À la découverte du capital social dans les organisations publiques

Dossier : La réforme de l'ÉtatMagazine N°595 Mai 2004
Par Elisabeth BUKSPAN

Qu’est-ce que le capital social ?

L’importance des ” valeurs ” dans la définition du capital social

Toutes les déf­i­ni­tions du cap­i­tal social gravi­tent autour de l’ensem­ble des réseaux, des normes, des rela­tions, des valeurs et des sanc­tions informelles qui for­ment la quan­tité et la qual­ité des inter­ac­tions sociales d’un groupe d’in­di­vidus. Il lui est tra­di­tion­nelle­ment attribué trois composantes :

  • les réseaux soci­aux (qui con­naît qui) four­nissent l’ac­cès aux infor­ma­tions, appor­tent le sou­tien et les avantages ;
  • les normes sociales (les ” règles ” informelles qui indiquent aux mem­bres des réseaux com­ment ils doivent se com­porter les uns envers les autres) pré­conisent une con­duite éthique, la con­fi­ance, la réciproc­ité, le respect de la dig­nité de l’autre ;
  • les sanc­tions (les proces­sus qui per­me­t­tent de s’as­sur­er que les mem­bres des réseaux respectent les règles) prévoient les récom­pens­es comme les puni­tions liées au respect ou au non-respect des normes.


Les notions de ” valeurs ” et d’éthique sont les élé­ments dis­crim­i­nants qui définis­sent le cap­i­tal social et les théories qui le fondent. Comme des événe­ments récents l’ont mon­tré à tra­vers le monde, qu’il s’agisse du fonc­tion­nement des marchés financiers, des marchés de biens et de ser­vices, ou des poli­tiques san­i­taires et de pro­tec­tion des con­som­ma­teurs, la notion de con­fi­ance, ou de rétab­lisse­ment rapi­de et durable de la con­fi­ance, appa­raît fondamentale.

L’apport de la théorie des réseaux complexes dans l’analyse du fonctionnement des systèmes administratifs publics

Si le cap­i­tal social se nour­rit de valeurs, il peut à l’in­verse se détéri­or­er sous l’in­flu­ence de ” con­tre-valeurs “, comme la dis­sim­u­la­tion, le men­songe, l’ar­bi­traire et l’opac­ité, mis­es en œuvre soit par des indi­vidus, soit par des groupes d’in­di­vidus que Put­nam nomme des ” mafias “. Le fonc­tion­nement du cap­i­tal social s’est beau­coup enrichi des théories rel­a­tives aux dérives de ces ” pol­i­cy net­works “, réseaux d’in­flu­ence et de pou­voir, tou­jours prêts à se dévelop­per sous la forme de déviances sec­taires ou claniques au sein de tout sys­tème clos et très hiérar­chisé, dépourvu de con­trôle démoc­ra­tique et de con­tre-pou­voirs effec­tifs. ” Les stocks de cap­i­tal social comme la con­fi­ance, les normes et les réseaux ten­dent à s’au­toren­forcer et à être cumu­lat­ifs. Les cer­cles vertueux ont pour effet des niveaux d’équili­bre soci­aux avec de hauts niveaux de coopéra­tion, de con­fi­ance, d’en­gage­ments de réciproc­ité civique et de bien-être col­lec­tif… L’ab­sence de fia­bil­ité, le manque de con­fi­ance, l’ex­ploita­tion, l’isole­ment, le désor­dre et la stag­na­tion se nour­ris­sent les uns des autres dans les miasmes étouf­fants des cer­cles vicieux ” (Fine, 2001).

Ce champ de la recherche sur le fonc­tion­nement ” caché ” et en même temps ” coû­teux ” des admin­is­tra­tions publiques est en plein développe­ment : pourquoi ces con­cepts sont-ils mobil­isés avec autant de suc­cès par les écon­o­mistes, les soci­o­logues et les his­to­riens qui réfléchissent au fonc­tion­nement de la sphère publique ?

D’abord, parce que l’ap­pro­pri­a­tion de cer­taines par­ties de la sphère publique par des ” réseaux ” non offi­ciels pose prob­lème au regard du con­trôle des activ­ités publiques par les citoyens ou leurs représen­tants. En d’autres ter­mes, elle soulève la ques­tion de l’ex­er­ci­ce réel de la démoc­ra­tie. Les théories por­tant sur un néces­saire con­trôle pub­lic et objec­tif de l’ac­tion admin­is­tra­tive sont du reste en fort développe­ment dans les pays anglo-sax­ons1.

Ensuite, parce que la respon­s­abil­ité per­son­nelle du fonc­tion­naire est étudiée depuis les dernières années, en France comme à l’é­tranger, et qu’elle tombe de plus en plus sou­vent sous le coup de la loi pénale : la par­tic­i­pa­tion col­lec­tive à des entre­pris­es total­i­taires, ou la par­tic­i­pa­tion indi­vidu­elle à des com­porte­ments non éthiques comme les vio­lences au tra­vail (har­cèle­ment sex­uel, har­cèle­ment moral par exem­ple) font désor­mais l’ob­jet de réflex­ions par des admin­is­tra­tions nationales, des organ­i­sa­tions non gou­verne­men­tales et cer­taines insti­tu­tions trans­gou­verne­men­tales2.

Mais le suc­cès du cap­i­tal social comme out­il d’analyse des per­for­mances de la sphère publique auprès des écon­o­mistes ne s’ex­plique pas que par des raisons déon­tologiques. Il se jus­ti­fie aus­si par le fait que le cap­i­tal social con­stitue l’un des rares réser­voirs d’é­conomies budgé­taires à atten­dre dans le fonc­tion­nement de la sphère publique.

Gâchis social et gâchis économique

Les analy­ses clas­siques du cap­i­tal qui rédui­saient celui-ci aux seuls act­ifs financiers ou physiques tendaient à sous-estimer la nature sociale des admin­is­tra­tions publiques. Elles nég­ligeaient en par­ti­c­uli­er la valeur économique des liens soci­aux et des valeurs com­munes à leurs salariés. La théorie comme la pra­tique mon­trent que nég­liger ces valeurs con­duit à accroître les dys­fonc­tion­nements, et, par­tant, les coûts directs autant que les désé­conomies externes. La baisse de con­fi­ance dans le fonc­tion­nement de l’or­gan­i­sa­tion, l’ab­sen­téisme, le départ de salariés, la désor­gan­i­sa­tion au tra­vail et la baisse de pro­duc­tiv­ité en découlent. De ce point de vue, l’on peut dire que les con­duites non éthiques dans l’or­gan­i­sa­tion détru­isent de la valeur, et con­stituent un ” gâchis social ” aus­si bien qu’un ” gâchis économique “. La con­nais­sance et la mise en œuvre des règles de ges­tion inspirées de la théorie du cap­i­tal social sont à même de prévenir et de cor­riger ces dysfonctionnements.

Capital social et nouvelles gestions des ressources humaines dans les fonctions publiques en Europe

Le cap­i­tal social s’in­scrit dans un mou­ve­ment qui tend à accroître la per­for­mance et en même temps à intro­duire plus d’hu­man­ité dans le fonc­tion­nement des admin­is­tra­tions publiques, à tra­vers la ges­tion des ressources humaines.

Quelques ” bonnes pratiques ” de la gestion des ressources humaines dans le secteur public à l’étranger

Les pro­grès de l’in­té­gra­tion des fac­teurs con­sti­tu­tifs du cap­i­tal social ont été par­ti­c­ulière­ment rapi­des au niveau com­mu­nau­taire. L’U­nion européenne a en effet tracé la voie au développe­ment de pra­tiques nou­velles dans le champ du social, alors qu’elle ten­tait de mod­erniser et d’ac­croître la qual­ité des admin­is­tra­tions publiques. Sous l’im­pul­sion des min­istères de la Fonc­tion publique des Quinze États mem­bres, le ” Cadre com­mun d’é­val­u­a­tion ” (Com­mon Assess­ment Frame­work, ou ” CAF ”) a notam­ment été dévelop­pé. Il s’ag­it d’un out­il d’é­val­u­a­tion et d’aide à la ges­tion de la qual­ité dans la sphère publique. L’une des car­ac­téris­tiques du CAF est de s’ap­puy­er sur l’ensem­ble des per­son­nels de l’or­gan­i­sa­tion. Le CAF s’at­tache à recueil­lir et tir­er par­ti des con­nais­sances et de l’ex­péri­ence de ces per­son­nels. Il vise à créer un sen­ti­ment ” d’ap­par­te­nance “, une com­préhen­sion com­mune et un même lan­gage au sein de l’organisation.

Des pays comme le Dane­mark, la Suède ou la Grande-Bre­tagne utilisent égale­ment le con­cept de cap­i­tal social comme out­il opéra­tionnel depuis plusieurs années.

Au Dane­mark, le gou­verne­ment a placé le développe­ment de la qual­ité du secteur pub­lic au cœur de son action. Le pos­tu­lat des autorités danois­es est que le citoyen doit avoir le choix entre divers­es solu­tions, et qu’il choisira le secteur pub­lic seule­ment si celui-ci offre une qual­ité de ser­vice sat­is­faisante. La par­tic­i­pa­tion du per­son­nel à la pour­suite de la qual­ité dans le secteur pub­lic est ain­si con­sid­érée comme l’une des con­di­tions-clés de la réus­site. Les divers exem­ples cités au titre des ” bonnes pra­tiques ” par les Danois (Dan­ish Gov­ern­ment, 2002) com­pren­nent la bonne cir­cu­la­tion de l’in­for­ma­tion, la recherche du dia­logue et d’une influ­ence réelle du per­son­nel dans l’élab­o­ra­tion des déci­sions, la sat­is­fac­tion du per­son­nel sur son lieu de tra­vail, une vision com­mune de la poli­tique de l’or­gan­i­sa­tion, des valeurs com­muné­ment partagées par ses mem­bres. On y retrou­ve, là encore, les prin­ci­pales com­posantes du cap­i­tal social.

En Suède, la poli­tique de la qual­ité a été dévelop­pée de manière par­ti­c­ulière­ment poussée dans la police. Les Sué­dois insis­tent sur la notion de cohé­sion des équipes, encour­agée par des tech­niques de con­sul­ta­tion des indi­vidus sur la manière dont ils jugent la marche de leur ser­vice. S’y s’a­joutent des out­ils de com­mu­ni­ca­tion fédéra­teurs ” score­cards ” entre mem­bres d’une équipe. Les dis­cus­sions entre la hiérar­chie et l’ensem­ble des policiers sont une com­posante essen­tielle de cette approche par­tic­i­pa­tive. L’un des axes cen­traux de cette poli­tique est la référence explicite et con­stante à la démoc­ra­tie et à l’éthique. Il ne s’ag­it pas ici d’ab­strac­tions, mais bien de con­cepts mobil­isa­teurs, dont la mise en œuvre doit débouch­er sur une influ­ence accrue des citoyens dans le tra­vail de la police. C’est un véri­ta­ble parte­nar­i­at qui, à tra­vers le dia­logue et la con­fi­ance, doit associ­er police et citoyens pour lut­ter con­tre les dél­its et, plus générale­ment, l’in­sécu­rité. Le min­istère de l’In­térieur français a com­mencé à met­tre en œuvre de tels out­ils, qui devraient se dévelop­per à l’avenir dans notre pays.

Un exemple d’extension du champ du capital social : le whistleblowing3 au Royaume-Uni

Selon Put­nam, ” l’in­civisme ” est au nom­bre des critères qui par­ticipent au déficit du cap­i­tal social. On peut avancer que, par­al­lèle­ment, le manque de vig­i­lance d’un salarié pour le bon fonc­tion­nement de son organ­i­sa­tion, voire sa propen­sion à ne pas révéler les graves dys­fonc­tion­nements dont il serait le témoin, sont égale­ment l’indice d’un risque de dérives et de coûts accrus, en ter­mes humains comme en ter­mes financiers. À cet égard, il est intéres­sant de not­er l’ex­is­tence d’une loi qui, depuis 1998, per­met aux mem­bres de toute organ­i­sa­tion au Roy­aume-Uni de dénon­cer, dans l’in­térêt pub­lic et suiv­ant des règles très pré­cisé­ment définies, une activ­ité illé­gale ou dan­gereuse dont il serait le témoin. Ce texte appa­raît par­ti­c­ulière­ment utile dans la sphère publique, où les modes de ges­tion des ressources humaines sont encore tra­di­tion­nelle­ment mar­qués, plus que dans la sphère privée, par le poids des tra­di­tions hiérar­chiques et de la cul­ture du secret qui en est issue.

Capital social et nouveau ” marché global de l’action publique ”

Le cap­i­tal social trou­ve une util­ité par­ti­c­ulière pour éclair­er le fonc­tion­nement d’un nou­veau marché en plein développe­ment, le ” marché glob­al de l’ac­tion publique ” (Bukspan, 2002). Celui-ci met les États en sit­u­a­tion de con­cur­rence pour cer­taines de leurs activ­ités économiques, comme l’ac­cueil d’in­vestisse­ments étrangers. Cer­tains pays ont une forte con­science de l’ex­is­tence d’une telle con­cur­rence, veu­lent y exceller, et l’u­tilisent comme un levi­er puis­sant à la mod­erni­sa­tion de leurs administrations.

On remar­que en par­ti­c­uli­er que des États mem­bres de l’U­nion créent ou adaptent depuis quelques années de nou­velles normes de ges­tion des ressources humaines. Celles-ci sont assez sou­ples et effi­caces pour se dif­fuser aus­si bien dans d’autres admin­is­tra­tions que dans des entre­pris­es privées, y com­pris à l’é­tranger, et ce aux béné­fices poli­tique et économique du pays d’où elles sont issues. Ces normes, comme ” Investors in Peo­ple ” par exem­ple, sont juste­ment fondées sur les principes qui régis­sent le cap­i­tal social. L’ac­cent y est explicite­ment mis sur les valeurs d’éthique, de trans­parence et de jus­tice. Elles prévoient la com­mu­ni­ca­tion con­struc­tive entre employés et direc­tion, la con­cer­ta­tion de groupes représen­tat­ifs sur les mis­sions et les objec­tifs de l’or­gan­i­sa­tion, l’é­val­u­a­tion sincère et for­mal­isée des per­for­mances qui lim­ite les risques d’ar­bi­traire et de dis­crim­i­na­tion et respecte la dig­nité des per­son­nes. L’or­gan­i­sa­tion espère que la pub­lic­ité induite par l’adop­tion de la norme sur les hauts stan­dards de moral­ité et de qual­ité aux­quels elle se soumet fera venir à elle des per­son­nels de valeur qui l’aideront à attein­dre ses objec­tifs de com­péti­tiv­ité sur les marchés mondiaux.

Capital social et affaiblissement du modèle républicain traditionnel en France

Mais c’est sans doute en France, au-delà des réflex­ions man­agéri­ales, que la notion de cap­i­tal social ren­voie le plus à l’af­faib­lisse­ment du mod­èle répub­li­cain tra­di­tion­nel4. Accepter hon­nête­ment de con­sid­ér­er que les admin­is­tra­tions sont aus­si des sys­tèmes fail­li­bles, que les indi­vidus qui les diri­gent et les ani­ment peu­vent égale­ment fail­lir, qu’il est impor­tant de le savoir pour prévenir, voire remédi­er aux dys­fonc­tion­nements que des com­porte­ments con­traires aux valeurs du cap­i­tal social peu­vent engen­dr­er serait un grand pas vers l’ef­fi­cac­ité accrue de la sphère publique en France.

Cette évo­lu­tion est par­ti­c­ulière­ment utile dans un pays comme le nôtre, où l’en­dogamie entre hauts fonc­tion­naires, mem­bres du Par­lement, mem­bres de l’exé­cu­tif gou­verne­men­tal, chefs de grandes entre­pris­es, patrons de groupes financiers et respon­s­ables des médias et de la presse, pour la plu­part issus des mêmes écoles, sem­ble par­fois con­duire à des dérives de ” caste ” dont l’ac­tu­al­ité la plus récente démon­tre le car­ac­tère antié­conomique pour le con­tribuable français.

Il est égale­ment temps que la sphère publique française décou­vre à son tour les avan­tages que présente le recours au con­cept de cap­i­tal social pour ren­dre plus effec­tive la volon­té de réforme de l’ac­tion admin­is­tra­tive et de l’É­tat. Les réformes doivent en effet s’ac­com­pa­g­n­er de la prise en compte du sort des acteurs chargés de les met­tre en œuvre. Si tel n’est pas le cas, si les valeurs telles que la trans­parence, l’ab­sence d’ar­bi­traire, une com­mu­ni­ca­tion hon­nête, la bonne util­i­sa­tion des com­pé­tences ne sont pas au cœur de l’ac­tion, le risque existe que les agents et les citoyens n’ad­hèrent pas aux réformes. Or le but est d’amélior­er le sys­tème admin­is­tratif français en le réfor­mant pour con­tribuer au redresse­ment économique, et ce alors que des muta­tions con­séquentes s’opèrent déjà chez nos voisins de l’Union.

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1. Voir Unmask­ing admin­is­tra­tive evil, Adams et Bal­four, Sage Pub­li­ca­tions, USA, 1998.
2. Voir Col­loque organ­isé en novem­bre 2003 à la Sor­bonne par la SEI de l’As­so­ci­a­tion française de sci­ence poli­tique sous la direc­tion du Pro­fesseur Guil­laume Devin sur les solidarités.
3. Lit­térale­ment ” souf­fler dans le sif­flet “, ou ” tir­er la son­nette d’alarme “.
4. Voir J.-L. Bod­iguel, ” Pourquoi a‑t-on tant besoin d’éthique ? ” in Éthique Publique, INRS, Cana­da, 2002.

Bibliographie

► É. Bukspan, 2002, ” Le nou­veau marché glob­al de l’ac­tion publique, un exem­ple, la ges­tion des ressources humaines dans cer­taines admin­is­tra­tions finan­cières en France et en Grande-Bre­tagne “, 12e Col­loque inter­na­tion­al de la revue Poli­tique et Man­age­ment Publics, novem­bre, ENA, Paris.
► B. Fine, 2001, ” Social Cap­i­tal ver­sus Social The­o­ry “, Rout­ledge, Lon­don and New York.
► R. Put­nam, 1993, Mak­ing Democ­ra­cy Work : Civic Tra­di­tions in Mod­ern Italy, Prince­ton Uni­ver­si­ty Press.

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