Arthur Dénouveaux prononcant son discours pour la cérémonie de remise des bicornes

Discours d’Arthur Dénouveaux pour la cérémonie de remise des bicornes

Dossier : Nouvelles du PlatâlMagazine N°776 Juin 2022
Par Arthur DÉNOUVEAUX (X05)

Mis­saire de la pro­mo X05, Arthur Dénou­veaux a été invi­té à pro­non­cer un dis­cours lors de la céré­mo­nie 2022 de remise des bicornes dans la cour d’honneur des Inva­lides. Res­ca­pé du Bata­clan lors des atten­tats du 13 novembre et pré­sident de l’association de vic­times Life for Paris, Arthur a témoi­gné du sens qu’a pris pour lui le col­lec­tif poly­tech­ni­cien, depuis les pitre­ries de la Khô­miss à l’École jusqu’au moment de l’épreuve d’une vie, où la force de la com­mu­nau­té révèle toute sa beau­té et sa vigueur.

« Chers jeunes camarades,

Votre GénéK vient de vous par­ler de la grande his­toire de votre École et des poly­tech­ni­ciens qui ont contri­bué à son pres­tige. Je le remer­cie, lui et ses mis­saires, d’avoir invi­té un jeune ancien comme moi pour vous par­ler lors de cette céré­mo­nie si impor­tante qui cimente encore plus votre appar­te­nance à la com­mu­nau­té polytechnicienne.

Je m’appelle Arthur Dénou­veaux, je suis un de vos cama­rades de la pro­mo­tion 2005, et c’est avec une grande émo­tion que je me retrouve dans cette cour d’honneur des Inva­lides avec laquelle j’entretiens une his­toire très par­ti­cu­lière que je vais ten­ter de vous résu­mer ici, ce qui, je l’espère, appor­te­ra un éclai­rage plus intime au sens du col­lec­tif polytechnicien.

Arthur Dénouveaux lors de la cérémonie de remise des bicornes 2022

La pre­mière fois de ma vie d’adulte que j’ai mis les pieds dans cette cour d’honneur, c’était en 2007 jus­te­ment grâce à notre chère École poly­tech­nique. J’avais été dési­gné volon­taire, comme sait le dire si élé­gam­ment l’encadrement mili­taire, pour une céré­mo­nie et pour les quatre heures de tra­jet depuis le pla­tâl dans les embou­teillages qui allaient avec. La rai­son de cette dési­gna­tion un peu floue tenait quand même, en grande par­tie je crois, à ma par­ti­ci­pa­tion for­te­ment sus­pec­tée à cette belle ins­ti­tu­tion qu’est la Khô­miss. Nous avions en effet avec mes cama­rades mis­saires mené quelques actions pour rap­pe­ler à la Strass que, au-delà du dia­logue ins­ti­tu­tion­nel qui existe avec la Kès, il faut aus­si savoir écou­ter les promotions.

« J’ai été fortement suspecté de participer à cette belle institution qu’est la Khômiss. »

Le grand nombre d’« oran­gi­sa­tions » assez mal com­prises dans la pro­mo­tion 2004 nous avait pous­sés à appor­ter quelques mètres cubes de terre, une dizaine d’orangers et quelques cen­taines d’oranges dans le bureau du direc­teur des études de l’époque que nous avions muré. Quelle n’avait pas été notre sur­prise (et notre satis­fac­tion) de décou­vrir alors que le direc­teur des études, en arri­vant le len­de­main matin, ne connais­sait même pas la signi­fi­ca­tion du terme « orangiser ».

Nous avions éga­le­ment consta­té qu’un com­man­dant de com­pa­gnie confon­dait com­man­der une cen­taine d’élèves de Poly­tech­nique avec admi­nis­trer une crèche. Trans­for­mer son bureau en pis­cine de halte-gar­de­rie, pois­sons rouges inclus, l’avait rame­né à plus de rai­son mais nous avait alié­né l’administration, SIE (ser­vice infra­struc­ture et équi­pe­ment) inclus.

En par­lant d’infantilisation, votre chef de corps m’a envoyé un mail que j’ai long­temps essayé de com­prendre : « Que M. Dénou­veaux veuille impro­vi­ser n’est pas un pro­blème mais je dois avoir aupa­ra­vant son dis­cours rédi­gé. » J’ai fini par com­prendre que vous aviez dû, mon colo­nel, appor­ter votre cau­tion per­son­nelle pour que nous ayons le droit de tenir cette céré­mo­nie ici aujourd’hui. Mer­ci pour ce courage.

Bref, si j’étais dans la cour des Inva­lides cette année-là, c’était pour de bonnes rai­sons, le cœur léger et les bot­tines glis­sant sur ces char­mants pavés irré­gu­liers sur les­quels vous vous tenez aujourd’hui.

Je ne me dou­tais pas un seul ins­tant que huit ans plus tard, le 27 novembre 2015, je m’y tien­drais dans le froid, les larmes aux yeux. Qua­torze jours plus tôt, pré­sent dans la fosse du Bata­clan, je n’échappais qu’avec beau­coup de chance aux balles des kalach­ni­kovs des ter­ro­ristes venus assas­si­ner lâche­ment 131 per­sonnes dans Paris et à Saint-Denis. Je me tenais donc dans une tri­bune à écou­ter pour la pre­mière fois égre­née la liste alpha­bé­tique des noms des vic­times, en espé­rant ne pas y entendre mon nom, encore un peu incer­tain d’être tou­jours en vie. Je me sou­viens qu’en ces jours de choc, et à ma grande sur­prise, Poly­tech­nique n’était jamais loin. Déjà car tri­via­le­ment mes maigres réflexes de sur­vie dans la fosse du Bata­clan avaient beau­coup à voir avec l’entraînement mili­taire reçu en pre­mière année, que ce soit lors de la for­ma­tion ini­tiale, ou lors de mon stage dans un pelo­ton d’intervention de la Gen­dar­me­rie à Brest. Mais sur­tout car mes cama­rades de pro­mo­tion, appre­nant ma mésa­ven­ture, me témoi­gnaient très nom­breux leur sou­tien et leur affec­tion. Car la com­mu­nau­té des anciens tout entière, par la voix de l’AX, m’assurait elle aus­si de sa pré­sence à mes côtés et de son sou­tien humain ou finan­cier. La force de la com­mu­nau­té poly­tech­ni­cienne s’exprimait alors dans toute sa beau­té, et sur­tout avec une vigueur que je n’aurais jamais ima­gi­née et à laquelle je n’avais jamais pen­sé. Le lien qui nous unit, poly­tech­ni­ciens de toutes les pro­mo­tions, est un lien qui nous oblige. Nous oblige à tou­jours prendre le temps de répondre poli­ment au jeune cama­rade qui te pose une ques­tion sur sa car­rière, comme à l’ancien qui veut t’apprendre la vie.

« En ces jours de choc, et à ma grande surprise, Polytechnique n’était jamais loin. »

Cette force de la com­mu­nau­té poly­tech­ni­cienne vient en par­tie, je crois, de cette pre­mière année si aty­pique dans un cur­sus d’élève ingé­nieur. Cette cou­pure de huit mois qui nous fait rejoindre l’armée ou la socié­té civile mais qui en tout cas nous plonge dans une autre réa­li­té très fran­çaise et très dif­fé­rente de celle des études qui nous ont ame­nés ici. Pour ma part ce fut dans la Gen­dar­me­rie, et je garde de ces mois pas­sés dans l’armée une réelle affec­tion pour l’institution. Autant vous dire alors que, venir pour la troi­sième fois dans cette cour, invi­té en tant que pré­sident d’une asso­cia­tion de vic­times pour la céré­mo­nie d’hommage natio­nal au colo­nel Arnaud Bel­trame, m’a secoué à plus d’un titre. Et je garde, ancrés en moi, les mots du Pré­sident de la Répu­blique ce jour-là, qui méritent de réson­ner encore en ces lieux : « L’absolu est là, devant nous. […] Il est dans le ser­vice, dans le don de soi, dans le secours por­té aux autres, dans l’engagement pour autrui, qui rend utile, qui rend meilleur, qui fait gran­dir et avancer. »

cérémonie de remise des bicornes le 4 mai 2022 aux Invalides

Ces mots résonnent avec ce pour quoi nous sommes réunis ici ce soir. Car enfin, si je suis ici pour la qua­trième fois, c’est pour cette magni­fique céré­mo­nie et pas pour par­ler de moi. C’est pour par­ler de quelque chose de magni­fique mais d’intangible. Ce moment où, à encore plus qu’à tout autre, il faut savoir faire bas­cu­ler l’individualité du concours d’entrée dans le col­lec­tif. Soyez pré­sent à ce moment, à cette soi­rée. Car main­te­nant est l’un de ces moments où il faut accep­ter que col­lec­ti­ve­ment nous serons plus forts qu’individuellement, si vous n’en êtes pas déjà convain­cus. Vous ne rece­vez pas votre bicorne à l’habillement, ano­ny­me­ment. Vous le rece­vez des mains d’une mar­raine ou d’un par­rain de la pro­mo­tion pré­cé­dente, vous le rece­vez d’un cama­rade qui l’a reçu d’un cama­rade qui l’a reçu d’un cama­rade… Ce soir nous tis­sons un lien invi­sible mais bien réel. Ce lien c’est aus­si le Code X, ce recueil de règles dont l’objectif est de per­mettre à cha­cune et à cha­cun de s’épanouir en fai­sant hon­neur à cet uni­forme bicentenaire.

« Ce soir nous tissons un lien invisible mais bien réel. »

Je ne résiste pas au plai­sir de vous en lire quelques extraits :

Fin de l’article 6 : Quels que soient tes choix, sou­viens-toi qu’à l’X il ne t’est pas per­mis de perdre ton temps.

Article 12 : Ne sois pas lâche : dans une situa­tion d’urgence et en l’absence d’autorité com­pé­tente, inter­viens ; sache alors mettre à pro­fit tes connais­sances et ton sens des res­pon­sa­bi­li­tés dans tes actes et tes décisions.

Article 16 : Ne fuis pas tes res­pon­sa­bi­li­tés et méprise l’anonymat. Méfie-toi de la faci­li­té que pro­curent peti­tesse et mes­qui­ne­rie : tiens-les à l’écart de tes paroles et de tes actes car elles te ravi­raient ton hon­neur. Embrasse la Gran­deur, et fais-en ta fidèle compagne.

Cérémonie de remise des bicornes 2022

Ce que je suis donc venu vous dire ce soir est simple : la vie est un sport col­lec­tif. Et nous avons la chance, nous élèves actuels ou anciens de l’École poly­tech­nique, d’appartenir à une com­mu­nau­té brillante et inté­res­sante. Vous y entrez aujourd’hui encore plus en rece­vant ce bicorne et, avec celui-ci, vient la tâche de la faire vivre et évo­luer. Et au-delà de cette simple com­mu­nau­té, por­ter ce bicorne doit vous pous­ser à tou­jours faire mieux, tou­jours plus et à ne pas limi­ter ces efforts à vos cama­rades poly­tech­ni­ciens. La période est trou­blée, dif­fi­cile et anxio­gène et il ne faut pas attendre de solu­tion si l’on n’est pas capable d’essayer d’y contri­buer. À ce titre, je crois qu’il est impor­tant aujourd’hui de saluer l’engagement des jeunes pro­mo­tions, dont vous faites par­tie, sur un cer­tain nombre de sujets impor­tants, notam­ment celui des com­por­te­ments sexistes et des vio­lences sexuelles. En refu­sant un sta­tu quo délé­tère, vous faites vivre et pro­gres­ser l’esprit poly­tech­ni­cien. Car le concept de pro­grès ne se conçoit réel­le­ment qu’en temps de crise et vous en faites la démonstration.

Je vous pro­pose donc, pour finir, cette maxime qui me guide et qui, j’espère, pour­ra vous ser­vir autant qu’elle m’a ser­vi : « Si tu veux être dif­fé­rent, on te jet­te­ra des cailloux. Alors apprends à aimer les cailloux. » Un seul conseil donc : aimez les cailloux, ils donnent un sens à la vie. »

Arthur Dénou­veaux (X05), le 4 mai 2022, cour d’honneur des Invalides

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