Discographie

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°625 Mai 2007Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Les par­ties et le tout

Le monde physi­co-math­é­ma­tique que pal­paient, cal­i­braient, pesaient et trans­met­taient leurs instru­ments, con­sti­tu­ait à leurs yeux toute la réal­ité, étoiles et planètes n’étant que la preuve de la per­fec­tion et de l’infaillibilité de leurs raison­nements. Pour moi, la réal­ité gisait hors d’atteinte de leurs chétifs instru­ments qui, en eux-mêmes, n’étaient que les reflets mal­adroits de leur imag­i­na­tion étroite, ver­rouil­lée à jamais dans l’hypothétique prison de la logique.

Hen­ry Miller, Le Colosse de Marous­si.

Le cri­tique d’un jour­nal du soir qui notait que le soliste n’avait pas joué la reprise à la 154e mesure d’un con­cer­to, est à plain­dre, tout comme le rédac­teur d’un livret de cd qui, pour décrire un quatuor, se con­tente d’en analyser en détail l’ordonnancement des mou­ve­ments et des thèmes : la dis­sec­tion des par­ties est pour eux plus impor­tante que l’appréhension du tout et ils tuent la musique, en la découpant en morceaux. Mais celui qui avoue avoir pleuré en écoutant Mil­stein dans le Con­cer­to de Brahms, celui-là est touché par la grâce, et il ira sûre­ment au paradis.

Quatuors
Peut-être est-ce cette car­ac­téris­tique très poly­tech­ni­ci­enne d’analyser pour com­pren­dre qui a nui à l’universalité de la musique de notre cama­rade Charles Koech­lin (1867–1950), grand théoricien de l’harmonie et com­pos­i­teur pro­lifique et nova­teur mais austère : la plu­part de ses œuvres, pour­tant inspirées, appa­rais­sent comme des démon­stra­tions, et sont sou­vent ennuyeuses : tout le monde n’est pas Bach. Ses deux Quatuors, que vient d’enregistrer le Quatuor Ardeo1, échap­pent heureuse­ment à la règle : musique rigoureuse, certes, mais flu­ide, lumineuse, émou­vante même, dans la grande tra­di­tion du quatuor français, de Saint-Saëns à Fau­ré et Ravel.
Les trois pièces, majeures, Langsamer Satz de Webern, Suite lyrique de Berg, Quatuor n° 4 de Schoen­berg, mag­nifique­ment jouées par le Quatuor Psophos2, ont deux élé­ments en com­mun : elles jalon­nent le par­cours de l’École de Vienne, du postro­man­tisme expres­sion­niste à l’atonalité sérielle, et elles sont toutes trois d’une beauté som­bre et d’un lyrisme qui vous sub­merge d’émotion et vous empêche d’en analyser la fac­ture. C’est que, pour tous les trois, la tech­nique de com­po­si­tion n’est qu’un moyen de par­venir à l’art, et elle doit s’efforcer de se faire oublier.

Voix
L’opéra La Vie brève est la pre­mière œuvre de Manuel de Fal­la, bien con­nue par les extraits et adap­ta­tions instru­men­tales que l’on en joue sou­vent, mais bien peu don­né sur scène. C’est une œuvre très proche du folk­lore fla­men­co, d’amour et de mort comme il se doit, le Tris­tan et Iseult espag­nol. On attendait depuis longtemps que soit gravé en CD l’enregistrement de légende de Vit­to­ria de Los Ange­les en 1954 avec l’Orchestre Sym­phonique de l’Opéra de Barcelone dirigé par Ernesto Halffter ami de Fal­la : c’est chose faite3, et l’on peut ain­si décou­vrir cette œuvre courte et intense, au lyrisme exac­er­bé, som­met de la musique ibérique du début du XXe siècle.
Dans la série « Great Record­ings of the Cen­tu­ry », EMI pub­lie deux enreg­istrements his­toriques, l’un du Requiem de Fau­ré dirigé par David Will­coks avec le New Phil­har­mo­nia Orches­tra et le bary­ton John Car­ol Case en 1967, l’autre du Requiem de Duru­flé par Janet Bak­er, le chœur du Kings Col­lege de Cam­bridge avec orgue et vio­lon­celle, de 19804, Le Requiem de Fau­ré est une œuvre exquise, dans la mesure où on peut le dire d’un requiem, musique de joie sere­ine qui donne de la mort une vision séraphique. Celui de Duru­flé, beau­coup moins joué, est plus austère et intimiste.
Haen­del écriv­it son ora­to­rio Jeph­ta alors qu’il per­dait la vue, et, con­traire­ment à toute la tra­di­tion de la musique baroque, Jeph­ta et sa som­bre mélan­col­ie sont le reflet direct des préoc­cu­pa­tions per­son­nelles du com­pos­i­teur. Écoutez le chœur « How dark, o Lord, are thy decrees » du 2e acte, et vous y trou­verez tout le dés­espoir du monde. Ce roman­tisme un siè­cle avant la let­tre ressort par­faite­ment dans l’enregistrement de la com­pag­nie – chœur et orchestre – Opera Fuo­co, que l’on con­naît bien pour la qual­ité et la pré­ci­sion de ses inter­pré­ta­tions sur instru­ments d’époque, codirigée par David Stern et Jay Bern­feld, avec Paul Agnew en Jeph­ta5.

Sym­phonies et concertos
Nous avons enten­du, les uns et les autres, maintes inter­pré­ta­tions de la 1re Sym­phonie de Mahler, dite « Titan », qu’Ariane Mnouchkine util­isa jadis comme musique de scène pour 1789. Celle de David Zin­man qui dirige le Ton­halle Orches­tra de Zurich dans un disque tout récent6 se dis­tingue des précé­dentes en plusieurs points. Elle est une des plus mesurées, alors que l’œuvre peut inciter à tous les excès. Le sup­port est un « super-audio CD sur­round » (égale­ment audi­ble bien enten­du sur un lecteur de CD ordi­naire). Enfin, et surtout, elle com­porte, out­re les qua­tre mou­ve­ments habituels, un cinquième mou­ve­ment « Blu­mine », des­tiné à l’origine à en être le deux­ième, que Mahler sup­pri­ma par la suite, et que l’auditeur d’aujourd’hui peut à volon­té réin­tro­duire à sa place grâce aux pos­si­bil­ités des lecteurs de CD.
L’enregistrement en 1959 de la Sin­fo­nia Con­cer­tante de Prokofiev par Ros­tropovitch et le Roy­al Phil­har­mon­ic Orches­tra dirigé par Sir Mal­colm Sar­gent7, est un des « Great Record­ings of the Cen­tu­ry ». Ros­tropovitch avait été asso­cié par Prokofiev à la genèse de l’œuvre, car­ac­téris­tique de la péri­ode sovié­tique du com­pos­i­teur : un com­pro­mis sub­til entre les exi­gences de la poli­tique cul­turelle offi­cielle et le mod­ernisme créatif de Prokofiev : ain­si con­traint, le com­pos­i­teur fait preuve de dix fois plus d’imagination et de finesse que s’il dis­po­sait d’une totale lib­erté. Par com­para­i­son, le Con­cer­to pour vio­lon­celle et orchestre de Miaskovsky appa­raît tourné vers la musique du XIXe siè­cle. Mais quelle musique ! Le lyrisme à l’état pur, comme chez Tchaïkovs­ki et Rach­mani­nov, avec des thèmes bien struc­turés et des har­monies un peu plus mod­ernes. À quand l’enregistrement des très beaux quatuors de Miaskovsky ?
Un nou­v­el enreg­istrement du 1er Con­cer­to de Chostakovitch pour piano, trompette et orchestre, par Denis Mat­suev, qui eut le prix au con­cours inter­na­tion­al Tchaïkovs­ki, et l’Orchestre Phil­har­monique de Saint-Péters­bourg dirigé par Yuri Temirkanov8. Tech­nique, pré­ci­sion, brio, encore un bril­lant reje­ton de l’école russe de piano. Sur le même disque, le 1er Con­cer­to de Tchaïkovski.
Enfin, qua­tre con­cer­tos pour vio­lon de Bach – les deux et les ver­sions Bach pour vio­lon de deux con­cer­tos pour clavier – sur instru­ments baro­ques, par Aman­dine Bey­er, qui dirige l’ensemble Gli Incog­ni­ti9. On retien­dra en par­ti­c­uli­er l’ineffable Ada­gio du Con­cer­to en mi majeur que l’on entend d’habitude au clavier, et que pop­u­lar­isa le film Han­nah et ses Sœurs de Woody Allen.

Le disque du mois : Klezmer
Roby Lakatos est sans doute le plus remar­quable des vio­lonistes tzi­ganes actuels. Pre­mier prix du con­ser­va­toire Béla Bar­tok de Budapest, il est aus­si à l’aise dans la musique tzi­gane tra­di­tion­nelle que dans la musique clas­sique ou le jazz. Avec son ensem­ble et l’Orchestre de Cham­bre Franz Liszt, il pub­lie un disque de musique klezmer10. Des com­po­si­tions de Lakatos s’y mêlent aux thèmes tra­di­tion­nels, les arrange­ments sont d’une sub­til­ité inhab­ituelle, les har­monies jazz­iques, les rythmes inat­ten­dus (y com­pris des tan­gos) ; et, surtout, la sonorité et le phrasé du vio­lon de Lakatos, que l’on ne peut guère com­par­er qu’à ceux de Perl­man, vous pren­nent à la gorge, émo­tion impos­si­ble à décrire, et cer­taine­ment pas en analysant cette musique hors normes. À écouter toutes affaires ces­santes, allongé sur un canapé, avec des coussins, en buvant un bon Tokay Aszu ou, si vous en avez, de la Barack Palin­ka.

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1. 1 CD ARRE-SE AR2006‑3.
2. 1 CD ZIG ZAG ZZT 070502.
3. 1 CD SOMM SOMMCD 059.
4. 1 CD EMI 3 79994 2.
5. 2 CD PIERRE VERANY PV 707032.
6. 1 SACD sur­round RCA 87156–2.
7. 1 CD EMI 3 80013 2.
8. 1 CD RCA 86970.
9. 1 CD ZIG ZAG ZZT070501.
10. 1 CD AVANTI CLASSIC 5414706

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