Les femmes élèves à l’École polytechnique en novembre 1985.

Être une femme à Polytechnique et après, par quatre générations de polytechniciennes

Dossier : 50 ans de féminisation de l'XMagazine N°777 Septembre 2022
Par Anne DUTHILLEUL-CHOPINET (X72)
Par Anne-Marie LAGRANGE (X82)
Par Julie CHABROUX (X01)
Par Florine COLLIN-LIZAN (X19)
Par Marie-Louise CASADEMONT (X74)
Par Alix VERDET

Elles sont cinq poly­tech­ni­ci­ennes de généra­tions dif­férentes – Anne Duthilleul-Chopinet (X72), Anne-Marie Lagrange (X82), Julie Chabroux (X01), Florine Collin-Lizan (X19) et
Marie-Louise Casade­mont (X74) – à s’être retrou­vées autour d’une table de restau­rant au Poul­pry pour se ren­con­tr­er et échang­er sur des sujets var­iés : être une femme à l’École poly­tech­nique, choisir une car­rière, con­cili­er vies famil­iale et pro­fes­sion­nelle, être en minorité presque tout le temps…
Les généra­tions échangent et les témoignages diffèrent.

Pouvez-vous dire d’où vous venez géographiquement et sociologiquement, comment vous êtes arrivées à l’X, et pourquoi à l’X et pas ailleurs ?

Anne Duthilleul-Chopinet (X72) : Mon père est cen­tralien et je m’orientais vers une école d’ingénieurs. Quand on a su en Math sup que l’X allait s’ouvrir à nous, il y a eu dif­férentes réac­tions par­mi les filles, cer­taines ne voulant pas aller dans une école mil­i­taire. J’ai aus­si passé le con­cours de Nor­male sup, poussée par mon prof de maths, mais pour moi c’était naturel de choisir l’X parce que c’était la meilleure école d’ingénieurs, tout juste ouverte aux filles… Avec mon goût des études sci­en­tifiques et le haut niveau de l’X, j’en ai prof­ité un maximum.

Anne-Marie Lagrange (X82) : Je viens d’un milieu mod­este dans l’Ain. J’aimais la physique. Une chance : ma prof de français m’a intro­duite auprès du Rotary, qui était prêt à me pay­er trois ans d’études après le bac ; donc je suis entrée en pré­pa au Parc à Lyon… Pas d’internat, j’étais hébergée en cité U. À l’X, j’ai dit que je voulais faire de la recherche. Et j’ai eu une fille à l’X pen­dant la sco­lar­ité : un ovni à l’École. Pour mon Mas­ter 2 et ma thèse, j’ai eu une bourse, bien qu’enceinte à nouveau.

Julie Chabroux (X01) : Mes par­ents sont profs de maths, mais mes grands-par­ents ni ingénieur ni prof. J’aime bien me voir comme la suite de l’ascenseur social avec l’X ou Nor­male comme aboutisse­ment de l’enseignement des maths. J’ai choisi l’X qui met­tait des pail­lettes dans les yeux de ma mamie le 14 Juil­let, l’X pour la multi­disciplinarité, pour retarder le choix, pour pou­voir touch­er à tout avant de choisir sa car­rière. Vingt ans plus tard, pas tou­jours facile de savoir ce que je veux faire. Au con­cours de Nor­male sup, pen­dant l’épreuve de maths, on m’a demandé : si vous avez l’X et Nor­male, vous allez où ? J’ai répon­du : j’irai à l’X…

Marie-Louise Casademont :
« J’ai été enthousiasmée par mes études à l’X. »

Marie-Louise Casade­mont (X74) : En août 72, lors d’une réu­nion famil­iale pour fêter mon bac men­tion très bien, mes oncles ingénieurs m’ont mon­tré la pho­to d’Anne en ten­nis­woman (comme moi) dans Paris Match après sa réus­site, me dis­ant l’un qu’il fal­lait faire comme elle, l’autre que Nor­male sup c’était mieux pour une femme… J’ai choisi l’X plutôt que Nor­male parce que je ne voulais pas faire de l’enseignement comme mes par­ents et parce que la pluridis­ci­pli­nar­ité de l’X me sédui­sait. Et j’ai été ent­hou­si­as­mée par mes études à l’X, je n’ai jamais regret­té ce choix.

Florine Collin-Lizan (X19) : Mes par­ents sont chercheurs en math­é­ma­tique fon­da­men­tale à Toulouse, ma mère s’est battue pour que les filles fassent des maths et des sci­ences. Après mon bac S, je suis entrée en pré­pa MP en région parisi­enne. Pourquoi l’X ? Pour la diver­sité des cours qui y sont pro­posés et pour ne pas faire que des maths et de la physique, ne pas s’enfermer après la pré­pa unique­ment sur maths et physique.

Anne Chopinet, major de la première promotion de l’École polytechnique ouverte aux femmes.
Anne Chopinet, major de la pre­mière pro­mo­tion de l’École poly­tech­nique ouverte aux femmes. © Michel GIN­FRAY/Gam­ma-Rapho via Get­ty Images

Quelle a été votre vie d’élève à l’École ? l’aspect école militaire, le sport…

Anne : Pour nous, c’était un peu spé­cial, le général avait changé, le colonel aus­si, rien n’était prêt pour l’accueil des filles, mais ils s’en inquié­taient et demandaient con­seil à mes par­ents : « Faut-il met­tre des rideaux à fleurs aux fenêtres ? »… Nous avons été bien accueil­lies. Les filles ont été instal­lées dans une aile spé­ciale de l’infirmerie, avec un mobili­er en bois comme pour les sous-lieu­tenants. Mais nous n’avons pas fait les « class­es » ni les écoles d’application mil­i­taires avec les garçons, et nous avons tout de suite dit que, pour l’année suiv­ante, il fal­lait que les filles ail­lent au Larzac, sinon on débar­quait en févri­er en ne con­nais­sant per­son­ne de la pro­mo, sauf ceux de notre pré­pa. Heureuse­ment nous étions sept filles et formions un groupe bien uni. Donc nous nous sommes bien inté­grées. Mais, pour la fin du ser­vice mil­i­taire, nous avons encore été ver­sées « à part » dans les ser­vices de l’armement…

Anne Duthilleul-Chopinet :
« Il fallait que les filles aillent au Larzac. »

Marie-Louise : C’est pour la pro­mo 74 que les pre­mières places (3) ont été pro­posées dans la Marine et que l’on a pu être admis­es sur les navires, alors que ce n’était pas encore pos­si­ble pour les femmes de la Marine.

Anne-Marie Lagrange :
“J’amenais ma fille dans son berceau à côté de moi.”

Anne-Marie : En 82, on a pu faire les EOR. La plu­part des filles allaient dans les bureaux ; moi, j’avais demandé à être chef de sec­tion comme les garçons et j’ai eu le droit de com­man­der des hommes au pas de tir ; ça s’est bien passé. Ensuite, pen­dant la sco­lar­ité sur le Plateau, j’habitais dans le bâti­ment des élèves mar­iés ; en plus j’avais un enfant, donc c’était par­ti­c­uli­er. Comme ma fille est née le 23 août et que le stage ouvri­er com­mençait en sep­tem­bre, un cap­i­taine m’a dit : « On devrait peut-être vous faire faire un stage dans une crèche. » Puis : « On aurait peut-être dû vous faire sign­er un papi­er vous engageant à ne pas tomber enceinte. » Mais glob­ale­ment c’était bien accueil­li… Dans la pro­mo, on se rap­pelle de moi parce que, lorsqu’il y avait des cours sup­plé­men­taires et que je n’avais per­son­ne pour garder ma fille, je l’amenais dans son berceau à côté de moi ; et puis, comme je voulais allaiter, je me rap­pelle être arrivée en retard à des cours d’économie, avec un pro­fesseur con­seiller du prési­dent de la République (Attali) qui arrivait tou­jours en retard à cause du Prési­dent, comme moi à cause de ma fille… À part cela, il n’y a pas eu vrai­ment de dif­fi­culté. J’étais un peu un ovni par­mi les 25 filles de la pro­mo, mais cela s’est bien passé.

Julie : Pour nous aus­si tout s’est bien passé, avec le même par­cours que celui des garçons. Au titre des anec­dotes, une fois, au début de mon ser­vice en 2001, un garçon m’a dit : « Mais toi, tu as eu le con­cours parce que tu as mis une mini-jupe », ce qui m’a refroi­die ; mais tout s’est bien passé ensuite, notam­ment la sol­i­dar­ité des garçons quand il a fal­lu cra­pahuter avec un sac à dos qui pèse deux tonnes… et puis, en ter­mes de loge­ment, les pro­mos avaient aug­men­té avec de plus en plus d’internationaux ; alors l’encadrement a dû s’adapter parce que les filles étaient pri­or­i­taire­ment placées dans des cham­bres de bout de couloir, avec une salle de bain privée pour deux cham­bres. Or des cham­bres comme cela, il n’y en avait plus avec l’augmentation du nom­bre de filles, donc ils avaient fait un couloir de filles, avec des san­i­taires partagés en bout de couloir pour toutes, comme c’était le cas pour tous les garçons… ça s’est bien passé cepen­dant, j’en ai par­lé avec des filles qui étaient aux Arts et Métiers, elles étaient dans la même sit­u­a­tion et cela se pas­sait bien aussi.

Julie Chabroux :
« Mais toi, tu as eu le concours parce que tu as mis une mini-jupe. »

Florine : À La Cour­tine, selon les sec­tions et leurs respon­s­ables mil­i­taires, cela se pas­sait plus ou moins bien, mais les garçons étaient sol­idaires entre eux et envers les filles. Pour ma part, c’est de retour sur le Platâl que la dif­férence a plus été mar­quée ; cela n’a pas été tou­jours évi­dent car les garçons dis­aient par­fois que les filles étaient favorisées (par exem­ple que l’on a pu avoir un stage parce qu’on était une fille), donc on finis­sait par se pos­er des ques­tions… Lors de la cam­pagne Kès de cette année (Kès 2020), une grande par­tie de la cam­pagne s’est artic­ulée autour du sujet des vio­lences sex­uelles et sex­istes (VSS) à l’égard des filles. Presque toutes les semaines, dans l’IK (mag­a­zine des élèves de l’École), on a des arti­cles sur les filles, la place des filles, les fresques de la sec­tion de rug­by (par­mi les deux seules sec­tions sans fille), fresque qui mon­tre une femme nue, une femme-objet… Les ressen­tis dans les sec­tions ne sont égale­ment pas les mêmes selon la présence de filles. Ce sont des choses qui m’importent peu aujourd’hui mais, pour plus tard, je me demande si on ne sera pas con­fron­té à des réac­tions sim­i­laires : si l’on a eu tel poste, c’est parce que l’on est une femme… La com­mu­ni­ca­tion de l’X se place égale­ment dans cette pos­ture ; par exem­ple, pour la venue à l’École d’Édouard Philippe, elle demandait des filles parce que, pour la pho­to, il fal­lait absol­u­ment une ou des filles… et, si j’étais sur la pho­to, ce n’était pas parce que j’avais organ­isé l’événement avec mon binet, c’était avant tout parce que j’étais une fille. Main­tenant, on peut s’interroger de savoir si c’est ain­si parce que le binet X au féminin est très act­if et que l’on en par­le… En revanche, on peut not­er une avancée quant aux stages de pre­mière année ; main­tenant, il n’y a plus de dif­férence entre filles et garçons, des filles vont dans la Légion étrangère par exem­ple. Et dans ma sec­tion, ten­nis, où l’on est pour­tant deux filles seule­ment sur 30, il n’y a pas de prob­lème garçons-filles.

Défilé militaire du 14 juillet 2022 pour les élèves de l’École polytechnique / promotion X21. © École polytechnique - J. Barande
Défilé mil­i­taire du 14 juil­let 2022 pour les élèves de l’École poly­tech­nique / pro­mo­tion X21. © École poly­tech­nique — J. Barande

Est-ce que, dans votre choix de l’X, il y avait une volonté de liberté de choix pour l’avenir, les polytechniciens ayant beaucoup d’ouvertures à l’issue de l’École ?

Anne-Marie : La seule chose que je savais en entrant à l’X, c’était que la voie recherche était dif­fi­cile, et je me dis­ais que, si cela ne mar­chait pas, je préfér­erais être ingénieure plutôt qu’enseignante si j’avais fait Normale.

Anne : On n’a pas tou­jours le choix cepen­dant. En 91, dans le marasme de l’époque, j’ai mis six mois pour chang­er de tra­vail à l’issue de mon con­gé de mater­nité. C’était une péri­ode dif­fi­cile pour l’emploi, et c’était la même chose pour les hommes, même avec une bonne formation.

Julie : J’aime bien les ouver­tures pos­si­bles grâce à l’X, mais cela n’a rien d’automatique et cela n’empêche pas les échecs ; ça facilite seule­ment. L’X a très claire­ment été un fac­teur d’émancipation, parce que, étant payés à l’École, on a accès à l’indépendance finan­cière ; et ain­si j’ai pu pour­suiv­re comme je le souhaitais…

Florine : Oui, choisir l’X, c’est faire un choix d’indépendance à long terme ; et même dès l’École… De voir les anciens de l’X dans des beaux par­cours pro­fes­sion­nels, inspi­rants, cela fait rêver, notam­ment parce qu’on voit l’impact con­cret que l’on peut avoir sur la société, que l’on soit dans le secteur privé ou dans le public.

Anne : Ce n’est pas tou­jours évi­dent, cela dit : lorsque j’étais chez Alstom et que je par­tic­i­pais à des groupes de tra­vail avec l’État, on se demandait pourquoi je fai­sais cela au lieu de me préoc­cu­per des logiques économiques de l’entreprise… C’était peut-être une autre époque qu’aujourd’hui, où l’impact socié­tal de l’entreprise est devenu un fac­teur de poids même dans le secteur privé. J’ai tou­jours ressen­ti que ce que m’avait don­né l’X, cette indépen­dance, cette lib­erté, ces capac­ités, j’en étais redev­able vis-à-vis du pays ; le « Pour la Patrie » de la devise a beau­coup de sens pour moi. C’est sans doute pour cela que j’ai quit­té Alstom aus­si rapi­de­ment, car je trou­vais bien de tra­vailler pour le pays dans son ensem­ble, même si les entre­pris­es par­ticipent aus­si au bien com­mun de la société, bien sûr…

Anne Duthilleul-Chopinet :
« Le « Pour la Patrie » de la devise a beaucoup de sens pour moi. »

Florine : Juste­ment, à l’École, il y a l’accès aux corps tech­niques de l’État. Pour mon stage de 3e année, j’aurais aimé aller dans l’admi­nistration, mais ce n’est pas très facile : j’ai cher­ché à faire de l’économie dans un min­istère, à la Banque de France… et finale­ment, n’ayant pas d’opportunités de stage dans le pub­lic, je pense que les gens bas­cu­lent facile­ment dans le privé.

Anne : C’est vrai que pass­er du privé au pub­lic ou l’inverse n’est pas tou­jours facile, j’ai eu la chance de pou­voir le faire plusieurs fois et j’ai tou­jours trou­vé que c’était très riche d’enseignements et d’expérience.

Julie : Pour ma part, pour l’instant, je n’ai pas réus­si à con­naître les deux secteurs, je suis tou­jours dans le pub­lic ; cela est dû apparem­ment à mon pro­fil atyp­ique, qui paraît comme trop pub­lic dans les prospec­tions que je mène par­fois dans le privé.

Marie-Louise : Je pense depuis très longtemps que notre société pâtit beau­coup du cli­vage pub­lic-privé ; des par­cours diver­si­fiés, cela serait mieux…

Anne : Tout à fait. Lorsque je suis entrée au cab­i­net de Jacques Chirac, j’ai pro­posé que l’on s’inspire de méth­odes util­isées dans le privé pour faire évoluer la fonc­tion publique, mais sans beau­coup de suc­cès à l’époque… C’est net­te­ment plus ouvert aujourd’hui.

Quels ont été votre choix de carrière et les raisons de ce choix à l’issue de l’X ?

Anne-Marie : Pour aller dans la recherche en astro­physique, j’ai demandé une bourse à l’X ; on en don­nait très peu, sauf en biolo­gie où il y avait des finance­ments privés… Puis j’ai suivi la fil­ière : Mas­ter 2, thèse, post­doc, poste au CNRS… Je suis restée tout le temps dans le pub­lic, avec une part de man­age­ment de la recherche aus­si. Mais je demeure attachée à la recherche académique et à la défense de la recherche académique qui souf­fre tellement.

Marie-Louise : Cette recherche souf­fre, mais n’est-ce pas dû à la matière, l’astrophysique ?

Anne-Marie : Juste­ment, je pense qu’il faut dépass­er cette vision-là. Parce que c’est dans la recherche amont, théorique, aus­si que se nour­ris­sent les idées pour l’innovation. On a dévelop­pé il y a trente ans des sys­tèmes qui sont main­tenant util­isés dans le domaine de la san­té, où de tels développe­ments n’auraient jamais été faits… Il y a con­ti­nu­ité entre recherche théorique et recherche appliquée, et nous ren­con­trons en France un prob­lème d’image de la recherche académique que l’on ne trou­ve pas en Alle­magne, au Roy­aume-Uni, aux USA. Cela se voit dans les médias.

Anne : À l’issue de l’X, dans mon optique d’ingénieure, j’ai choisi le corps des Mines, pour abor­der le secteur de l’énergie, le nucléaire, puis j’ai eu divers­es occa­sions, qui se sont nour­ries les unes des autres… Je ne crois pas au plan de car­rière, mais aux oppor­tu­nités qui per­me­t­tent de tra­vailler sur des sujets enrichissants et d’apporter de la valeur ajoutée à ce que l’on fait à tous les niveaux. Lorsque j’écrivais des dis­cours pour André Giraud, alors que j’étais jeune ingénieure, j’ai déjà pu insuf­fler des idées qui ont fait leur chemin jusqu’au som­met de l’État.

Julie : J’ai com­mencé par hésiter : les étoiles ? SupAéro ? le numérique ? encore un peu de maths ? Je suis finale­ment allée à Télé­com Paris, pour faire des « math­é­ma­tiques qui se voient », du traite­ment des images, et pour l’esthétique des math­é­ma­tiques, et ce fut le corps des Télé­coms, parce que c’était dans Paris intra­muros, et aus­si pour la ques­tion de l’emploi. À la sor­tie, j’ai choisi d’aller vers un domaine qui me par­lait, ce fut donc le min­istère de l’Éducation plutôt qu’Industrie, Régu­la­tion des télé­coms, Bud­get… Puis le min­istère de la San­té, parce qu’éducation et san­té sont des domaines dont on peut par­ler avec tout le monde. Et c’est plus récem­ment que je vois l’apport des sci­ences dans tous les domaines. Je m’interroge main­tenant beau­coup sur les prob­lèmes de fonc­tion­nement dans les poli­tiques publiques, qui pour­tant mobilisent énor­mé­ment de tal­ents et de matière grise. J’ai noté par exem­ple qu’il y a peu d’écoute des ingénieurs, des sci­en­tifiques. Dans la san­té, il y a beau­coup de femmes, haut placées ; le cli­vage que j’ai con­staté n’est pas tant hommes-femmes, mais plutôt entre sci­en­tifiques et décisionnaires.

Julie Chabroux :
« Dans la santé, le clivage que j’ai constaté n’est pas tant hommes-femmes, mais plutôt entre scientifiques et décisionnaires. »

Florine : Je me pro­jet­terais bien dans le pub­lic, en pas­sant par les corps. Mais les pre­miers postes dans le pub­lic ne m’attirent pas trop, c’est pourquoi je penche pour le secteur privé et le con­seil aux entre­pris­es. Je recherche un méti­er à impact socié­tal. À réfléchir… Le corps de l’Insee, c’est bien ; mais l’Ensae, c’est encore sur le Platâl ! 

Marie-Louise : Ah oui, le lieu de tra­vail c’est aus­si très impor­tant ; ça sera le cas dans toute ta vie pro­fes­sion­nelle, au même titre que les con­di­tions famil­iales par exem­ple… On peut vouloir tra­vailler tou­jours dans un lieu don­né, comme au con­traire être prêt à chang­er de lieux pour saisir des occasions. 

Anne : Les con­di­tions de vie dépen­dent beau­coup de la dis­tance par rap­port à son lieu de tra­vail : pour sa famille, être à dix min­utes de son lieu de tra­vail est un fac­teur très appré­cia­ble de qual­ité de vie et de sécurité. 

A‑t-il été facile de concilier carrière et famille ? et est-ce qu’être polytechnicienne aide pour cela ?

Anne-Marie : Pour moi, ça n’a pas été très facile, compte tenu de mes déplace­ments fréquents à l’étranger, dans des déserts. Mais j’ai géré ces situations…

Anne : Mon mari m’a beau­coup aidée pour cela, par­fois au jour le jour, par exem­ple lorsque je reve­nais à mon poste après mon pre­mier con­gé de mater­nité… Nous avons eu une chance inat­ten­due pour trou­ver des nounous de con­fi­ance, et c’est essen­tiel pour la vie de tout cou­ple avec enfants, pas seule­ment poly­tech­ni­cien, de les savoir bien entourés.

Marie-Louise : J’ai une cama­rade de pro­mo qui dit tou­jours, à pro­pos de la con­cil­i­a­tion de la vie de famille, des gardes d’enfants, etc., avec le tra­vail, que finale­ment les X sont moins à plain­dre que les autres femmes, qui ren­con­trent les mêmes dif­fi­cultés mais qui sont tout de même moins armées, parce que par exem­ple moins rémunérées ou avec des travaux moins moti­vants que les X.

Julie : J’ai deux fils, de 10 et 13 ans, je suis passée par toutes les étapes (cul­pa­bilis­er, courir tout le temps, cul­pa­bilis­er, me dire que la pri­or­ité c’est eux, cul­pa­bilis­er, aimer mon tra­vail, cul­pa­bilis­er) et je suis tout à fait d’accord que c’est peut-être plus facile pour nous. Pen­sons aux danseuses, aux métiers de l’hôtellerie et de la restau­ra­tion qui tra­vail­lent entre autres le soir ! Mais ce n’est quand même pas sim­ple. Néan­moins, j’ai tou­jours pen­sé qu’il fal­lait sur­mon­ter ces dif­fi­cultés. Ça fait par­tie de ma manière per­son­nelle d’aborder cette con­cil­i­a­tion. Avec les change­ments de modal­ités de tra­vail dus à la Covid, j’ai com­pris que je me met­tais par­fois la pres­sion inutile­ment, que je me met­tais des bar­rières aupar­a­vant. La pos­si­bil­ité d’être plus flex­i­ble dans les horaires avec le télé­tra­vail a aidé, notam­ment par rap­port à l’accompagnement de mes enfants. 

Anne : Chez Alstom, nous avions mon­té un groupe de réflex­ion entre femmes cadres vivant dans divers pays, et on pou­vait con­stater des dif­férences nota­bles. Ain­si une femme cadre au Roy­aume-Uni pou­vait-elle dire que, si elle sor­tait après 17 h de son tra­vail, elle serait très mal vue car con­sid­érée comme mal organ­isée… Alors que pour nous, en France, les réu­nions se pour­suiv­aient à 18 h jusqu’à 19 h 30… De quoi réfléchir et essay­er de chang­er nos habi­tudes. J’ai ain­si expéri­men­té le télé­tra­vail avant l’heure à l’Erap, lorsque je tra­vail­lais avec la Nou­velle-Calé­donie, notam­ment du fait du décalage horaire, et j’ai con­tin­ué ensuite dans les min­istères, mais cela m’était reproché. D’aucuns dis­aient cepen­dant que le télé­tra­vail allait se dévelop­per, et ce fut le cas lors de la crise san­i­taire, juste après mon départ à la retraite ! 

Marie-Louise : Le télé­tra­vail qui se répand va sans doute chang­er le rap­port au tra­vail et aider à la con­cil­i­a­tion famille-travail.

Anne : Sur ce sujet, en 1994 pour le bicen­te­naire de l’X, j’avais organ­isé une table ronde de poly­tech­ni­ci­ennes, où des études du CNRS avaient été mon­trées por­tant sur les par­cours des filles et des garçons de mêmes pro­mos com­parés sur vingt ans. Horaires de tra­vail, postes, rémunéra­tions, etc. Les résul­tats mon­traient que les femmes tra­vail­laient à 98 %, mais occu­paient plus de postes fonc­tion­nels ; que, plus elles avaient d’enfants, plus leurs horaires de tra­vail dimin­u­aient, alors que les hommes aug­men­taient leurs horaires plus ils avaient d’enfants… Dans le débat qui a suivi, des garçons de la pro­mo 94 étaient inter­venus pour dire : « Mais, de toute façon, je ne veux pas que ma future femme tra­vaille, elle sera à la mai­son » ; ce à quoi je lui avais répon­du qu’il faudrait qu’il trou­ve une femme accep­tant cela, ce qui était rare à l’X…

Julie : Je me demande quelle est l’évolution des garçons à ce sujet, encore vingt ans après… Les femmes tra­cent leur chemin partout certes, mais les jeunes n’ont plus for­cé­ment envie de se con­sacr­er unique­ment au tra­vail. Les femmes sont peut-être en train d’ouvrir une nou­velle voie de rap­port au tra­vail qui sera béné­fique à tous, hommes comme femmes.

Florine Collin-Nizan :
“Je sentais une forme de décalage entre ma vision de l’adéquation carrière-famille et celle des garçons.”

Florine : Mon sen­ti­ment est que ça dérange moins les garçons de beau­coup tra­vailler en entre­prise ; j’ai pu échang­er avec des juniors en entre­prise qui dis­aient que ce n’est pas grave s’ils ren­trent très tard de leur tra­vail et ne voient pas leur femme ; en écoutant ces pro­pos, je sen­tais une forme de décalage entre ma vision de l’adéquation car­rière-famille et la leur. Je pense que les femmes ne sont pas prêtes à sup­port­er autant de sac­ri­fices et, pour moi, c’est aux entre­pris­es de s’adapter. Je crois aus­si que beau­coup d’hommes pensent encore que cela n’est pas grave si leur femme sac­ri­fie un peu sa car­rière pour la famille. Il reste du chemin à faire…

Marie-Louise : Je crois qu’il ne faut pas oblitér­er la réal­ité, qui est que les femmes por­tent les enfants, que par con­séquent la pro­jec­tion d’un homme ou celle d’une femme dans sa car­rière n’est pas la même, d’autant qu’il y a beau­coup de fac­teurs cul­turels qui inter­vi­en­nent ensuite dans l’accompagnement des enfants une fois nés (mode de garde, édu­ca­tion, etc.).

Anne-Marie : Dans le monde de la recherche, je vois plutôt des col­lègues, et de jeunes col­lègues, qui s’investissent beau­coup dans l’accompagnement de leurs enfants et le tra­vail domestique.

Florine : Pour­tant, à l’École, on a une cui­sine partagée et on peut voir que les garçons s’impliquent moins dans les tâch­es domes­tiques ! Sou­vent d’ailleurs parce qu’ils vien­nent de milieux soci­aux où l’image du père qui tra­vaille et de la mère qui a sac­ri­fié sa car­rière à la mai­son est assez commune.

Anne : Je crois qu’il y a beau­coup d’aspects cul­turels, les garçons pensent sans doute plus que les filles que le tra­vail les val­orise. Dans notre étude de 1994, pour toutes les filles, leur mère tra­vail­lait déjà et ce n’était pas le cas pour les garçons. L’influence de l’éducation reçue est en effet déterminante.

Florine : On voit des cama­rades qui ne savent pas faire cuire des pâtes !

Julie : C’est vrai, et c’est pour cela que j’ai appris à mes fils à cuire des pâtes !

Dans vos carrières, étiez-vous plutôt dans des milieux masculins, féminins ? et être polytechnicienne, cela vous a‑t-il aidé dans ces milieux ?

Marie-Louise : J’ai été dans un milieu très mas­culin, et pre­mière femme ingénieure dans ce milieu ; être X cela m’a aidée pour m’imposer dans ce milieu. Mais cela aide plutôt au début seule­ment ! L’important est d’être con­fir­mée par ses pairs. 

Anne : Moi aus­si, j’ai été la pre­mière ingénieure au corps des Mines et j’ai aus­si été très bien accueil­lie comme telle au min­istère des Finances. On me pose sou­vent la ques­tion de savoir si cela change les choses, lorsque des femmes arrivent dans des milieux mas­culins. Je ne peux pas le véri­fi­er, mais j’ai tou­jours con­staté que lorsque, dans une réu­nion, il y a une femme au moins, l’ambiance est plutôt bonne ; et on m’a dit sou­vent que des réu­nions entre hommes peu­vent facile­ment dériv­er au « com­bat de coqs ». La mix­ité intro­duit des rela­tions plus policées.

Anne Duthilleul-Chopinet :
« J’ai toujours constaté que lorsque, dans une réunion, il y a une femme au moins, l’ambiance est plutôt bonne. » 

Julie : Pour ma part, je n’ai pas eu plus de dif­fi­cultés que cela à être femme dans un milieu mas­culin. Cepen­dant, une femme haut placée dans une société avait dit lors d’un sémi­naire (X au féminin) que tout ne se jouait pas dans les réu­nions, beau­coup de choses se traitaient hors réu­nion « dans les ves­ti­aires » ; et donc elle, qui était « seule dans son ves­ti­aire », était mise à l’écart de bien des sit­u­a­tions… C’est bien quand on com­mence à être con­sid­érée comme un inter­locu­teur val­able, et plus seule­ment en tant que femme. J’ai pu expéri­menter des réu­nions où l’on se quit­tait après 19 heures, moi je ren­trais chez moi pour récupérer
mon fils chez la nounou et les hommes pour­suiv­aient au bar, et le lende­main les déci­sions avaient changé ! Cela m’a beau­coup gênée. 

Anne-Marie : Dans la recherche, le milieu est très mas­culin, même s’il y a beau­coup de femmes glob­ale­ment. Pour ma part, j’avais choisi l’« instru­men­ta­tion », il n’y avait pas de femme. 

Marie-Louise : Les femmes restent en minorité à l’École, et notam­ment aus­si en minorité dans les sci­ences. Cela ne change pas trop dans la vie pro­fes­sion­nelle. En con­séquence, il faut se pré­par­er à vivre en minorité, les change­ments sont très lents.

Marie-Louise Casademont :
« Il faut se préparer à vivre en minorité, les changements sont très lents. »

Florine : Il faut se méfi­er des effets per­vers des actions fémin­istes, comme cer­taines actions de la com­mu­ni­ca­tion de l’École : on veut faire venir une femme, parce qu’elle est une femme et pas parce qu’elle a la com­pé­tence. Cela ne nous sert pas au fond. Nous voulons être recon­nues pour nos capac­ités propres.

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lanter­mozrépondre
19 septembre 2022 à 18 h 56 min

ras

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