­fi­er les con­cen­tra­tions, le gaz car­bonique, CO2, le méthane, CH4, et le pro­toxyde d’a­zote, N2O. Dans cet arti­cle, je rap­pellerai de façon suc­cincte en quoi les glaces polaires nous per­me­t­tent d’en­richir notre con­nais­sance de l’évo­lu­tion de notre cli­mat et de notre envi­ron­nement et, par là même, con­tribuent au débat sur le réchauf­fe­ment cli­ma­tique. Je con­sacr­erai une sec­onde par­tie aux résul­tats récents obtenus sur les for­ages d’EPI­CA Dome C en Antarc­tique et de North GRIP au Groenland.

Climat et gaz à effet de serre

Rap­pelons tout d’abord que, depuis deux siè­cles, les activ­ités humaines mod­i­fient de façon sen­si­ble la com­po­si­tion de l’at­mo­sphère en CO2, essen­tielle­ment à cause de l’u­til­i­sa­tion de com­bustibles fos­siles, en CH4, à tra­vers l’in­ten­si­fi­ca­tion de l’a­gri­cul­ture et de l’él­e­vage, et en N2O, avec là aus­si une con­tri­bu­tion notable liée aux pra­tiques agri­coles. Bien qu’il s’agisse là de con­sti­tu­ants mineurs de l’at­mo­sphère, de tels change­ments sont sus­cep­ti­bles de mod­i­fi­er le cli­mat car ils con­duisent à une mod­i­fi­ca­tion de l’ef­fet de serre atmo­sphérique. Alors que l’at­mo­sphère est trans­par­ente au ray­on­nement qui arrive du soleil dans le vis­i­ble, les gaz à effet de serre, où la vapeur d’eau et le gaz car­bonique jouent les rôles prin­ci­paux, ont la pro­priété d’ab­sorber le ray­on­nement infrarouge réémis par le sol.

L’évo­lu­tion de la com­po­si­tion de l’at­mo­sphère n’est suiv­ie que depuis quelques décen­nies et c’est une pre­mière con­tri­bu­tion des glaces polaires que de per­me­t­tre, grâce à l’analyse des bulles d’air piégées lorsque la neige sous son pro­pre poids se trans­forme en glace, une remon­tée dans le temps et de don­ner accès aux con­cen­tra­tions atmo­sphériques de ces trois com­posés avant le début de l’ère indus­trielle. Le ver­dict est sans appel : ces mesures mon­trent, qu’en deux siè­cles, celles-ci ont aug­men­té de plus de 30 % pour le CO2, d’en­v­i­ron 15 % pour N2O et plus que dou­blé (+ 150%) dans le cas du méthane.

D’autres com­posés con­tribuent à l’ef­fet de serre tels l’o­zone, les chlo­ro­flu­o­ro­car­bones dont l’emploi s’est dévelop­pé au cours des deux dernières décen­nies, et leurs pro­duits de rem­place­ment. L’ef­fet de serre est en soi très béné­fique : il amène la tem­péra­ture moyenne de la sur­face de la terre à + 15 °C valeur beau­coup plus clé­mente que celle, estimée à — 18 °C, qui pré­vaudrait si ces gaz n’é­taient pas présents dans l’at­mo­sphère. Mais c’est son aug­men­ta­tion, large­ment imputable aux activ­ités humaines, qui inquiète. Ces gaz à effet de serre ont, depuis deux cents ans, aug­men­té l’én­ergie moyenne util­is­able pour chauf­fer les bass­es couch­es de l’at­mo­sphère de 2,45 Wm-2 (celle-ci est voi­sine de 240 Wm-2). Cette aug­men­ta­tion est liée pour près de 60 % au gaz car­bonique et pour env­i­ron 20 % au méthane. Les autres com­posés inter­vi­en­nent pour env­i­ron 20 % et on s’at­tend à ce que ce pour­cent­age dimin­ue sen­si­ble­ment grâce à l’ap­pli­ca­tion du pro­to­cole de Mon­tréal qui régle­mente la pro­duc­tion des chlo­ro­flu­o­ro­car­bones. À not­er que ces chlo­ro­flu­o­ro­car­bones inter­vi­en­nent dans la destruc­tion de l’o­zone stratosphérique et, à ce titre, dimin­u­ent légère­ment l’ef­fet de serre auquel celui-ci con­tribue. La con­cen­tra­tion d’o­zone tro­posphérique liée aux activ­ités humaines s’est quant à elle accrue dans l’hémis­phère Nord entraî­nant un forçage radi­atif posi­tif éval­ué à env­i­ron 0,4 Wm-2. Encore mal car­ac­térisé, celui-ci n’est pas pris en compte dans le bilan ci-dessus. D’autres com­posés (hydro­car­bu­res autres que le méthane, per­flu­o­ro­car­bone, hexa­flu­o­rure de soufre…) ont une con­tri­bu­tion marginale.

L’outil des glaces polaires

À l’échelle des derniers siè­cles et mil­lé­naires, les glaces polaires, à tra­vers leur com­po­si­tion iso­topique (iso­topes de l’hy­drogène et de l’oxygène), con­tribuent à mieux situer le réchauf­fe­ment observé au cours du XXe siè­cle dans sa per­spec­tive his­torique, approche dont on com­prend qu’elle est cri­tique lorsqu’il s’ag­it de détecter l’empreinte des activ­ités humaines sur le cli­mat dont le dernier rap­port du GIEC indique qu’elle est de plus en plus prob­a­ble, au moins pour ce qui con­cerne le réchauf­fe­ment très mar­qué des cinquante dernières années. À ces échelles de temps, il est égale­ment essen­tiel d’é­val­uer les com­posantes du forçage cli­ma­tique autres que l’ef­fet de serre, qu’elles soient d’o­rig­ine naturelle (aérosols vol­caniques, activ­ité solaire) ou anthropique (aérosols pro­duits par l’ac­tiv­ité humaine). Les glaces polaires con­ti­en­nent sur cha­cun de ces aspects des infor­ma­tions extrême­ment utiles. Ain­si, elles enreg­istrent, de façon fidèle, le cal­en­dri­er et l’in­ten­sité des érup­tions vol­caniques, cepen­dant que la con­cen­tra­tion des iso­topes cos­mogéniques y témoigne des vari­a­tions de l’ac­tiv­ité solaire.

Mais les résul­tats qui ont fait prob­a­ble­ment le plus pour la renom­mée des calottes polaires, qui font référence et sont très large­ment cités dans notre com­mu­nauté sci­en­tifique mais aus­si dans les manuels de l’en­seigne­ment sec­ondaire, dia­gramme à l’ap­pui, con­cer­nent les grands change­ments cli­ma­tiques qui ont mar­qué les dernières cen­taines de mil­liers d’an­nées. Obtenues à par­tir de la carotte de Vos­tok forée en plein cœur de l’Antarc­tique dans le cadre d’une col­lab­o­ra­tion à laque­lle ont par­ticipé équipes français­es, russ­es et améri­caines, ces don­nées indiquent que les vari­a­tions atmo­sphériques du CO2 et du CH4 sont forte­ment cor­rélées aux oscil­la­tions car­ac­térisant la suc­ces­sion des péri­odes glaciaires et inter­glaciaires. Ain­si, voisines de 200 ppm (par­ties par mil­lion) au dernier max­i­mum glaciaire, il y a 20 000 ans, les con­cen­tra­tions en gaz car­bonique étaient plus élevées de 40 % en péri­ode chaude (280 ppm con­tre près de 380 actuelle­ment) tan­dis que celles du méthane étaient deux fois plus élevées en péri­ode froide qu’en péri­ode chaude.

Certes, le rythme d’ap­pari­tion des péri­odes glaciaires, longues de 80 à 100 000 ans et suiv­ies de péri­odes chaudes telles que celle que nous vivons actuelle­ment, plus cour­tes et n’ex­cé­dant générale­ment pas 10 000 ans, est gou­verné par la posi­tion de la terre sur son orbite (théorie astronomique). Mais cette cor­réla­tion forte entre les vari­a­tions passées de l’ef­fet de serre et de la tem­péra­ture indique que gaz car­bonique et méthane ont égale­ment été des acteurs de ces grands change­ments cli­ma­tiques. Ces vari­a­tions de l’ef­fet de serre, dans ce cas d’o­rig­ine naturelle, ont con­tribué à peu près pour moitié à l’am­pli­tude des vari­a­tions cli­ma­tiques et ce sur toute la durée de l’en­reg­istrement qui remonte à — 420 000 ans, soit qua­tre cycles cli­ma­tiques complets.

En out­re, ces résul­tats offrent la pos­si­bil­ité d’é­val­uer la façon dont le cli­mat réag­it lorsque l’ef­fet de serre se mod­i­fie. Ils per­me­t­tent d’es­timer ce que, dans notre jar­gon, nous appelons la sen­si­bil­ité du cli­mat, le réchauf­fe­ment qui résul­terait d’un dou­ble­ment de la teneur en gaz car­bonique une fois le nou­v­el équili­bre cli­ma­tique atteint. L’es­ti­ma­tion de 3 à 4 °C sug­gérée par les don­nées de Vos­tok est dans la gamme de celle retenue par les rap­ports du GIEC, com­prise, elle, entre 1,5 et 4,5 °C. Il faut not­er que cette esti­ma­tion du GIEC est basée unique­ment sur des résul­tats de mod­èles cli­ma­tiques qui, d’un mod­èle à l’autre, four­nissent des esti­ma­tions de la sen­si­bil­ité cli­ma­tique qui peu­vent donc vari­er d’un fac­teur 3. Cela illus­tre l’in­térêt d’une approche indépen­dante basée sur des don­nées du passé. En out­re, la péri­ode du dernier max­i­mum glaciaire per­met de tester les capac­ités des mod­èles cli­ma­tiques util­isés pour prédire le cli­mat du futur, à ren­dre compte de con­di­tions cli­ma­tiques très dif­férentes de celles que nous con­nais­sons actuellement.

Surprises climatiques

Les enreg­istrements déduits de l’analyse des glaces polaires ont large­ment été à l’o­rig­ine de la notion de “sur­prise cli­ma­tique”, qui doit beau­coup à la décou­verte de l’ex­is­tence de vari­a­tions cli­ma­tiques rapi­des au cours de la dernière péri­ode glaciaire et de la tran­si­tion qui a con­duit il y a un peu plus de 10 000 ans au cli­mat actuel. Elle est indis­so­cia­ble­ment liée à l’é­tude des glaces du Groen­land. Évo­quée à par­tir de l’analyse de la glace du for­age Dye 3 (1982), l’ex­is­tence de ces vari­a­tions rapi­des était pleine­ment con­fir­mée, dix ans plus tard, à par­tir des deux for­ages de plus de 3 km réal­isés au cen­tre du Groen­land, l’un européen, GRIP, l’autre améri­cain, GISP2, dont les enreg­istrements cou­vrent env­i­ron 100 000 ans.

Le réchauf­fe­ment asso­cié est de l’or­dre de 10 °C, moitié de celui cor­re­spon­dant au pas­sage du cli­mat glaciaire vers le cli­mat actuel, voire plus. Il s’opère en quelques dizaines d’an­nées et les change­ments du taux de pré­cip­i­ta­tion et de la cir­cu­la­tion atmo­sphérique qui l’ac­com­pa­gne sont égale­ment impor­tants et encore plus brusques. Le retour vers les con­di­tions froides est d’abord lent puis rel­a­tive­ment rapi­de. Ces séquences en “dent de scie” d’une durée de 500 à 2 000 ans se répè­tent une ving­taine de fois au cours de la dernière péri­ode glaciaire. Leur struc­ture et les vari­a­tions de tem­péra­tures asso­ciées appa­rais­sent extrême­ment sim­i­laires à celles asso­ciées à des événe­ments rapi­des mis en évi­dence dans des sédi­ments marins de l’At­lan­tique Nord et à cha­cune d’en­tre elles cor­re­spond générale­ment une aug­men­ta­tion sig­ni­fica­tive des teneurs en méthane. Celles-ci témoignent très prob­a­ble­ment de vari­a­tions du cycle hydrologique con­ti­nen­tal aux bass­es lat­i­tudes (la pro­duc­tion du méthane est liée à l’é­ten­due des zones inondées) et sug­gèrent que ces événe­ments rapi­des ont influ­encé le cli­mat de l’hémis­phère Nord dans son ensem­ble. Leur influ­ence s’é­tend à l’hémis­phère Sud, où elles se man­i­fes­tent par des change­ments moins rapi­des et moins mar­qués. De plus, l’analyse des sédi­ments marins mon­tre qu’il y a un lien entre ces évène­ments et la décharge mas­sive d’ice­bergs provenant des grandes calottes qui exis­taient alors dans l’hémis­phère Nord. Cette arrivée d’énormes quan­tités d’eau douce aurait alors con­tribué à mod­i­fi­er la cir­cu­la­tion océanique et par là même le cli­mat, four­nissant ain­si une expli­ca­tion raisonnable à l’ex­is­tence d’in­sta­bil­ités cli­ma­tiques en péri­ode glaciaire.

L’ex­is­tence de ces vari­a­tions, très prob­a­ble­ment liées à des change­ments de cir­cu­la­tion océanique, a con­duit les experts du GIEC à attir­er l’at­ten­tion sur la dif­fi­culté de prévoir, de par leur nature même, des fluc­tu­a­tions inat­ten­dues, rapi­des et de grande ampleur. Dans notre esprit, cette pos­si­bil­ité de sur­prise invite à réfléchir à la fragilité de notre cli­mat et ajoute à la néces­sité de main­tenir l’aug­men­ta­tion de l’ef­fet de serre à un niveau tel que le cli­mat du futur soit le plus proche pos­si­ble de celui que nous con­nais­sons actuelle­ment. De telles sur­pris­es seraient syn­onymes de véri­ta­ble boule­verse­ment cli­ma­tique, même si une mod­i­fi­ca­tion notable des courants marins comme le Gulf Stream, qui surviendrait alors en péri­ode plus chaude qu’actuelle­ment, ne ramèn­erait pas bien sûr nos régions vers des con­di­tions glaciaires (l’ar­rêt du Gulf Stream ne chang­erait pra­tique­ment pas la tem­péra­ture moyenne de la planète, mais affecterait sa répartition).

Une profondeur de vision de près de 800 000 ans

Avec GRIP et GISP2, et avec l’ex­ten­sion de Vos­tok à qua­tre cycles cli­ma­tiques (résul­tats pub­liés en 1998), la dernière décen­nie a donc été très riche pour la com­mu­nauté sci­en­tifique impliquée dans l’é­tude des glaces polaires. Mais l’an­née 2004 a, elle, été excep­tion­nelle en ce qu’elle a per­mis de repouss­er les lim­ites sur lesquelles cette com­mu­nauté butait depuis un cer­tain nom­bre d’an­nées aus­si bien au Groen­land qu’en Antarc­tique. Dans le pre­mier cas, les enreg­istrements fiables n’al­laient guère au-delà de 100 000 ans en rai­son des per­tur­ba­tions qui, dues à la prox­im­ité du socle rocheux, affectent les 300 derniers mètres des for­ages GRIP et GISP2. En Antarc­tique, la mois­son des résul­tats extraits des carot­tages de Vos­tok est lim­itée aux 420 000 dernières années, là aus­si en rai­son du mélange des couch­es de glace les plus profondes.

Deux nou­veaux for­ages, North GRIP au Groen­land et EPICA Dome C en Antarc­tique, ont per­mis de faire sauter ces ver­rous, d’obtenir au Groen­land de la glace de la dernière péri­ode chaude, l’Eémien, il y a 120 000 ans, et de dou­bler, ou presque, la péri­ode désor­mais cou­verte par les carottes de glace en Antarc­tique (800 000 ans). Les équipes français­es de Greno­ble (LGGE), Saclay (LSCE) et Orsay (CSNSM) sont forte­ment impliquées dans ces deux pro­grammes con­duits respec­tive­ment dans le cadre du pro­jet européen EPICA (Euro­pean Project for Ice Cor­ing in Antarc­ti­ca) qui, au Dome C, béné­fi­cie d’un impor­tant sou­tien logis­tique de l’In­sti­tut polaire Paul-Émile Vic­tor (IPEV), et du pro­jet inter­na­tion­al NGRIP (the North GReen­land Ice core Project) mis sur pied et coor­don­né par l’équipe danoise du Départe­ment de géo­physique de l’u­ni­ver­sité de Copen­h­ague. Les pre­miers résul­tats mar­quants obtenus sur ces deux carot­tages, qui l’un et l’autre ont dépassé 3 km, ont été présen­tés en 2004 dans deux arti­cles col­lec­tifs pub­liés dans la revue Nature.

Du point de vue cli­ma­tique, le nou­veau for­age EPICA con­firme l’ho­mogénéité des vari­a­tions de tem­péra­ture en Antarc­tique, avec des change­ments tout à fait sim­i­laires à Vos­tok, au Dome C et au Dome F sur les par­ties com­munes de ces enreg­istrements (fig­ure 1). Au-delà de 430 000 ans, le for­age du Dome C est mar­qué par un change­ment de rythme avec des péri­odes moins chaudes mais plus longues que lors des qua­tre derniers cycles cli­ma­tiques. L’in­ter­pré­ta­tion du pro­fil de teneur en deutéri­um con­firme que les tem­péra­tures à la sur­face de la calotte étaient env­i­ron 10 °C plus froides qu’actuelle­ment lors du dernier max­i­mum glaciaire tan­dis que les tem­péra­tures les plus élevées (supérieures d’en­v­i­ron 5 °C à celles de l’Holocène) cor­re­spon­dent aux péri­odes inter­glaciaires les plus chaudes, autour de 125 000 et de 335 000 ans.

La com­para­i­son avec l’en­reg­istrement de vari­a­tion du niveau de la mer, déduit de l’analyse iso­topique des sédi­ments marins, con­forte par ailleurs le car­ac­tère glob­al des change­ments cli­ma­tiques enreg­istrés en Antarc­tique, tout au moins d’un point de vue qual­i­tatif et lorsque l’on con­sid­ère les grands change­ments entre péri­odes glaciaires et inter­glaciaires (et abstrac­tion faite des déphasages inter­hémis­phériques qui peu­vent attein­dre quelques mil­liers d’années).

FIGURE 1
Trois for­ages pro­fonds de l’Antarctique de l’Est (Vos­tok, Dome F et EPICA Dome C) cou­vrent des péri­odes supérieures à 300 000 ans. À ces échelles de temps, les vari­a­tions cli­ma­tiques sont remar­quable­ment homogènes en Antarc­tique de l’Est. La mise en évi­dence d’une cor­réla­tion entre la température
en Antarc­tique et les teneurs en gaz car­bonique de l’atmosphère (courbe b), qui vaut égale­ment pour le méthane, est un des résul­tats mar­quants, fruit de la col­lab­o­ra­tion entre les équipes de Greno­ble et de Saclay. Le for­age EPICA Dome C témoigne d’un change­ment de rythme du cli­mat il y a un peu plus de 400 000 ans. Ce change­ment de rythme, qui reste à expli­quer, est égale­ment enreg­istré dans les sédi­ments marins (courbe e).

Autres périodes chaudes

La péri­ode entre — 435 000 et — 410 000 ans a d’ores et déjà été étudiée avec un cer­tain détail. En dehors du fait qu’elle mar­que la tran­si­tion entre deux régimes cli­ma­tiques dis­tincts, cette péri­ode présente un dou­ble intérêt. D’une part, de nom­breux indi­ca­teurs sug­gèrent que l’in­ter­glaciaire cor­re­spon­dant appelé stade 11.3 était une péri­ode par­ti­c­ulière­ment chaude avec un niveau de la mer peut-être net­te­ment plus élevé qu’au­jour­d’hui (cer­taines éval­u­a­tions font état d’une hausse pou­vant attein­dre 20 m par rap­port au niveau actuel). D’autre part, cet inter­glaciaire, très long dans les enreg­istrements marins, cor­re­spond à des con­di­tions d’in­so­la­tion rel­a­tive­ment proches de celles que nous con­nais­sons actuelle­ment. De plus les mesures disponibles sur la carotte de Vos­tok et du Dome C sug­gèrent que les teneurs en CO2 sont restées équiv­a­lentes à celles de l’Holocène (la péri­ode dans laque­lle nos civil­i­sa­tions se sont dévelop­pées depuis un peu plus de 10 000 ans). Les tem­péra­tures en Antarc­tique appa­rais­sent, elles aus­si, très sim­i­laires à celles de l’Holocène pen­dant les 10 000 pre­mières années du stade 11.3. Il en est de même pour les teneurs en méthane dont l’aug­men­ta­tion débute cepen­dant 4 à 5 mil­liers d’an­nées avant celle du gaz car­bonique, con­traire­ment à la dernière déglacia­tion et, plus générale­ment, aux qua­tre dernières, au cours desquelles gaz car­bonique et méthane vari­ent pra­tique­ment en phase. La durée excep­tion­nelle­ment longue du stade 11.3 est con­fir­mée par le for­age EPICA Dome C ; elle est estimée à 28 000 ans ce qui laisse entrevoir que, sans inter­ven­tion des activ­ités humaines, des con­di­tions cli­ma­tiques proches de celles que nous con­nais­sons actuelle­ment pour­raient pré­val­oir pen­dant près de 20 000 ans, d’au­tant que les con­di­tions de forçage cli­ma­tique (inso­la­tion et gaz à effet de serre) sem­blent iden­tiques pour ces deux périodes.

Même s’ils sont per­tur­bés avant 100 000 ans, les pro­fils iso­topiques analysés le long des for­ages GRIP et North GRIP sug­géraient que la péri­ode de l’Eémien était, comme indiqué par de nom­breux enreg­istrements (océaniques, con­ti­nen­taux ou glaciaires), plus chaude que l’Holocène. Il n’en reste pas moins que la démon­stra­tion désor­mais apportée de cette dif­férence de tem­péra­ture entre le dernier inter­glaciaire et l’Holocène, estimée à 5 °C au Groen­land, est un des résul­tats impor­tants du for­age North GRIP (fig­ure 2).

Mais c’est en fait l’ac­cès désor­mais pos­si­ble à tout un ensem­ble de don­nées à très haute réso­lu­tion lors de l’en­trée en glacia­tion qui en con­stitue le résul­tat majeur (la péri­ode entre — 123 000 et — 110 000 ans est représen­tée par 130 m de glace). Cette séquence a déjà révélé des simil­i­tudes nota­bles avec un enreg­istrement océanique obtenu sur un for­age réal­isé sur la marge ibérique à hau­teur du Por­tu­gal. Plus sur­prenant est le fait qu’à North GRIP l’en­trée en glacia­tion est inter­rompue, vers 115 000 ans, par un réchauf­fe­ment rapi­de et bien mar­qué car il est alors dif­fi­cile de faire appel au même mécan­isme de débâ­cle d’ice­bergs ou d’ar­rivée d’eau douce pour en expli­quer l’ex­is­tence, les grandes calottes de l’hémis­phère Nord (calottes Lau­ren­tide et Fen­no-scan­di­enne) n’é­tant alors qu’au tout début de leur for­ma­tion. Une esti­ma­tion de l’am­pli­tude du réchauf­fe­ment asso­cié à cha­cun des événe­ments rapi­des est en cours. La méth­ode s’ap­puie sur l’ex­is­tence d’anom­alies dans les rap­ports iso­topiques de l’a­zote et de l’ar­gon qui résul­tent des proces­sus de frac­tion­nements, ther­mique et grav­i­ta­tion­nel, qui pren­nent place dans le névé entre la sur­face de la calotte et la pro­fondeur à laque­lle les bulles d’air sont défini­tive­ment piégées dans la glace. Cette méth­ode mon­tre que les réchauf­fe­ments asso­ciés aux événe­ments rapi­des peu­vent attein­dre des valeurs très élevées jusqu’à 16 °C.

FIGURE 2
La fig­ure ©, adap­tée de North GRIP mem­bers, 2004, illus­tre la com­para­i­son entre les for­ages de GRIP, en bleu, et de North GRIP en rouge. Au-delà de 100000 ans, env­i­ron, les couch­es de glace de GRIP sont mélangées et ce for­age ne peut pas être util­isé pour recon­stru­ire les vari­a­tions du cli­mat. À l’inverse la par­tie pro­fonde de North GRIP n’a pas été per­tur­bée et per­met de décrire l’entrée en glacia­tion il y a 120000 ans. La courbe (a) mon­tre la par­tie pro­fonde de North GRIP. Celle-ci per­met de décrire l’entrée en glacia­tion de façon détail­lée et de met­tre en évi­dence des sim­i­lar­ités avec les vari­a­tions cli­ma­tiques enreg­istrées dans des sédi­ments marins de l’Atlantique Nord (courbe b).

Au-delà du million d’années

La réal­i­sa­tion de pro­grammes de for­ages pro­fonds tels ceux con­duits au Dome C et North GRIP a demandé près d’une dizaine d’an­nées entre le lance­ment du pro­jet et l’ob­ten­tion des pre­mières séries de résul­tats qui en mar­quent le suc­cès. Con­sciente de ces con­traintes, la com­mu­nauté inter­na­tionale con­cernée a d’ores et déjà com­mencé à établir des plans pour les années à venir avec comme objec­tifs pri­or­i­taires de remon­ter si pos­si­ble au-delà du mil­lion d’an­nées en Antarc­tique de l’Est et d’ex­traire une carotte qui cou­vre l’ensem­ble du dernier inter­glaciaire et atteigne l’a­vant- dernière péri­ode glaciaire au Groenland.

L’an­née polaire inter­na­tionale, qui débutera en 2007, devrait en mar­quer le point de départ avec, d’une part, une recon­nais­sance de régions encore peu explorées de l’Antarc­tique de l’Est qui per­me­tte de sélec­tion­ner celles sus­cep­ti­bles de recéler la glace très vieille, et, de l’autre, le début de réal­i­sa­tion d’un nou­veau for­age au Groen­land en un site très promet­teur déjà sélec­tion­né au nord de North GRIP. Mais, il reste d’i­ci là énor­mé­ment à faire pour extraire l’ensem­ble des infor­ma­tions que recè­lent ces deux carot­tages pro­fonds du Dome C et de North GRIP dont nous avons décrit les pre­miers résul­tats et à les inter­préter en ter­mes de mécan­ismes climatiques.

Com­ment explique-t-on le change­ment de rythme observé il y a un peu plus de 400 000 ans en Antarc­tique avec, et c’est là une des décou­vertes les plus mar­quantes du for­age EPICA, des péri­odes chaudes moins chaudes mais aus­si net­te­ment plus longues avant 430 000 ans ? Quel est le rôle pré­cis des gaz à effet de serre et que peut-on en déduire pour des paramètres tels que la sen­si­bil­ité du cli­mat ? Quels sont les mécan­ismes mis en jeu lors d’une entrée en glaciation ?

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