Scène de marché à Calcutta

Evasion au Bengale

Dossier : Libres proposMagazine N°563 Mars 2001Par Gabriel PÉRIN (37)

Calcut­ta est une cité immense, située en bor­dure de la basse plaine du Gange et du Brahmapoutre, et où s’é­tal­ent la frénésie et la mis­ère du monde. Mais c’est aus­si en Inde et par excel­lence la cité des nuits musi­cales, des dans­es clas­siques rit­uelles et du mys­ti­cisme poé­tique chan­té par son grand prophète : Rabindranath Tagore. Je m’y suis instal­lé au tout début des années soix­ante-dix. Sou­vent je me rendais à pied à mon bureau et devais alors tra­vers­er ces rues iné­gales, aux revête­ments défon­cés, aux plaques d’é­gouts égarées, aux tranchées ouvertes puis aban­don­nées et où vivaient, de jour comme de nuit car elles n’avaient pas d’autres points d’habi­ta­tion, dor­mant sous des abris de for­tune à même le trot­toir, des pop­u­la­tions sans ressources.

J’ap­pris bien­tôt qu’une com­mu­nauté de religieuses catholiques s’é­tait instal­lée tout près de mon bureau (cela ne courait pas les rues en Inde où les chré­tiens ne représen­taient que quelque 2,6 % de la pop­u­la­tion, soit quand même, dans cette four­mil­ière humaine, près de 20 mil­lions d’âmes). Or ces religieuses s’é­taient fixé une mis­sion orig­i­nale : elles par­couraient nuita­m­ment les rues les plus déshéritées à la recherche de vieil­lards et de malades en état dés­espéré, les trans­portaient jusqu’à leur mai­son et là, dans des salles silen­cieuses appelées ” mouroirs ” leur tenaient la main avec douceur pour qu’ils puis­sent tré­pass­er en dehors des immondices de la ville dans la sérénité et la dig­nité. Même quand on n’est pas un mod­èle de phil­an­thropie on ne peut rester insen­si­ble à tant de dévoue­ment ; je me décidai donc à me ren­dre un matin chez ces religieuses afin de les con­naître et même, si pos­si­ble, de les aider.

J’ai encore le sou­venir de mon arrivée au cou­vent. On était à la péri­ode de ciel bas et plom­bé qui précède immé­di­ate­ment l’é­clate­ment de la mous­son et où la tem­péra­ture, mal­gré la prox­im­ité de la mer, atteint et dépasse les 40 degrés centi­grades. Je com­mençai par ne pas trou­ver la porte d’en­trée car elle était cachée par deux énormes buf­f­less­es, dont l’une, les deux pattes avant sur la marche, lisait à pleine langue et à pleine mandibule un jour­nal hap­pé sur un étal voisin. (Le matin, à l’heure de la dis­tri­b­u­tion du lait, des buf­f­less­es sil­lon­nent les rues de Cal­cut­ta à cause de la fâcheuse habi­tude des laitiers qui mouil­lent abon­dam­ment leur pro­duit ; d’où l’ex­i­gence des clients d’as­sis­ter per­son­nelle­ment devant chez eux à la traite des ani­maux.) Je pous­sai douce­ment le muse­au de la bête intel­lectuelle et pus ain­si m’in­tro­duire chez les filles du Seigneur, dans une grande cour intérieure entourée de bâti­ments mod­ernes, c’est-à-dire dépourvus de ces déco­ra­tions inspirées de la jolie tra­di­tion ben­gali, mais néan­moins noir­cis et endom­magés par les pluies ardentes de plusieurs mous­sons successives.

Autour de moi je vis d’abord de l’eau, beau­coup d’eau, qui dessourçait de nom­breuses extrémités de tuyaux sans robi­nets et se rassem­blait en courants attirés par les points bas. Cela était plutôt sym­pa­thique étant don­né la chaleur acca­blante. Mais en même temps je dis­tin­guai un, puis deux, puis dix, puis vingt voiles blancs, bor­dés de bleu ciel qui s’ag­i­taient à qui mieux mieux et lais­saient échap­per rires étouf­fés et cris de défoule­ment. C’é­taient les sœurs, la plu­part jeunes et tur­bu­lentes, trop heureuses de pou­voir, à cette heure, jouer avec leur seau et avec de l’eau. Il faut savoir que la règle com­mu­nau­taire inter­dit aux religieuses la pro­priété de tout bien matériel per­son­nel à l’ex­cep­tion, pour cha­cune, de deux saris et d’un seau, ce seau dont en Inde ne se sépar­ent jamais les femmes du peu­ple qui ont tou­jours quelque chose à laver ou à immerg­er, ou même à trans­porter. Mon irrup­tion ne les éton­na ni ne les interrompit.

Je me rendis compte que par­mi elles il n’y avait ni por­tières ni tourières ni prieures ni con­vers­es, laies ou écoutes, seule­ment une supérieure et qu’elles vivaient comme des sortes d’abeilles affairées, lesquelles, pour se repos­er d’une vie austère con­sacrée aux mal­heurs des autres, aimaient se con­fon­dre en ablutions.

J’es­sayai d’at­tir­er l’at­ten­tion des plus proches, me doutant bien qu’elles ne par­laient que le ben­gali. Mais elles com­prirent vite ce que je cher­chais et me mon­trèrent du doigt et du men­ton la direc­tion que je devais pren­dre, et qui aboutit à une religieuse, âgée celle-là, la supérieure. Elle lavait comme les autres son sari de rechange dans son seau per­son­nel et mit un temps infi­ni pour réa­gir à mon approche. Elle avait un vis­age ingrat mais qui rece­lait un monde de sérénité et d’ex­péri­ence maîtrisée. Je lui expli­quai briève­ment, dans un anglais qu’elle sem­bla com­pren­dre, le but de ma vis­ite et attendis sa réponse, avec anx­iété tant l’im­pas­si­bil­ité totale de son atti­tude ne me per­me­t­tait aucune prévi­sion. Elle res­ta longtemps silen­cieuse, tor­dant con­scien­cieuse­ment son sari, puis, soudain jeta un regard évasif dans ma direc­tion et me dit :

On n’a pas besoin de vous !

Et sans plus de cir­con­lo­cu­tion elle mit le sari essoré dans son seau et dis­parut comme par enchante­ment dans les pro­fondeurs de la mai­son conventuelle.

C’est ain­si que j’ai été pro­pre­ment écon­duit par Moth­er Tere­sa, qui était alors un per­son­nage à peu près incon­nu sauf dans les quartiers mis­érables de Cal­cut­ta, mais qui était pour­tant déjà une sainte vis-à-vis du Ciel avant de le devenir plus tard, — prix Nobel de la paix aidant -, aux yeux de toute la terre.

Depuis lors, Moth­er Tere­sa est morte. Dans quelques années elle sera canon­isée et pour­ra fig­ur­er, en stat­ue, sur les autels. De temps en temps je me plais à l’in­vo­quer, l’imag­i­nant aisé­ment au milieu des anges et des séraphins et lui deman­dant, dans mes pen­sées, de ne plus me rabrouer depuis le ciel comme elle s’est plu à le faire sur la terre un cer­tain matin au seuil de la mous­son à Calcutta.


Scène de marché à Cal­cut­ta, huile sur toile de Gabriel Périn.

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