Devenir écrivain

Dossier : TrajectoiresMagazine N°697 Septembre 2014
Par Stéphane KAUFMANN (08)

Tout com­men­ça dans un fast­food où je dînais avant de par­tir en voyage, à l’extrémité d’une table où sié­geait aus­si un couple d’inconnus. Je les obser­vais à la déro­bée, sans rien attendre de mon espion­nage sinon qu’il cal­mât mon ennui, jusqu’à ce qu’un tin­te­ment retentît.

À mes oreilles, ce bruit signa­lait seule­ment la chute d’une pièce de mon­naie mais il eut sur mes voi­sins un effet sai­sis­sant : comme s’ils venaient d’entendre un coup de fusil, ils se rai­dirent, leurs ham­bur­gers figés entre bouche et table, échan­geant un regard pro­pre­ment terrifié.

À mon total éba­his­se­ment, ils jaillirent alors de leurs sièges et d’un pas si méca­ni­que­ment syn­chro­ni­sé que mon stage d’incorporation me revint en mémoire, ils quit­tèrent l’établissement en jetant leur reste de dîner à la poubelle.

Naissance d’une obsession

Aba­sour­di, j’hésitai avant de me mettre à leur place ; mais quand je le fis, j’en fus presque déçu : je ne vis rien qu’une ran­gée de tables (dont la mono­to­nie était rom­pue ici et là par le jaillis­se­ment impromp­tu d’un Gar­gan­tua affa­mé) ain­si qu’une pièce de dix cen­times sur le sol.

“ En bon scientifique, comprendre était une religion ”

Je me réso­lus alors à croire que cette pièce expli­quait le tin­te­ment pré­cé­dant le départ du couple et même qu’il était cause de cette fuite ; je la contem­plai le coeur bat­tant, per­sua­dé qu’elle allait sou­dai­ne­ment explo­ser et réduire à néant le bâti­ment. Puis, trente secondes de calme me prou­vèrent que je me trom­pais car la pièce res­ta une simple pièce.

Je repris mon pla­teau, ter­mi­nai mon repas. Une heure plus tard, je par­tais pour Bordeaux.

Néan­moins, cette say­nette absurde ne me quit­ta pas ; en bon scien­ti­fique, com­prendre était pour moi une reli­gion et je la rumi­nai jusqu’à ce que le rou­lis du train et la fatigue diluent mes sou­ve­nirs dans les vapeurs du som­meil ; même là, les rouages de mon esprit conti­nuèrent à la ressasser.

Ils éla­bo­rèrent alors une fabu­leuse théo­rie qui jus­ti­fiait toute mon affaire, pro­fi­tant qu’aucune règle n’existât dans le rêve pour abattre cer­taines fron­tières : peu à peu, je vis la pièce de mon­naie sor­tir de la poche d’un homme qui m’était invi­sible mais que mes voi­sins auraient aper­çu et, par des rai­son­ne­ments de plus en plus alam­bi­qués, je com­pris les causes de sa pré­sence et de la frayeur cau­sée à mes voisins.

En des­cen­dant du train, à Bor­deaux, j’avais oublié mes ques­tions de la gare Mont­par­nasse au pro­fit d’une obses­sion : don­ner vie à l’ébouriffant per­son­nage qui venait de s’imposer à moi et que je nom­mai Stanley.

Le mot d’obsession n’est pas choi­si au hasard : beau­coup de mes idées s’étaient déjà muées en nou­velles ou même en une entame de roman, mais aucune ne m’avait hap­pé ain­si, au point qu’elle ne quitte jamais mes pen­sées, occupe un mois de demi-insom­nies, me décon­necte de mes amis et m’empêche d’être concen­tré au tra­vail (nous étions en 2010 et je me trou­vais heu­reu­se­ment en stage ouvrier, lequel n’était pas trop exigeant).

Pour la pre­mière fois, l’écriture cher­chait à me dire qu’elle n’était pas une simple pas­sade. Hélas, comme j’allais le com­prendre, notre rela­tion com­men­çait sur d’assez mau­vaises bases.

Triangle amoureux

Beau­coup d’ingénieurs ont des élans artis­tiques et s’en réjouissent. Comme eux, en m’engageant dans l’écriture des aven­tures de Stan­ley, j’aurais pu recon­naître ma chance : entre les sciences où je m’épanouissais (je m’étais décou­vert un goût pour l’informatique) et ce nou­veau pro­jet, j’avais suf­fi­sam­ment de maté­riel pour ne jamais m’ennuyer.

Mais je devais d’abord dépas­ser une convic­tion, qui pesa lour­de­ment sur la fin de mes études et mes débuts pro­fes­sion­nels : celle qu’une car­rière d’écrivain doit être menée à part entière et qu’un choix exclu­sif entre ingé­nieur ou roman­cier s’imposait.

Cette convic­tion n’était pas (seule­ment) due à un idéa­lisme naïf, nour­ri d’images d’écrivains enchaî­nés à l’encrier. Elle décou­lait plu­tôt de la manière patho­lo­gique dont l’inspiration s’imposait à moi et qui me fai­sait pen­ser que, si j’acceptais de suivre mes idées, il me fau­drait tout leur sacrifier.

En effet, depuis l’épisode du fast-food, lorsque des scènes en rap­port avec Stan­ley m’apparaissaient, j’entrais dans une espèce de transe iden­tique à celle que j’ai déjà décrite. D’un coup et sur de longues périodes, plus rien d’autre que l’écriture ne comp­tait et je voyais mal com­ment, dans un contexte pro­fes­sion­nel, je pour­rais jus­ti­fier ces intru­sions ima­gi­na­tives dans mon quo­ti­dien, expli­quer de telles chutes – bru­tales et pro­lon­gées – de pro­duc­ti­vi­té et d’attention.

Je me trou­vais donc dans une forme de tri­angle amou­reux, entre ingé­nie­rie et lit­té­ra­ture, qu’il me fal­lait résoudre avant la fin de mes études. Or, le choix final me sem­blait évident car une place d’ingénieur était une réa­li­té beau­coup plus tan­gible que mes rêves de roman.

Pen­dant mes études, ain­si, lorsque la situa­tion l’exigea (période d’examen, pro­jets, etc.), je com­men­çai à me muse­ler en sachant que c’était de toute manière ce qui m’attendait au bout du che­min. Je me contrai­gnis régu­liè­re­ment à ne plus écrire une ligne de peur d’être empor­té par le courant.

Bien enten­du, dès que les exa­mens s’éloignaient et que je relâ­chais ma vigi­lance, l’inspiration se ven­geait en m’étourdissait sous des ava­lanches d’images que je cou­chais fié­vreu­se­ment sur le papier. Décu­plée par la frus­tra­tion qui l’avait pré­cé­dée, la nou­velle période créa­trice était débri­dée… jusqu’à l’arrivée d’une période où je devais être plus « sage ».

Repartir de zéro

Ain­si se pas­sa la suite de mes études, dans une alter­nance de science et de lit­té­ra­ture. Cepen­dant, à l’issue de chaque cycle, la vio­lence d’un nou­vel accès d’inspiration était accrue, ce qui se res­sen­tait pro­gres­si­ve­ment dans ma vie pri­vée. J’arrivais à faire illu­sion auprès de ceux qui me côtoyaient à l’École ou en stage, mais cer­tains proches sen­taient la dif­fé­rence, me voyant noyé dans l’écriture, et s’en inquiétaient.

“ Un choix exclusif entre ingénieur ou romancier s’imposait ”

Puis il y eut deux périodes plus déme­su­rées que les autres : mes stages de recherche et de fin d’études en 2011 et 2012 où, pro­fi­tant de plu­sieurs mois consé­cu­tifs où je n’avais plus de tra­vail à rap­por­ter dans mon appar­te­ment, je lais­sai l’inspiration tota­le­ment débor­der sur mes temps libres, ce qui eut des effets néfastes sur la qua­li­té de mon tra­vail bien sûr, mais aus­si sur ma san­té phy­sique et psy­cho­lo­gique. Quelques proches tirèrent alors vio­lem­ment la son­nette d’alarme. Je déci­dai de les écouter.

La fin de mes études appro­chait jus­te­ment et je les avais tra­ver­sées avec réus­site. C’était l’instant idéal pour débu­ter autre chose en pro­fi­tant de l’aura de mon diplôme, une vie toute dif­fé­rente, et j’avais foi dans les défis pro­fes­sion­nels et ma recherche d’emploi pour me faire oublier tous mes anciens démons.

Je lais­sai donc de côté à la fois l’informatique (à laquelle j’associais le com­bat inces­sant de mes études) et l’écriture de mon roman. Il était temps de repar­tir de zéro, avais-je décidé.

En quête de sénérité

Mon entrée sur le mar­ché du tra­vail fut com­pli­quée, tout per­tur­bé que j’étais par les der­niers mois et les déci­sions dras­tiques que j’y avais prises. Une suc­ces­sion de hasards me condui­sit à pos­tu­ler dans des cabi­nets de conseil et je me convain­quis que l’endroit était idéa­le­ment choi­si pour faire table rase du passé.

Outre le plai­sir de col­la­bo­rer avec l’équipe dyna­mique que j’avais ren­con­trée, c’était l’idée d’affronter des pro­blèmes com­plè­te­ment nou­veaux pour moi qui me sem­blait amu­sante et je m’y lan­çai avec enthou­siasme. Après tout, ma curio­si­té était légendaire.

Au bout de quelques mois, je m’y sen­tis déçu. Non parce que les mis­sions n’étaient pas à ma mesure – preuve en était le temps et d’énergie que j’y consa­crais – mais plu­tôt parce qu’elles étaient trop éloi­gnées de ce qui m’avait atti­ré à Poly­tech­nique. La seule com­pé­tence que j’y avais acquise et qui m’était utile était l’abstraction ; pour le reste, les belles théo­ries qui m’avaient fas­ci­né par le pas­sé se fai­saient de plus en plus obs­cures dans mon esprit à force de ne pas ser­vir – ce que je me mis à regretter.

“ Après tout, ma curiosité était légendaire ”

Je consta­tai de plus que les sciences n’étaient pas seules à me man­quer : l’écriture se rap­pe­la à moi au bout de quelque temps, alors même que je n’avais qua­si plus une minute à lui consacrer.

Qua­si, disais-je : j’avais com­men­cé, pen­dant ma recherche d’emploi, un blog sur lequel je pos­tais des des­sins. J’y glis­sais de temps à autre une nou­velle. Je n’agissais pas ain­si pour m’exercer en vue du jour où je repren­drais mon roman (si je le repre­nais un jour). Ce qui m’attirait dans ce blog était que je m’y fai­sais plai­sir sans éprou­ver de culpa­bi­li­té. Il devint bien­tôt un défou­loir pour mon imagination.

L’avantage des nou­velles sur un roman était que je contrô­lais ma fré­né­sie créa­trice en me for­çant à accou­cher d’une his­toire en peu de temps, sou­vent l’espace d’un week-end. Lorsque les nou­velles étaient trop longues pour que j’en vienne à bout aus­si vite, je me dis­ci­pli­nais pour m’en déta­cher le temps de la semaine de tra­vail qu’il fau­drait tra­ver­ser avant d’y revenir.

Et peu à peu, j’appris à écrire cal­me­ment, comme je n’y étais jamais par­ve­nu à l’École.

Un futur public

Au détour de ce pro­ces­sus d’apprentissage, je com­pris que j’avais fait fausse route en m’engageant dans le conseil : si mes seules sources de plai­sir étaient à l’extérieur de mon tra­vail, il était clair que cette pre­mière expé­rience n’était pas vrai­ment faite pour moi.

Sans savoir encore à quoi j’emploierais les mois sui­vants, je don­nai alors ma démis­sion à mes supé­rieurs et de cet acte fon­da­teur décou­la un miracle. De fait, à cer­tains col­lègues qui m’interrogeaient sur la suite de mes pro­jets, j’annonçai mon inten­tion de pro­fi­ter des pre­mières semaines pour me remettre à l’écriture.

J’évoquai mon roman à demi-mot et fus sur­pris de l’engouement que mes col­lègues en conçurent : sans crier gare, je me décou­vris un futur public. Pour la toute pre­mière fois, je sus qu’on pou­vait dire de moi que j’étais écri­vain et je ne res­sen­tais aucun besoin de m’en excu­ser. Je m’en sen­tis même fier.

Science et littérature

Fort des regards qui atten­daient mes pro­duc­tions, je quit­tai donc le conseil pour consa­crer six mois à ter­mi­ner mon roman, Requiem pour Stan­ley, fruit d’une ren­contre for­tuite dans un fast­food.

J’y dédiai chaque jour­née et y mis le point final en février 2014. Avec méthode, mais sur­tout avec séré­ni­té, j’étais venu à bout de mon démon, non pour me convaincre de ne vivre ensuite que de mes écrits mais sim­ple­ment pour clore une his­toire com­pli­quée en fai­sant la paix avec moi-même.

Désor­mais, tout en atten­dant l’é­di­tion de mon roman, j’ai repris un emploi d’ingénieur en recherche et déve­lop­pe­ment, non sans col­lec­ter des idées pour mon deuxième roman.

Je croise les doigts : pour l’heure, je m’épanouis éga­le­ment dans ces deux domaines, car être écri­vain a ces­sé d’être un far­deau. Science et lit­té­ra­ture, je me le suis prou­vé, sont bien loin de s’exclure.

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