En matière d’énergie, il faut apprivoiser l’incertitude, à défaut de la domestiquer

Dossier : La gestion des incertitudesMagazine N°632 Février 2008
Par Dominique MAILLARD (68)

” Le pro­pre de l’avenir est d’être incer­tain ” écrivait le philosophe, mais l’é­con­o­miste pour­rait aus­si faire sienne cette évi­dence. Dans la pra­tique on a cepen­dant le sen­ti­ment que cette pro­priété est mécon­nue voire déniée. La notion d’in­cer­ti­tude est-elle si éloignée des réflex­es intu­itifs de la com­préhen­sion humaine ? Certes pas, le joueur, qui som­meille en beau­coup d’en­tre nous, sait par­faite­ment que le sort des dés, ou la donne des cartes, relève de lois sta­tis­tiques et de prob­a­bil­ités quan­tifi­ables. Cela laisse la place au hasard, à la chance mais sûre­ment pas à la cer­ti­tude… sauf pour les tricheurs. Les écon­o­mistes aimeraient donc à ce point ” trich­er ” avec les élé­ments et les don­nées sur lesquels se fonde leur art ! Pour être plus con­cret et en restant dans le domaine de l’én­ergie qui est celui que je con­nais le moins mal, je voudrais illus­tr­er mon pro­pos, en con­clu­ant cepen­dant par une note pos­i­tive : des incer­ti­tudes et des erreurs jail­lit par­fois la vérité… 

Des sous-estimations grossières

Les prévi­sions énergé­tiques ont ceci d’in­téres­sant qu’elles pren­nent sou­vent des hori­zons éloignés et qu’elles per­me­t­tent donc, avec recul, de com­par­er l’es­ti­ma­tion et l’ob­ser­va­tion. Les années 1950, où le monde et surtout l’Eu­rope se recon­stru­i­saient, ont donc con­sti­tué une péri­ode par­ti­c­ulière­ment intense pour la prévi­sion, de même d’ailleurs que les années 1973–1975 après le pre­mier choc pétroli­er. Exam­inons la prévi­sion faite en 1950 pour 2000 sur l’évo­lu­tion de la con­som­ma­tion mon­di­ale d’én­ergie et sa répar­ti­tion par sources. 

La consommation mondiale d’énergie en 2000 vue de 1950

On con­state une grossière sous-esti­ma­tion de la con­som­ma­tion réelle (un fac­teur de 2,5) ; une ten­dance à ” préserv­er les acquis ” : le char­bon est l’én­ergie dom­i­nante en 1950, il est sup­posé le rester en 2000 ; l’én­ergie ” mon­tante ” de l’époque, à savoir l’hy­draulique, se voit attribuer une part gran­dis­sante dans le bilan énergé­tique dont elle n’at­teint pas 1/6e de la valeur en pour­cent­age en 2000.

1950

en Mep %

2000 vue depuis 1950

en Mep %

2000 observée

en Mep %

Charbon 924 57,3 2474 58,7 2341 23,2
Pétrole 505 31,3 323 7,7 3620 35,8
Gaz naturel 153 9,5 2101 20,8
Hydraulique 31 1,9 559 13,3 226 2,2
Nucléaire 286 6,8 676 6,7
ENR 559 13,3 1146 11,3
TOTAL 1 613 4 201 10 110
Prévi­sion de la con­férence mon­di­ale de l’Énergie


Inverse­ment on arrive par­fois à de bonnes valeurs, par­fois par la com­pen­sa­tion de deux erreurs en sens inverse : la valeur absolue de la con­som­ma­tion de char­bon est exacte, à 5 % près, parce que la sures­ti­ma­tion de sa part rel­a­tive com­pense presque exacte­ment la sous-esti­ma­tion de la con­som­ma­tion totale ; la part rel­a­tive du nucléaire est éton­nam­ment pré­cise (6,7 % réal­isé con­tre 6,8 % prévu) et l’er­reur n’est pas man­i­feste pour les éner­gies renou­ve­lables hors hydraulique (11,3 % réal­isé con­tre 13,3 % prévu). Cela con­traste avec l’er­reur fab­uleuse con­cer­nant les hydro­car­bu­res, dont la con­som­ma­tion annon­cée ne représente que moins de 6 % de ce qui a été observé (323 Mtep prévus con­tre 5 720 Mtep réal­isés). Est-ce que l’in­tro­duc­tion de fourchettes aurait amélioré les choses ? Vraisem­blable­ment non car il est peu prob­a­ble que les prévi­sion­nistes de l’époque se soient beau­coup aven­turés au-delà de plages du genre [- 30 %, + 30 %]. En sub­stance les écarts auraient été con­servés. On peut néan­moins en tenir des enseigne­ments pour amélior­er la qual­ité du tra­vail des prévi­sion­nistes : il faut admet­tre de chang­er de par­a­digme (le règne du char­bon n’est pas éter­nel) ; l’hy­pothèse sur la crois­sance économique est déci­sive ; les éner­gies relais ne sont pas néces­saire­ment celles que l’on croit (l’hy­draulique n’a pas été au ren­dez-vous, mais le nucléaire a été sous-évalué).

(en Mtep) 1973 1990 (A) 1990 (B) 1990 réél Hors fourchette
Charbon 28 31 26 19 X
Pétrole 121 71 83 89 X
Gaz 13 39 34 26 X
Nucléaire 4 86 86 78 X
Hydraulique 4 5 5 5
Autres ENR 10 20 18 12 X
Total 180 252 252 230
Travaux du Com­mis­sari­at général au Plan

La résistance du roi pétrole

A‑t-on fait mieux en 1973 pour des prévi­sions à quinze ans con­cer­nant, cette fois-ci, la con­som­ma­tion énergé­tique française prévue pour 1990 ? Même si, cette fois-ci, les prévi­sion­nistes ont admis des fourchettes (scé­nario A ou B) et si l’hori­zon est net­te­ment plus court, les erreurs ne sont guère plus légères : env­i­ron 10 % sur le chiffre total (esti­ma­tion par excès) ; réal­i­sa­tion en dehors de l’in­ter­valle prévu pour les prin­ci­pales formes d’én­ergie avec la sures­ti­ma­tion du char­bon, du gaz, du nucléaire et des éner­gies renou­ve­lables autres que l’hy­draulique. En résumé, le ralen­tisse­ment de la crois­sance économique (et donc énergé­tique) n’a pas été pris au sérieux et la capac­ité de résis­tance du ” roi pét­role ” a été sous-éval­uée, en n’en­vis­ageant pas le con­tre-choc pétroli­er de 1986, qui est pour beau­coup dans le main­tien d’une con­som­ma­tion élevée de pét­role en 1990. 

Tirer parti des difficultés

Les erreurs répéti­tives, comme celles qu’en tant que prévi­sion­nistes nous avons nous-mêmes com­mis­es, doivent-elles nous con­duire à jeter défini­tive­ment le bébé avec l’eau du bain, en jurant solen­nelle­ment de ne plus récidiv­er ? Un tel engage­ment a la valeur de celui du fumeur invétéré qui reprend une cig­a­rette après chaque con­sul­ta­tion médicale !

L’hypothèse sur la crois­sance économique est décisive 

Il faut plutôt pren­dre son par­ti de ces dif­fi­cultés et respecter quelques principes sim­ples : une prévi­sion est des­tinée à faire réfléchir et non à pra­ti­quer l’art div­ina­toire. Si un scé­nario est inac­cept­able : très bien, réfléchissons aux mesures qui vont en empêch­er la réal­i­sa­tion, c’est l’in­térêt prin­ci­pal de l’ex­er­ci­ce ; le prévi­sion­niste est tou­jours myope, il ne sait pas voir les rup­tures tech­nologiques, finan­cières ou poli­tiques. Recon­nais­sons-le et ne con­fon­dons pas la prévi­sion avec la prospec­tive qui est un autre art (sur lequel il y a aus­si beau­coup à dire) ; une étude de sen­si­bil­ité (à la crois­sance économique, à la démo­gra­phie, aux prix) est sou­vent bien plus éclairante qu’un mod­èle ” boîte noire ” où l’on s’en remet sans esprit cri­tique à un logi­ciel qui, bien que soigné, peut totale­ment omet­tre une don­née basique. Nous n’au­rons pas réduit d’un pouce la capac­ité infinie de l’avenir à nous sur­pren­dre, mais au moins aurons-nous com­mencé à apprivois­er l’in­cer­ti­tude dont la domes­ti­ca­tion com­plète reste hors de nos moyens.

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