Parole scientifique

En temps de crise, quelle parole scientifique ?

Dossier : ExpressionsMagazine N°765 Mai 2021
Par Robert RANQUET (72)
Par Nicolas BOULEAU (65)

Le dernier livre de Nico­las Bouleau, Ce que Nature sait, paraît aux PUF dans un con­texte de crise mul­ti­di­men­sion­nelle : san­i­taire, poli­tique, indus­trielle… mais aus­si sci­en­tifique, tant la parole sci­en­tifique sem­ble y avoir été mal­menée. Qui a par­lé ? Qui a‑t-on enten­du ? Qu’a‑t-on retenu ?

Nicolas Bouleau (65)
Nico­las Bouleau (65)

Nicolas, avant d’entraîner le lecteur dans un long parcours sur la fabrication de connaissance en biologie et à ses conséquences sur l’écologie, ton livre commence à point nommé par un chapitre intitulé : Quelle parole scientifique ? C’est bien la question que les Français ont pu se poser, à suivre les épisodes nombreux, pour le moins contrastés et parfois cocasses, de l’intervention des scientifiques (?) dans le débat, qu’il s’agisse d’informer (?) la population ou d’éclairer (?) le politique.
Je mets de multiples points d’interrogation, car, à vrai dire, on a bien du mal à se faire une idée claire de ce qu’a été la parole scientifique dans cette crise. Comment l’as-tu perçue ? 

En pre­mier lieu, il est impor­tant que je dise que ce livre était rédigé en 2019 avant que la pandémie ne se déclare. Je ne l’ai pas mod­i­fié, j’ai juste ajouté une post­face pour éviter les quipro­qu­os. Il débute par une réflex­ion sur ce que peut être la parole sci­en­tifique aujourd’hui et se pour­suit par une analyse de la com­bi­na­toire biologique et de ses par­tic­u­lar­ités épisté­mologiques. Dès lors, cette crise san­i­taire nou­velle, d’ampleur inat­ten­due, dis­qual­i­fie-t-elle ou con­firme-t-elle la vision que je propose ?

D’après les retours que j’ai, plusieurs lecteurs y ont vu la pré­mo­ni­tion de ce qui arrive. Mais hon­nête­ment je ne sais pas, parce que j’ignore quelles thès­es exacte­ment cette crise réfute ou valide : il fau­dra du temps pour pren­dre du recul. En revanche, je vois claire­ment qu’elle est une illus­tra­tion des ques­tions que je pose dans ce livre. 

La pre­mière porte sur la légitim­ité de la sci­ence à jouer un rôle dans la lucid­ité col­lec­tive. Tout le monde sem­ble d’accord sur ce point. Mais aujourd’hui la sci­ence ne par­le plus si claire­ment. Le hasard s’est immis­cé dans les lois sci­en­tifiques elles-mêmes. De l’ensemble des règles qui régis­saient le monde cartésien, elle est dev­enue la météo des savoirs. Les phénomènes graves de très faible prob­a­bil­ité lais­sent la déci­sion col­lec­tive dans un réel embar­ras, et l’économie sou­vent les ignore. Com­ment faire que la sci­ence révèle des risques que l’économie ne voit pas ? Cela con­cerne au pre­mier chef les rela­tions entre la tech­nique et la nature. 

Cette interrogation sur le rapport entre la technique et la nature n’est pas nouvelle. Alors, qu’est-ce qui a changé ?

Le point de vue a évolué. Dès la fin du XXe siè­cle, un vaste courant cri­tique a dénon­cé la coupure mod­erne entre le sci­en­tifique et la nature (la dis­tan­ci­a­tion nat­u­ral­iste), et souligné la dépen­dance de la sci­ence à la cul­ture, à l’époque, c’est-à-dire au social. Ce rel­a­tivisme, plus ou moins nuancé selon les auteurs, va par­fois jusqu’au socio­cen­trisme absolu où les con­tenus de con­nais­sance eux-mêmes sont sociale­ment con­stru­its (École d’Édimbourg). Et cette doc­trine ne reste pas can­ton­née aux cer­cles uni­ver­si­taires, elle est par­faite­ment mise en pra­tique par les marchands de doute (voir les ouvrages de David Michaels pour l’industrie phar­ma­ceu­tique et de Nao­mi Oreskes et Erik Con­way sur le cas du tabac) ain­si que par les cli­matoscep­tiques (cf. le film La fab­rique de l’ignorance sur Arte).

Or les sci­en­tifiques ont une respon­s­abil­ité par­ti­c­ulière dans la vis­i­bil­ité du glob­al et du long terme, parce qu’ils ont con­nais­sance de choses que le citoyen ne voit pas. Le trou dans la couche d’ozone, le gaz car­bonique, la pol­lu­tion des océans, le déclin des réserves halieu­tiques, la déforesta­tion, etc. : le citoyen n’en a pas con­nais­sance directe­ment, il n’a aucun moyen de véri­fi­er ce qu’il entend sur ces sujets.

Faut-il s’en tenir aux faits ? Cela voudrait dire restrein­dre la sci­ence à une fonc­tion stricte­ment descrip­tive, spec­ta­trice. Cepen­dant, on compte sur la con­fi­ance qu’on peut lui accorder, et pour laque­lle elle est faite, afin de lire plus claire­ment ce qui est en train de se passer. 

Sur ces ques­tions cru­ciales, on peut avancer plusieurs répons­es (je ren­voie par exem­ple à la revue Esprit de mars 2021). J’ajouterai juste ici une remar­que. S’en tenir aux faits était ce qu’ont ten­té de faire les néopos­i­tivistes au début du XXe siè­cle déjà, avec leurs procès-ver­baux, leurs règles de cor­re­spon­dance et leurs pro­to­coles expéri­men­taux. Mais ça ne marche pas : le savoir desséché que cela fab­rique ne répond à aucune de nos attentes. Pire, il est le lieu où se cachent ceux qui esquiv­ent toute respon­s­abil­ité, qui pren­nent le plus grand soin à ne jamais s’avancer pour ne pas pren­dre la moin­dre égratignure et à agir en toute dis­cré­tion. C’est aus­si ce que Hans Jonas dénonçait en par­lant de l’apocalypse ram­pante, c’est-à-dire de l’éventualité d’une planète dev­enue inviv­able par la con­séquence d’une absence de décision.

Une grande part de tes analyses tourne autour de la place faite à l’ignorance. Sans entrer dans le cœur de ton travail sur la biologie de synthèse, peux-tu expliquer la place nouvelle que tu fais jouer à cette ignorance ?

L’ignorance est une caté­gorie philosophique par­ti­c­ulière à cause de son para­doxe intrin­sèque, perçu par Mon­taigne déjà, que les sots ne perçoivent pas leur igno­rance et que c’est en avançant dans la con­nais­sance que nous prenons con­science de son immen­sité. Je note qu’en avril dernier dans Le Monde le philosophe Jür­gen Haber­mas déclarait : « Dans cette crise, il nous faut agir dans le savoir explicite de notre non-savoir. »

Évidem­ment la sci­ence, en per­ma­nence à sa manière, fait la preuve qu’il y a de l’ignorance. Per­son­ne ne peut nier que la con­nais­sance avance et, ce faisant, elle mon­tre qu’on ne savait pas cer­taines choses, cer­taines régu­lar­ités, cer­tains faits et cer­taines dif­fi­cultés. Là-dessus tout le monde est d’accord. Sans doute peut-on dis­cuter, en par­ti­c­uli­er dans les sci­ences sociales, si le verbe « avancer » est vrai­ment le bon. Par ailleurs on peut faire remar­quer que ce ne sont pas tou­jours les igno­rances recon­nues aujourd’hui qui sont le moteur des inves­ti­ga­tions, loin de là, d’où les réflex­ions autour du principe de pré­cau­tion, large­ment com­men­té, et le souci d’une par­tic­i­pa­tion plus réelle du citoyen dans le choix des direc­tions de recherche, la cri­tique des savoirs d’expert, etc.

En revanche, c’est sou­vent une lev­ée de boucliers si l’on pré­tend qu’il existe de l’ignorance défini­tive. Là, immé­di­ate­ment vien­nent les dis­qual­i­fi­ca­tions, voire les anathèmes. C’est pour­tant une nuance impor­tante. Je m’appuie dans ce livre, pour asseoir mes raison­nements con­cer­nant les lim­ites de la con­nais­sance en matière de com­bi­na­toire molécu­laire, dans le domaine de la sci­ence où ces lim­ites peu­vent être démon­trées, à savoir les lim­i­ta­tions internes des for­mal­ismes en logique mathématique.

L’ignorance défini­tive est un phénomène banal et courant. Une des thès­es que je défends est qu’il est fréquent dans la com­bi­na­toire de la biolo­gie de syn­thèse et qu’il est impor­tant d’en tenir compte. 

Mais ni le politique ni le public ne sont intéressés par des aveux d’ignorance, me semble-t-il.

Bien enten­du ! On peut se deman­der, d’ailleurs, pourquoi cette igno­rance n’a pas la place qu’elle devrait avoir dans le cadrage des déon­tolo­gies. La réponse, his­torique, qui nous ren­voie au XIXe siè­cle, est que le pos­i­tivisme est né en s’opposant rad­i­cale­ment à la pen­sée religieuse et que ce non-savoir humain ressem­ble à ce que les reli­gions enten­dent combler par la présence divine.

Mais il est une autre réponse beau­coup plus con­crète, d’une force con­sid­érable : les médias sont inca­pables de faire une juste place à l’ignorance. Per­me­ts-moi, Robert, de m’exprimer dans mon lan­gage de math­é­mati­cien en énonçant le théorème du présentateur :

Il faut faire par­ler le sci­en­tifique qui dit « je sais », parce que celui qui dit « on ne sait pas » ne trans­met aucune intention.

Corol­laire : Le sci­en­tifique qui passe dans les médias est celui qui, sur chaque sujet, dit qu’on est sur le point de savoir et que ce sera une grande révolution.

Il s’en­suit que le jour­nal­iste, ne con­nais­sant pas les con­tenus de la sci­ence, prend volon­tiers les hâbleurs pour de grands sci­en­tifiques. Et que les médias sont surtout en sit­u­a­tion de retenir de la sci­ence son audace, plutôt que son dis­cours de prudence.

Nous avons vu que la position de « s’en tenir aux faits » dissimule de sérieuses faiblesses, mais n’y a‑t-il pas aussi le danger de faire trop confiance à la science, au moins dans certaines circonstances ? 

Tout à fait. Mais, dans ce livre, je ne traite pas des hori­zons sci­en­tistes tels que ceux des tran­shu­man­istes, ni des grandes fresques escha­tologiques à la Teil­hard de Chardin. Je souligne en revanche des biais cog­ni­tifs très con­crets dans le tra­vail des sci­en­tifiques de terrain. 

Dans les années 1980–1990, on cri­ti­quait les mod­èles que fai­saient les ingénieurs ou les experts pour con­tribuer à la déci­sion publique, à cause de leur ancrage social, en soulig­nant que leur appar­ente sci­en­tificité pou­vait dis­simuler les sub­jec­tiv­ités de leurs auteurs. Je pré­con­i­sais des mod­éli­sa­tions plurielles et con­cur­rentes faites par des groupes diversifiés.

“Les médias sont incapables de faire une juste place à l’ignorance.”

Le prob­lème que je soulève ici est dif­férent. Il porte sur ce que j’appelle le Rn-isme, c’est-à-dire la mod­éli­sa­tion dans l’espace eucli­di­en à n dimen­sions. Je mon­tre que penser cela comme une démarche rationnelle, anodine et uni­verselle est une erreur, que cela four­nit un cer­tain type d’approximation de la réal­ité qui, juste­ment, n’est pas une approx­i­ma­tion parce qu’elle gomme tout ce qui con­cerne la com­bi­na­toire moléculaire. 

Je suis con­va­in­cu que, si ces approches Rn-istes nous parais­sent tout à fait nor­males, c’est pour la rai­son qu’elles sont calquées sur les mod­èles économiques et en par­ti­c­uli­er sur ceux de l’économie néo­clas­sique avec ses petites méth­odes d’optimisation. Cela induit une vision où l’on opti­mise des bilans comme dans l’écologie odu­mi­enne (du nom des frères Odum, théoriciens d’une vision de la nature comme indus­trie pro­duc­trice). C’est le réduc­tion­nisme induit par notre civil­i­sa­tion de con­som­ma­tion. Mais la parole sci­en­tifique doit tou­jours s’efforcer de dépass­er la con­fu­sion entre le mod­èle et la réalité.


Pour aller plus loin :

Nico­las Bouleau Ce que Nature sait, La révo­lu­tion com­bi­na­toire de la biolo­gie et ses dan­gers, PUF 2021.

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