Part de marché de France Télécom dans le fixe de 1998 à 2002

Développement de la concurrence :

Dossier : Télécommunications : la libéralisationMagazine N°585 Mai 2003
Par Richard LALANDE (67)

Avant la libéralisation

Avant la libéralisation

La loi de 1996 sur la régle­men­ta­tion des télé­com­mu­ni­ca­tions a mis fin à plus d’un siè­cle de mono­pole dont France Télé­com était l’héri­ti­er. Après un temps où de jeunes sociétés inno­vantes avaient dévelop­pé en con­cur­rence les pre­miers réseaux de télé­phone, l’ad­min­is­tra­tion des Postes y avait mis bon ordre en obtenant leur nation­al­i­sa­tion à la fin du XIXe siè­cle. Comme partout dans le monde, quoique sous des aspects juridiques et économiques dif­férents, la loi d’airain du “mono­pole naturel” a per­mis pen­dant un siè­cle aux sociétés ou aux admin­is­tra­tions béné­fi­ciant de sa pro­tec­tion de se dévelop­per sans la men­ace, ni l’aigu­il­lon, de la moin­dre con­cur­rence. La théorie du mono­pole naturel, appliquée à un cer­tain nom­bre de ser­vices publics à économie d’échelle, se résumait à un par­a­digme sim­ple : une seule tech­nique, un seul réseau, un ser­vice unique (en l’oc­cur­rence, le téléphone).

Tant que la seule tech­nique disponible s’est résumée en une com­mu­ta­tion élec­tromé­canique de lignes analogiques sur câbles de cuiv­re, cette organ­i­sa­tion a per­mis cahin-caha de don­ner le télé­phone à nos conci­toyens, même si son développe­ment et ses tar­ifs ont longtemps plus dépen­du des aléas du bud­get de l’É­tat que des néces­sités économiques. Jeune ingénieur, j’ai con­nu encore les “listes d’at­tente à plus de cinq ans” en plein Paris.

Mais cette belle organ­i­sa­tion s’est lézardée dès que de nou­velles tech­niques élec­tron­iques ont per­mis de dévelop­per de nou­veaux ser­vices sur de nou­veaux sup­ports. Le pre­mier accroc réel s’est pro­duit avec le radiotélé­phone, il est vrai con­sid­éré à l’époque comme une activ­ité annexe et mineure. Pour pro­téger son mono­pole, la Direc­tion générale des télé­com­mu­ni­ca­tions, puis sa fille, France Télé­com, érigée en société de droit privé en récupérant toutes les prérog­a­tives de l’an­ci­enne admin­is­tra­tion et tous ses act­ifs, dont le réseau de câbles de cuiv­re, s’est lancée dans de grands plans nationaux, comme le plan câble, Transpac ou le Mini­tel. Si le plan câble a dépassé son objec­tif en devenant une cat­a­stro­phe économique et finan­cière, Transpac et le Mini­tel se sont révélés de vrais suc­cès. Mais, figés par l’as­sur­ance de la mai­son mère de détenir toute vérité tech­nique intem­porelle, ils étaient déjà des ser­vices vieil­lis­sants au moment où les États européens ont fini par se ren­dre à l’év­i­dence que main­tenir en l’é­tat les monopoles nationaux deviendrait un hand­i­cap majeur pour l’é­conomie européenne.

Peu de ser­vices, et chers : si elles ne pou­vaient se con­tenter des quelques ser­vices stan­dard que France Télé­com leur con­sen­tait, les entre­pris­es n’avaient d’autres solu­tions que de con­stru­ire des réseaux privés, à l’aide de liaisons spé­cial­isées, elles-mêmes louées très cher : quelles que soient sa com­pé­tence et sa volon­té de bien faire, un opéra­teur sans con­cur­rence a un com­porte­ment malthusien. Quant au citoyen de base, il avait le droit au télé­phone et au Mini­tel, qu’il util­i­sait avec parci­monie, compte tenu des coûts. Inter­net n’é­tait encore qu’une curiosité dont cer­tains pas­sion­nés rêvaient du développe­ment dans un futur lointain.

La loi de 1996 et son bilan

En favorisant la créa­tion d’opéra­teurs de réseaux et d’opéra­teurs de ser­vices, la loi de 1996 et son appli­ca­tion ont donc d’abord eu deux objectifs :

  • réduire les coûts du ser­vice télé­phonique de base,
  • dévelop­per des ser­vices adap­tés aux entreprises.


Des réseaux d’in­fra­struc­tures alter­nat­ifs servi­raient ain­si de sup­port à des offres de ser­vices diversifiés.

Comme les réseaux alter­nat­ifs ne pou­vaient être déployés d’un seul coup, une sépa­ra­tion a été prévue entre le trans­port longue dis­tance et les boucles locales. Leur développe­ment pro­gres­sif était encour­agé à tra­vers le cat­a­logue d’in­ter­con­nex­ion de France Télé­com qui prévoit notam­ment une inter­face nationale (“dou­ble tran­sit”), une inter­face régionale (“sim­ple tran­sit”) et une inter­face locale au com­mu­ta­teur d’abon­nés. Le cat­a­logue doit recevoir annuelle­ment l’a­gré­ment de l’Au­torité de régu­la­tion des télé­com­mu­ni­ca­tions, qui, mal­heureuse­ment, n’a pas le pou­voir direct de le définir.

Le bilan de cette pre­mière étape d’ou­ver­ture à la con­cur­rence n’est pas négligeable :

  • il s’est créé plus d’une cen­taine d’opéra­teurs alter­nat­ifs, de toutes tailles, du plus spé­cial­isé aux général­istes que sont Cegetel/TD et LD Com, qui ont investi des sommes con­sid­érables dans des réseaux “back­bone” ;
  • le chiffre d’af­faires des opéra­teurs alter­nat­ifs représente env­i­ron 20 % du chiffre d’af­faires total des télé­com­mu­ni­ca­tions fix­es en France ;
  • le tiers des com­mu­ni­ca­tions longue dis­tance est main­tenant géré par les opéra­teurs alternatifs ;
  • les prix ont très large­ment chuté, au plus grand béné­fice des clients, qui béné­fi­cient main­tenant d’of­fres com­mer­ciales attrayantes et performantes ;
  • les ser­vices se sont con­sid­érable­ment dévelop­pés et diver­si­fiés, notam­ment en trans­mis­sion de don­nées, autour de l’Internet.


Les clients, rési­den­tiels ou pro­fes­sion­nels, ont donc main­tenant un choix réel, et l’ex­er­cent : la con­cur­rence est entrée dans les mœurs, et c’est le grand suc­cès de la loi de 1996.

Les inconvénients qui subsistent

Cette sit­u­a­tion n’est cepen­dant pas sat­is­faisante si on se place dans la durée :

  • aucun marché ne peut être con­sid­éré comme équili­bré et pérenne tant qu’un de ses acteurs en con­trôle encore 80 %. Sans l’in­ter­ven­tion de la puis­sance publique à tra­vers la régle­men­ta­tion asymétrique créée par la loi de 1996 et gérée par l’ART, l’opéra­teur his­torique, France Télé­com, est en posi­tion de dom­i­nance telle qu’il pour­rait étran­gler à sa guise n’im­porte quel autre opéra­teur. En par­ti­c­uli­er, le développe­ment des ser­vices alter­nat­ifs aux entre­pris­es s’est révélé très dif­fi­cile, la sit­u­a­tion étant aggravée par le fait que les opéra­teurs étaient la plu­part du temps oblig­és de pass­er par France Télé­com pour accéder aux clients ;
  • si les réseaux de trans­port longue dis­tance per­me­t­tent une véri­ta­ble alter­na­tive, les boucles locales se sont dévelop­pées beau­coup plus lentement :
    — les réseaux de télévi­sion par câble ne cou­vrent qu’une faible frac­tion des foy­ers français, et ont beau­coup de mal à dévelop­per des offres alter­na­tives de télé­com­mu­ni­ca­tions (voix, Inter­net) compte tenu de leurs con­traintes régle­men­taires et tech­niques (France Télé­com a con­trôlé jusqu’à récem­ment, ou con­trôle encore, leur réseau de transport),
    — les réseaux locaux en fibres optiques ne se sont dévelop­pés que dans les zones d’ac­tiv­ité les plus dens­es, où les entre­pris­es ont besoin de débits très élevés et de ser­vices très diver­si­fiés. En revanche, ailleurs, la pos­si­bil­ité tech­nique de réu­tilis­er la paire de cuiv­re exis­tante en lui adjoignant des équipements élec­tron­iques “DSL” pour offrir des ser­vices qui ne néces­si­tent pas plus de quelques mégabits par sec­onde a ren­du économique­ment non rentable le déploiement d’in­fra­struc­tures physiques alter­na­tives. Cette intru­sion d’une nou­velle tech­nique de réu­til­i­sa­tion com­péti­tive a égale­ment con­duit à arrêter, ou forte­ment réduire, la plu­part des pro­jets de boucles locales radio, qui per­me­t­tent de ne pas utilis­er le réseau de cuiv­re local.


Sur le ter­rain, France Télé­com a prof­ité du fait que la loi de 1996 n’avait pas prévu la tech­nique DSL pour con­solid­er un mono­pole de fait sur la boucle locale : même si 20 % de la télé­phonie locale est main­tenant com­mer­cial­isée par les opéra­teurs alter­nat­ifs, celle-ci passe encore essen­tielle­ment par le réseau local de France Télé­com ; de la même manière, sa fil­iale Wanadoo con­trôle com­mer­ciale­ment 80 % de l’of­fre d’ac­cès haut débit à Inter­net, qui de toute façon utilise encore pra­tique­ment exclu­sive­ment sa tech­nique DSL.

Cette dis­tor­sion dans le rythme de l’ou­ver­ture à la con­cur­rence, jointe au car­ac­tère mono­lithique de l’opéra­teur his­torique, lui donne un avan­tage majeur sur l’ensem­ble des marchés, puisqu’il peut sub­ven­tion­ner les ser­vices où il est en con­cur­rence par les revenus qu’il tire de ses posi­tions exclu­sives. Sub­ven­tion­ner est d’ailleurs un mot impro­pre, puisque ses comptes ne sont pas séparés.

Le mou­ve­ment de “con­sol­i­da­tion” de la pro­fes­sion — terme pudique pour par­ler au pire de fail­lites et de ces­sa­tion d’ac­tiv­ités, au mieux de fusions et d’ac­qui­si­tions — s’est trou­vé accéléré par cette sit­u­a­tion. Certes, un tel phénomène est nor­mal après une phase de créa­tions que la “bulle” a débridée, par­fois, pour ne pas dire sou­vent, au-delà du raisonnable. Mais il n’est pas nor­mal que les opéra­teurs alter­nat­ifs se soient heurtés à des actions de dis­tor­sion de con­cur­rence, de “ciseaux” tar­i­faires, de con­traintes tech­niques et com­mer­ciales pour accéder à la boucle locale de France Télé­com, qui étaient loin de la con­cur­rence saine et loyale prévue dans son principe par la loi. Le fait que le phénomène ne soit pas spé­ci­fique­ment français n’est ni une rai­son, ni une excuse.

La boucle locale

Au-delà du sort des opéra­teurs alter­nat­ifs, ce bridage de l’ac­cès à la boucle locale est mau­vais pour les clients et l’é­conomie française : il a freiné le développe­ment de l’ac­cès haut débit, et réduit l’éven­tail des offres de ser­vices dont le foi­son­nement est intrin­sèque au monde de liber­té et d’ou­ver­ture de l’In­ter­net. L’en­trée de la société française dans l’é­conomie de l’in­for­ma­tion s’en est trou­vée retardée d’autant.

Face à cette sit­u­a­tion, l’ART a instau­ré un ensem­ble de règles oblig­eant France Télé­com à don­ner accès aux opéra­teurs alter­nat­ifs à ses infra­struc­tures physiques locales ; c’est le dégroupage “option 1” ; France Télé­com doit égale­ment don­ner accès à ses pro­pres ser­vices ADSL à tra­vers “l’op­tion 3” de col­lecte pour le compte des opéra­teurs et “l’op­tion 5” de trans­port pour le compte des four­nisseurs d’ac­cès Internet.

La mise au point de ces règles a mis beau­coup de temps, les haies tech­niques et con­tractuelles que l’ART et les opéra­teurs alter­nat­ifs ont dû sauter, ou con­tourn­er, les unes après les autres ayant été par­ti­c­ulière­ment nom­breuses, d’au­tant plus que l’Au­torité a dû s’ap­puy­er sur des procé­dures juridiques dif­férentes pour arriv­er à un ensem­ble de règles cohérentes.

Il s’en est suivi une avance con­sid­érable de France Télé­com, qui, devant l’inéluctabil­ité du dégroupage, a finale­ment décidé d’ac­célér­er le déploiement de l’ac­cès ADSL pour béné­fici­er d’une posi­tion ultra-dom­i­nante au moment où les opéra­teurs alter­nat­ifs ont pu enfin entamer le déploiement des offres alter­na­tives. Cha­cun sait qu’il est plus facile en théorie de dévelop­per des offres con­cur­ren­tielles sur des marchés neufs que sur des marchés exis­tants. Force est de con­stater qu’en France, comme ailleurs, l’oc­ca­sion a été man­quée et que dans le fixe l’ar­rivée du haut débit n’a pas per­mis un tel proces­sus, qui pour­tant a bien fonc­tion­né pour le mobile.

Vers une concurrence plus équilibrée

Alors, que faire pour qu’à l’oc­ca­sion de la trans­po­si­tion des nou­velles direc­tives européennes les télé­com­mu­ni­ca­tions fix­es puis­sent évoluer vers une con­cur­rence plus équili­brée, accep­tée par tous au plus grand béné­fice du consommateur ?

Il faut, à mon sens, par­tir du fait que, dans un futur prévis­i­ble, il n’y a pas d’al­ter­na­tive économique à la bonne vieille paire de fils de cuiv­re qui irrigue cha­cun de nos foy­ers. Le réseau local de cuiv­re a acquis une nou­velle jeunesse grâce aux tech­niques DSL d’ac­cès haut débit. Sauf dans des zones par­ti­c­ulières, cou­vertes par les “réseaux câblés” ou des réseaux de fibres optiques, il restera durable­ment le seul réseau d’ac­cès fixe. L’UMTS est opti­misé pour des ser­vices de mobil­ité, le WiFi restera un moyen d’ac­cès par­ti­c­uli­er à très courte dis­tance, et le satel­lite, compte tenu de ses capac­ités for­cé­ment lim­itées, sera un moyen com­plé­men­taire très utile pour cou­vrir les zones où l’AD­SL serait trop coû­teux à déployer.

Ce réseau, déployé au fil du temps, a été dévolu à France Télé­com lors de sa créa­tion au début des années qua­tre-vingt-dix : il en est le pro­prié­taire et le ges­tion­naire. Mais ce n’est pas une rai­son pour s’ar­roger le droit de l’u­tilis­er de manière dis­crim­i­na­toire à son pro­pre avan­tage com­mer­cial. Il faudrait, comme cela a d’ailleurs été fait pour le réseau de trans­port d’EDF, que France Télé­com gère le réseau local de cuiv­re comme un bien com­mun, ouvert à tous à des con­di­tions tech­niques, con­tractuelles et com­mer­ciales équita­bles et trans­par­entes quel que soit l’u­til­isa­teur, que ce soient les autres ser­vices de France Télé­com ou les opéra­teurs alter­nat­ifs. Il faudrait qu’il soit “détouré” compt­able­ment et con­tractuelle­ment. Les con­di­tions du dégroupage s’en trou­veraient sim­pli­fiées puisqu’il deviendrait une offre nor­male, et évit­erait la com­plex­ité actuelle, qui provient de la dis­crim­i­na­tion de base que fait France Télé­com entre l’usage qu’elle s’au­torise de son réseau local et celui qu’elle con­sent sous con­trainte aux autres opérateurs.

Cette approche, qui d’ailleurs ne désa­van­tagerait en rien France Télé­com, réglerait bien des questions :

  • tout d’abord par le foi­son­nement des offres qu’elle entraîn­erait, elle favoris­erait le développe­ment de la société de l’in­for­ma­tion, au plus grand béné­fice des util­isa­teurs, et, par con­tre­coup, de la com­mu­nauté des opérateurs ;
  • elle favoris­erait naturelle­ment le parachève­ment de l’ou­ver­ture à la con­cur­rence de la télé­phonie fixe, en per­me­t­tant la vente en gros aux opéra­teurs alter­nat­ifs de l’abon­nement d’ac­cès au réseau ; en effet leurs clients doivent actuelle­ment encore s’abon­ner à France Télé­com, et ont par con­séquent deux factures ;
  • le finance­ment du ser­vice uni­versel, actuelle­ment en ques­tion, s’en trou­verait clar­i­fié, puisque sa com­posante d’ac­cès pour­rait être traitée à l’in­térieur de la péréqua­tion tar­i­faire de l’abon­nement au réseau ;
  • enfin, dans les zones qui néces­si­tent un investisse­ment lourd et non rentable pour don­ner accès au haut débit à leurs habi­tants et aux entre­pris­es qui y sont implan­tées, l’in­ter­ven­tion des col­lec­tiv­ités locales pour­rait être effec­tuée pour le bien de tous, puisque tous les opéra­teurs y auraient accès de manière équivalente.


J’ai donc la con­vic­tion que, mal­gré le retard pris, la pro­fes­sion peut, à l’oc­ca­sion de la mise au point de la loi de trans­po­si­tion des nou­velles direc­tives com­mu­nau­taires, trou­ver le chemin d’une con­cur­rence enfin saine et loyale, sur l’ensem­ble des télé­com­mu­ni­ca­tions fix­es, dans un cli­mat apaisé parce qu’ac­cep­té par tous.

La société française, son économie, l’ensem­ble des acteurs, his­torique ou alter­nat­ifs, y gagneront.

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