Jonathan CHICHE (05), explorateur singulier

Dossier : TrajectoiresMagazine N°706 Juin/Juillet 2015
Par Pierre COMELLI (04)

C’est une ver­sion man­u­scrite, auto­graphe, du poème d’Alexandre Dumas fils à Marie Dup­lessis, l’inspiratrice de La Dame aux camélias. Là-bas, c’est une pho­to de Gau­guin par Boutet de Mon­v­el, juste à côté d’un ouvrage avec envoi de Furtwän­gler à Mau­rice Chevalier. »

Huit mois à peine se sont écoulés depuis la sou­te­nance de sa thèse de math­é­ma­tiques, mais celui qui s’exprime ain­si se trou­ve man­i­feste­ment déjà bien avancé dans la car­rière de libraire. À la pré­pa­ra­tion de son cat­a­logue s’ajoutent les tra­duc­tions chi­nois­es pour lesquelles le sol­lici­tent des con­frères et maisons de vente.

« Quand j’évoquais mon pro­jet de dévelop­per le com­merce dans le domaine des livres et doc­u­ments rares entre la France et la Chine, au début, tout le monde me pre­nait pour un fou. » S’il a su con­va­in­cre cer­tains des prin­ci­paux acteurs du milieu du bien-fondé de sa vision, du moins faut-il recon­naître au per­son­nage une cer­taine hétéro­dox­ie, sans laque­lle il n’aurait prob­a­ble­ment pas pour­suivi dans une voie dans laque­lle il était le pre­mier à s’engager, bien incer­taine, et qui ne se présen­tait pas à pre­mière vue comme la con­séquence la plus logique de ses études.

Du quadrille des lanciers au pavillon rouge

Ses meilleurs sou­venirs des enseigne­ments de l’X : le cours d’anglais British Humour (Steve Brown), le Quadrille des lanciers (Maître Pied­fer), la mécanique quan­tique (Jean Dal­ibard) et le chi­nois (Mme Bai). L’étude du chi­nois ? Jamais envis­agée jusqu’à ce que l’enseignante, lors de l’amphi de présen­ta­tion des langues, ne con­clue son inter­ven­tion par une cita­tion de Laozi. « C’est cela qui m’a décidé. »

Pre­mière approche de la poésie Tang à Pékin quelques mois plus tard, retour en Chine l’année suiv­ante pour un stage de recherche en math­é­ma­tiques à l’université Tsinghua. Puis, M2 de math­é­ma­tiques en France tout juste achevé, départ pour Tai­wan comme bour­si­er du gou­verne­ment, cette fois dans le cadre exclusif d’études de chinois.

Pour com­mencer : lec­ture dans le texte du Rêve dans le pavil­lon rouge, fasci­nante clef de voûte de la lit­téra­ture chi­noise. Il l’emporte jusqu’au som­met des mon­tagnes avant de dis­cuter de Zhuangzi devant le vieil Océan, lors d’un tour de l’île à vélo.

Quitter l’université

Retour en France, pour une thèse de math­é­ma­tiques, dans un domaine par­ti­c­ulière­ment abstrait, mêlant « caté­gories supérieures et théorie de l’homotopie telle que refondée par Alexan­dre Grothen­dieck ». Un domaine mag­nifique et fon­da­men­tal, au développe­ment duquel il est fier d’avoir con­tribué, mais « totale­ment invend­able aux util­i­taristes et par­ti­sans de tout poil du retour immé­di­at sur investissement ».

“ Un goût pour la recherche au-delà des apparences ”

Désireux de con­cili­er son intérêt pour les math­é­ma­tiques et la Chine, il envis­age un temps de devenir chercheur en his­toire des math­é­ma­tiques chi­nois­es, rêvant d’écrire en par­al­lèle une étude de l’influence de la philoso­phie chi­noise sur la pen­sée de Grothen­dieck, dont il con­sid­ère Récoltes et Semailles comme l’un des textes les plus impor­tants du XXe siè­cle. Mais, con­traint par un drame dans son proche entourage de choisir rapi­de­ment, il s’éloigne d’un envi­ron­nement qui ne sem­ble plus encour­ager les ini­tia­tives hors normes.

C’est à cette époque qu’il lit Le Stu­dio de l’inutilité, de Simon Leys, qui le con­forte dans cette déci­sion de quit­ter l’Université – dont Chal­lenges, de Serge Lang, offre une autre cri­tique per­ti­nente – tout en lui con­fir­mant la néces­sité fon­da­men­tale de con­serv­er à la Chine un rôle de pre­mier plan dans son pro­jet pro­fes­sion­nel alors en cours de maturation.

Parmi les inclassables

Les livres l’ont tou­jours accom­pa­g­né. Depuis le lycée jour­nal­iste ama­teur, il rédi­ge en thèse, durant son temps libre, des comptes ren­dus pour la revue His­toires lit­téraires, à laque­lle col­la­borent maints per­son­nages au pro­fil atyp­ique. Il sug­gère la créa­tion d’un groupe de poly­tech­ni­ciens bib­lio­philes, Bibliophil‑X, qu’il pré­side depuis sa fon­da­tion début 2014 et dont l’enthousiasme et les com­pé­tences des recrues per­me­t­tent d’organiser des activ­ités d’une qual­ité remarquable.

Ses chroniques bib­lio­philiques de La Jaune et la Rouge ont désor­mais pris le relais de celles, cinéphiliques, qu’il écrivait pour l’Infokès. Les lecteurs auront pu remar­quer son intérêt pour les mys­ti­fi­ca­tions, bien qu’il n’ait lui-même aucun pen­chant pour la farce ou les pseudonymes.

Peut-être faut-il y voir la man­i­fes­ta­tion d’un goût pour la recherche au-delà des apparences auquel s’ajoute une atti­rance pour les per­son­nages inclassables.

Rapprocher la France et la Chine

À L’OMBRE DES LIVRES

Désigner à l’attention d’autrui des auteurs parfois tombés dans l’oubli s’accompagne toutefois d’une réticence à sortir lui-même de l’obscurité, dont il affirme qu’elle lui conviendrait parfaitement pour peu qu’elle fût compatible avec sa nouvelle activité.
Contentons-nous de regretter ici que ce détachement ne l’incite pas à poursuivre plus avant l’activité littéraire des plus originales dont ont pu prendre connaissance comme par accident certains de ses correspondants.

S’il ne dédaigne pas les clas­siques pour la lec­ture, les per­son­nal­ités les plus représen­tées dans sa bib­lio­thèque per­son­nelle sont Emmanuel Peil­let et Pas­cal Pia. « C’est du reste qua­si tout ce qu’il m’arrive de con­serv­er en fait de pub­li­ca­tions rares, en par­tie pour des recherch­es personnelles.

Le reste, il faut le ven­dre, c’est la rai­son d’être de mon activ­ité, même si c’est par­fois déchi­rant de m’en sépar­er. Je suis marc­hand, pas collectionneur. »

Un com­merce comme les autres, alors ? « C’est cer­taine­ment dif­férent de cer­taines activ­ités com­mer­ciales, mais cela reste avant tout du com­merce, même si l’un de mes objec­tifs prin­ci­paux con­siste, à tra­vers cette activ­ité d’abord, à dévelop­per la con­nais­sance cul­turelle mutuelle entre la France et la Chine, au-delà de préjugés comme de pra­tiques dom­mage­ables qui sévis­sent toujours.

Quand j’ai com­pris qu’il fal­lait m’établir à mon compte pour réalis­er cela, si j’ai rad­i­cale­ment changé de milieu, mon activ­ité con­stitue le pro­longe­ment naturel de ce que j’envisageais de faire à l’Université. »

Transmettre l’enthousiasme

Ses pro­jets ? D’abord, la dif­fu­sion d’un cat­a­logue aux notices éru­dites, en cours de final­i­sa­tion, non seule­ment en France, mais égale­ment en Chine, à la faveur d’un voy­age esti­val au cours duquel il ren­con­tr­era des par­ti­c­uliers comme des représen­tants d’institutions.

Puis la rédac­tion de textes péd­a­gogiques en deux langues expli­quant les pra­tiques française et chi­noise autour des livres et des auto­graphes ain­si que l’importance his­torique et pat­ri­mo­ni­ale des ouvrages et doc­u­ments qu’il espère aider à faire mieux con­naître tout en leur per­me­t­tant de trou­ver la place idéale au sein d’une col­lec­tion dans laque­lle ils seront mis en valeur comme ils le méritent.

Nul doute qu’il ne garde en réserve quelque ini­tia­tive sur­prenante, mais nous n’en saurons pas davan­tage pour le moment.

Après plus de deux ans de tra­vail dans une direc­tion qui sus­ci­tait le scep­ti­cisme général, la sat­is­fac­tion d’avoir eu rai­son se lit sur son vis­age, mais c’est aus­si l’enthousiasme devant les pos­si­bil­ités que cela représente et les tâch­es qui se dressent devant lui qu’il transmet.

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