Du plaisir

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°605 Mai 2005Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Un chroniqueur ciné­matographique – méprisé par l’intelligentsia des cri­tiques de la nou­velle vague – qui écrivait jadis dans un jour­nal du soir, avait pour principe de ne jamais dire du mal d’un film : au pire, il indi­quait sim­ple­ment quel pub­lic, et dans quelles cir­con­stances, pour­rait y pren­dre du plaisir. Et si le film était décidé­ment irrécupérable à tous égards, eh bien il n’en par­lait pas. La présente chronique a pour ambi­tion mod­este de s’inspirer des mêmes règles, et cha­cun des enreg­istrements ci-après, qui sont par­faite­ment hétérogènes, a ses qual­ités et son public.

Baroques

La musique baroque a souf­fert d’un engoue­ment exces­sif et pas­sager, large­ment dû au besoin des inter­prètes de trou­ver une “niche”, à l’hermétisme de la créa­tion con­tem­po­raine, et à la paresse des édi­teurs : on innove à bon compte en fouil­lant dans les bib­lio­thèques. Or, il faut bien le dire : le roi est nu, la musique baroque est sou­vent ennuyeuse, et les chefs‑d’œuvre oubliés inter­prétés par des musi­ciens ray­on­nants sont des îlots d’exception dans une mer de banal­ités souf­fre­teuses jouées par des musi­co­logues coincés, dont le seul mérite est de sus­citer chez l’auditeur l’illusion d’une petite nostalgie.

Qua­tre dis­ques sur­na­gent dans l’édition récente, de Schütz, et, moins con­nus, de West­hoff et de com­pos­i­teurs napoli­tains. Dans l’œuvre pro­lifique de Schütz (1585- 1672), l’His­toire de la Nativ­ité1 et la Pas­sion selon saint Matthieu2, enreg­istrés par l’ensemble Akademia dirigé par Françoise Lasserre, mar­quent l’aboutissement d’une écri­t­ure raf­finée. À la dif­férence du pre­mier, le sec­ond (la Pas­sion) ne met en jeu que des voix, l’usage des instru­ments étant inter­dit à l’époque dans les Pas­sions par l’Église luthéri­enne. Les deux dis­ques, servis par une qual­ité d’enregistrement excep­tion­nelle et par des inter­prètes chaleureux, ravi­ront ceux qui pla­cent Bach au som­met absolu et que pas­sion­nent les orig­ines de son art.

West­hoff (1656–1705), vio­loniste célèbre au XVI­Ie siè­cle, a lais­sé en tout et pour tout qua­torze œuvres, dont six Sonates pour vio­lon et basse con­tin­ue que vien­nent d’enregistrer David Plantier et les Plaisirs du Par­nasse3. Authen­tiques petits chefs‑d’œuvre, musique sub­tile et jubi­la­toire qui pré­fig­ure Bach. Enfin, tou­jours chez le même édi­teur, apparem­ment bien inspiré, des Con­cer­ti Napo­le­tani per Vio­lon­cel­lo, par l’Ensemble 415 de Chiara Bian­chi­ni4, œuvres de Fioren­za, Por­po­ra, Leo, et Sabati­no, pièces rich­es et char­nues que l’on préfér­era à juste titre aux facil­ités par­fois com­plaisantes de Vivaldi.

Plus ou moins contemporains

Mar­t­inu, Tchèque, est un des moins con­nus des grands com­pos­i­teurs européens du XXe siè­cle, et c’est dom­mage. Sa musique, sans doute plus policée que celle du Hon­grois Bar­tok, est à la fois indépen­dante et orig­i­nale (comme celle de Prokofiev, par exem­ple), remar­quable­ment écrite, dans la lignée de la musique française de la pre­mière moitié du siè­cle. Les trois Sonates pour vio­lon­celle et piano, enreg­istrées par Renaud Déjardin au vio­lon­celle – superbe musi­cien – et Martha Gödény5, s’écoutent avec grand plaisir et con­stituent une excel­lente intro­duc­tion à sa musique de chambre.

On enreg­istre beau­coup les sym­phonies de Chostakovitch et c’est tant mieux. Mariss Jan­sons dirige à la tête du Sym­phonieorch­ester des Bay­erischen Rund­funks6 la 4e Sym­phonie, écrite en 1936 mais créée après la mort de Staline, en 1961, la plus proche de Mahler, à l’orchestration pharaonique (20 bois, 17 cuiv­res…), peut-être la plus dif­fi­cile d’accès, et aus­si la plus nova­trice : à ne pas man­quer si vous aimez Chostakovitch.

Enfin, pour les ama­teurs de sonorités nou­velles, deux œuvres du jeune com­pos­i­teur tchèque Krystof Marat­ka, avec l’Orchestre de cham­bre Talich7 : Lumi­nar­i­um est un con­cer­to pour clar­inette et orchestre dont les neuf mou­ve­ments sont inspirés cha­cun du folk­lore d’un ou plusieurs pays (Indonésie, Ouzbék­istan, Japon, etc.), pièce haute­ment var­iée, sym­pa­thique et vivante ; Astro­pho­nia est un con­cer­to pour alto et orchestre “avec piano” : œuvre plus ambitieuse, musique cos­mique évo­ca­trice, bien écrite, à découvrir.

Boulez interprète Debussy et Ravel

Boulez est sans doute le chef d’orchestre français majeur de la deux­ième moitié du XXe siè­cle, insur­passé dans Debussy et Rav­el. DGG regroupe en deux cof­frets ses enreg­istrements de référence de Debussy à la tête du Cleve­land Orches­tra8 : La Mer, Noc­turnes, Jeux, Rhap­sodie pour clar­inette et orchestre, Prélude à l’après-midi d’un faune, Images, Print­emps, Dans­es pour harpe et orchestre, Le Jet d’eau, et Trois Bal­lades de François Vil­lon (ces deux dernières œuvres avec la sopra­no Ali­son Hagley), et de Rav­el9, avec le Berlin­er Phil­har­moniker, Daph­nis et Chloé (ver­sion inté­grale très rarement enreg­istrée), La Valse, Ma Mère l’Oye, Une Bar­que sur l’Océan, Alb­o­ra­da del Gra­cioso, Rhap­sodie espag­nole, Boléro, et, à la tête du Lon­don Sym­pho­ny, les deux Con­cer­tos pour piano avec Krys­t­ian Zimer­man, et Valses nobles et sen­ti­men­tales. Il n’est pas utile de revenir sur les qual­ités de la direc­tion de Boulez : pré­ci­sion et rigueur, sépa­ra­tion des plans sonores, per­fec­tion iné­galée pour des œuvres trop sou­vent vouées à l’impressionnisme musi­cal ; et cepen­dant sen­si­bil­ité et sen­su­al­ité sont au ren­dezvous. Plus, à notre avis, que ses com­po­si­tions, ce sont des inter­pré­ta­tions comme celles-ci qui assureront le pas­sage de Boulez à la postérité.

Le disque du mois

Le Quatuor Alban Berg, dont les inter­pré­ta­tions défient les super­lat­ifs, comme en témoignent notam­ment ses enreg­istrements des inté­grales de Mozart et Beethoven comme des quatuors de Rav­el et Debussy, vient d’enregistrer un ensem­ble de tan­gos de Piaz­zo­la avec le ban­donéon­iste Per Arne Glo­rvi­gen10 : une mer­veille. La milon­ga Tris­tezas para un AA pour quatuor, ban­donéon et con­tre­basse vous pren­dra et ne vous lâchera plus. Que les mêmes inter­prètes puis­sent se fon­dre dans la musique de Beethoven et dans celle des bar­rios de Buenos Aires n’est pas, au fond, un mys­tère : pour les vrais musi­ciens, la musique est une. Sur le même disque, une œuvre très forte et com­plexe de Kurt Schw­ert­sik pour la même for­ma­tion en hom­mage à Erik Satie, Adieu Satie, et trois tan­gos pour ban­donéon seul de com­pos­i­teurs argentins. Que les tristes puristes passent leur chemin : voilà de la bonne, de la vraie musique, à la fois sen­suelle et cérébrale, qui vous apportera plaisir et même savoir, et ne vous incit­era guère à la sagesse…

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1. 1 CD ZIG ZAG ZZT 04 11 01.
2. 1 CD ZIG ZAG ZZT 05 04 02.
3. 1 CD ZIG ZAG ZZT 05 02 01.
4. 1 CD ZIG ZAG ZZT 05 03 02.
5. 1 CD ARION ARN 68671.
6. 1 CD EMI 5 57 824 2.
7. 1 CD ARION ARN 68676.
8. 3 CD DGG 476 7266.
9. 3 CD DGG 476 7267.
10. 1 CD EMI 5 57 778 2.

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