Deux pièces de théatre où il ne se passe rien : La Contrebasse et Art

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°533 Mars 1998Rédacteur : Philippe OBLIN (46)

On joue en ce moment à Paris deux pièces de théâtre où il ne se passe rien. Des pièces “ con­ver­sa­tion ” : l’une (con­ver­sa­tion solil­oque) est La Con­tre­basse, de Süskind, l’autre, Art, (con­ver­sa­tion à trois) de Yas­mi­na Raza.

Les deux sont des repris­es de spec­ta­cles récents et elles font salle comble, mar­quant ain­si le suc­cès du genre. Après tout, voici bien­tôt quar­ante ans que la Huchette donne tous les soirs La Leçon et La Can­ta­trice chauve, où il ne se passe rien non plus.

Même cette immense en…fileuse de mots qu’est Mar­guerite Duras recueille les suf­frages du pub­lic. Elle ne vide pas les salles où on la joue.

Quoi de com­mun pour­tant entre l’ennui pro­fond que dégage l’auteur de Savan­nah Bay, la vacuité cocasse de La Can­ta­trice chauve, les éclats de rire qui fusent aux répliques de Art ? Ou encore entre la réjouis­sante ironie de Süskind, ou la sur­prise amusée provo­quée par les banal­ités cru­elles d’un Beckett ?

C’est sans doute le mys­tère de la créa­tion dra­ma­tique con­tem­po­raine. Mais le théâtre n’est-il pas tou­jours peu ou prou un mys­tère ? Franche­ment drôles, seule­ment amu­santes ou même ennuyeuses au degré suprême, de telles pièces reti­en­nent en tout cas l’attention des spec­ta­teurs. Ce qui, sans d’une manière ou d’une autre racon­ter une his­toire, est, de soi, un art dif­fi­cile, qui appelle l’admiration.

Cela n’est pas lié au petit nom­bre des pro­tag­o­nistes, par­fois réduit à un seul. Dans L’Allée du Roi, Mme Geneviève Casile, seule en scène, nous nar­rait bel et bien une his­toire, et quelle ! Même dans le long et émou­vant mono­logue de La Voix humaine, de Cocteau, il se passe quelque chose : une femme au télé­phone décou­vre peu à peu, par des riens, des into­na­tions, des sonorités inat­ten­dues, que son amant va la pla­quer, qu’il l’a appelée pour le lui dire.

Dans La Con­tre­basse, rien n’évolue au con­traire dans l’esprit de cet instru­men­tiste de l’Opéra médi­tant à voix haute sur son méti­er, la dif­fi­culté d’introduire une con­tre­basse dans une 2 CV, ou ses tribu­la­tions syn­di­cales. Il le fait, hélas, avec un brin de vul­gar­ité, peut-être d’ailleurs plus liée à l’interprétation de Jacques Villeret qu’au texte de Süskind, encore que cet auteur n’échappe pas tou­jours à une cer­taine pesan­teur germanique.

On imag­ine mieux, en tout cas, M. Villeret, par exem­ple en concierge infatué de sa fonc­tion, qu’en con­tre­bassiste. Mais peut-être existe-t-il par­mi les joueurs de con­tre­basse des êtres d’une faible élé­va­tion de sen­ti­ments ? N’en ayant jamais fréquen­té, je ne saurais me prononcer.

Art est, à mon sens, beau­coup plus fin, et plus drôle aus­si. Un der­ma­to­logue (alias J.-L. Trintig­nant) vient de s’acheter un tableau de deux cent mille francs : une vaste toile entière­ment recou­verte de pein­ture blanche. Il la fait admir­er à deux amis de tou­jours. L’un (alias P. Vaneck) n’y voit qu’une niais­erie. Il n’a pas le sens de la moder­nité. Il ne sait pas même ce qu’est “ être de son temps ”.

Le der­ma­to­logue le lui explique avec le ton doux, per­suasif et ras­sur­ant d’un bon médecin : être de son temps, c’est par­ticiper à la dynamique intrin­sèque de l’évolution. Le troisième (alias J. Rochefort), pétri de gen­til­lesse ahurie, ne sait jamais que penser, mal­gré trois années d’un coû­teux pas­sage sur le divan d’un analyste.

Le mal­heureux est d’ailleurs tor­turé par la per­spec­tive de son mariage prochain. Sa mère ne peut pas sup­port­er la belle-famille ; lui-même se demande s’il s’entendra avec sa femme et, de toute façon, il épouse aus­si une papeterie, alors que la seule idée de fab­ri­quer et ven­dre des rouleaux de papi­er hygiénique lui révulse l’âme.

C’est tout, mais cela est joué avec une mer­veilleuse sobriété, une dic­tion impec­ca­ble, dans un salon ten­du de blanc, gar­ni de sièges de cuir blanc, au milieu de quoi la toile blanche, de deux cent mille francs, ne jure pas. La mise en scène du très grand P. Ker­brat ajoute au plaisir de l’esprit par son dépouillement.

P.-S. : dans le numéro de novem­bre de la revue, j’avais dit du bien de Château en Suède, de Mme Sagan, vue à l’occasion d’une tournée d’été en Bre­tagne. Cette pièce est actuelle­ment reprise au Théâtre Saint-Georges, dans la mise en scène que j’évoquais et, en par­tie au moins, avec la même dis­tri­b­u­tion. Je ne saurais trop vous recom­man­der ce spectacle.

Théâtre Saint-Georges,
51, rue Saint-Georges, 75009 Paris. Tél. : 01.48.78.63.47

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