Époques

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°620 Décembre 2006Rédacteur : Jean Salmona (56

Curieuse­ment, Baude­laire a oublié la musique, adju­vant indis­pens­able du tra­vail : faire ou écouter de la musique, quelle occu­pa­tion offre un meilleur pal­li­atif au dés­espoir et au sen­ti­ment du temps qui passe ?

Claviers

Il y aurait beau­coup à dire sur l’improvisation en musique, créa­tion instan­ta­née sans repen­tir ni rature pos­si­ble, peut-être la forme par­faite de l’expression. Les académistes ont tué l’improvisation, courante jusqu’au XIXe siè­cle, et, si l’on excepte quelques organ­istes, il n’y a plus guère que les musi­ciens de jazz qui impro­visent. Du coup s’est établie une sépa­ra­tion nette entre les jazzmen et les inter­prètes de musique dite clas­sique, sup­posés pra­ti­quer des arts incom­pat­i­bles. Or, depuis Ben­ny Good­man, il n’est plus rare de voir des jazzmen jouer de la musique clas­sique, comme Claude Abadie ou François de Lar­rard, et même l’enregistrer comme Chick Corea. Ain­si, Kei­th Jar­rett joue les 24 Préludes et Fugues de Chostakovitch1, recueil sin­guli­er dans son œuvre et même dans toute la musique du XXe siè­cle : un con­tre­point – superbe – au Clavier bien tem­péré de Bach. C’est en même temps une pro­fes­sion de foi con­tre la musique atonale au moment – les années cinquante – où elle com­mençait à exercer sa dom­i­na­tion total­i­taire sur le monde musi­cal. Jar­rett est par­faite­ment en sit­u­a­tion dans ces pièces qui exi­gent rigueur et fidél­ité absolue au texte, à écouter toutes affaires ces­santes si vous ne les con­nais­sez pas.

On retrou­ve deux de ces Préludes et Fugues (5 et 24) avec l’enregistrement his­torique du 3e Con­cer­to pour piano de Rach­mani­nov, qu’accompagne le 2e de Saint-Saëns, par Emil Gilels avec l’Orchestre de la Société des Con­certs du Con­ser­va­toire dirigé par André Cluytens2 (1956). On redé­cou­vre ain­si un des pianistes majeurs du xxe siè­cle : jeu aérien, retenu, d’une extrême élé­gance, qui fait oubli­er sa tech­nique tran­scen­dante, et qui trans­mute un con­cer­to générale­ment joué de manière hyper­ro­man­tique en une œuvre mag­nifique et sub­tile. Du 2e Con­cer­to de Saint-Saëns, le plus con­nu, on a pu dire mécham­ment qu’il com­mençait avec Bach pour finir avec Offen­bach. Gilels le joue comme ce qu’il est, une pièce très clas­sique, dont il tem­père les excès pour en faire une musique de plaisir.
Il est stupé­fi­ant de décou­vrir, avec le Pre­mier Livre de clavecin de Jean-François Dan­drieu, joué par Brigitte Haude­bourg3, com­bi­en le XVIIIe siè­cle et le goût de la classe alors dom­i­nante ont pu faire naître et s’épanouir des com­pos­i­teurs qui méri­tent d’être placés au même niveau que Rameau et Couperin. Les pièces des six Suites qui com­posent ce recueil ont la rigueur con­tra­pun­tique des Suites de Bach, le charme de la musique ital­i­enne, et, bien sûr, l’élégance, à l’apparence fausse­ment ludique, de la musique française de cour.

Musique de chambre oubliée

Les Sonates de Hin­demith – pour flûte et piano, vio­lon­celle et piano, vio­lon et piano, pour deux pianos – ne relèvent d’aucune école, mais elles témoignent d’un esprit et d’un style qui car­ac­térisent assez bien la musique tonale de l’entre-deux-guerres en Europe, que l’on pour­rait décrire comme une musique qui se cherche, entre con­ti­nu­ité et rup­ture. Qua­tre de ces Sonates, jouées par des musi­ciens français de pre­mier plan par­mi lesquels Michel Debost, Gérard Poulet, Chris­t­ian Ival­di, Noël Lee, font revivre ces pièces sans postérité, mélodiques et austères, qui intéresseront ceux que fascine la péri­ode 1918–1939 en Allemagne.

Dar­ius Mil­haud a été le con­tem­po­rain de Hin­demith, mais, mem­bre du groupe des Six, il a été fidèle à une cer­taine esthé­tique française, celle des années dites folles, et de l’immédiat après-guerre, qui ten­ta d’en retrou­ver l’esprit. Son Trio pour cordes, de 1948, éclate de joie de vivre, dans un style tonal et libre, enlevé et intel­li­gent, très français. « Le Pau­vre Matelot, com­plainte en trois actes » sur un livret de Jean Cocteau, date de 1927 ; musique assez proche d’Erik Satie, c’est un micro-opéra qui fait appel à un effec­tif réduit. Le Trio Albert Rous­sel pour le Trio, qua­tre chanteurs et des solistes de l’Opéra de Paris pour le Pau­vre Matelot, ont enreg­istré ces œuvres car­ac­téris­tiques d’une époque de liber­té créatrice.

Des cantates, un opéra

On a fait longtemps un con­tre­sens sur Rameau (1683–1764), con­sid­éré comme un ten­ant du style ancien, et il aura fal­lu, pour révéler l’humour et la sen­su­al­ité de sa musique, et aus­si ses inno­va­tions instru­men­tales, qu’elle soit dépous­siérée par un William Christie et un Jean-Claude Mal­goire. C’est pré­cisé­ment La Grande Écurie et la Cham­bre du Roy de Mal­goire qui ont enreg­istré en 1990, avec un groupe de solistes, Les Pal­adins, son avant-dernier opéra4, qui s’intitule « comédie lyrique ». Musique jail­lis­sante et fine, très élaborée, qui est à la fois fondée sur les acquis du passé et, en ce milieu du XVIIIe siè­cle, à l’avant-garde.

Les Can­tates de Cam­pra (1660–1744) sont de mini-opéras de salon, où se mêlent, selon le com­pos­i­teur, « avec la déli­catesse française, la vivac­ité ital­i­enne ». Très mélodiques, exal­tant des sen­ti­ments sim­ples, elles con­stituent des arché­types de la musique baroque. La sopra­no Jacque­line Nico­las en a enreg­istré cinq (Didon, Achille oisif, etc.) avec un quatuor instru­men­tal : vio­lon, flûte, vio­le de gambe, clavecin5. C’est de la bonne, de la belle musique galante, qui réjouit l’oreille.

Il y a chez cer­tains com­pos­i­teurs une incroy­able imper­méa­bil­ité aux événe­ments sociopoli­tiques de leur époque, lorsque ceux-ci ne les touchent pas per­son­nelle­ment. C’était le cas de Richard Strauss au cœur du nazisme, ce fut celui de Karol Szy­manows­ki qui, dans sa pro­priété d’Ukraine, a com­posé entre 1914 et 1918 des œuvres superbes : les Chants d’amour de Hafiz, sur des poèmes per­sans du xive siè­cle, et les Chants d’une Princesse de Con­tes de fées, enreg­istrés par Iwona Sobot­ka, Kata­ri­na Karnéus, Tim­o­thy Robin­son, l’Orchestre et les Chœurs de Birm­ing­ham dirigés par Simon Rat­tle6. C’est une musique très orig­i­nale, mar­quée par le sym­bol­isme, assez proche de Debussy et Rav­el, très évo­ca­trice et superbe­ment orchestrée. Sur le même disque fig­ure le bal­let Har­nasie, net­te­ment influ­encé par Stravin­s­ki, musique puis­sante et très inno­vante avec une orches­tra­tion extrême­ment recher­chée. On con­naît déjà bien ces œuvres majeures que sont les deux Con­cer­tos pour vio­lon et la Sym­phonie con­cer­tante pour piano et orchestre. Szy­manows­ki, un des grands com­pos­i­teurs du XXe siècle ?

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1. 2 CD ECM New Series 437 189–2.
2. 1 CD EMI 3 45819 2.
3. 1 CD ARION ARN 63656.
4. 2 CD ARION ARN 263660.
5. 1 CD ARION ARN 63658.
6. 1 CD EMI 3 64435 2.

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