Centrale nucléaire de Daya Bay en Chine

Deux centrales nucléaires en Chine : Daya Bay et Ling Ao

Dossier : Regards sur la ChineMagazine N°589 Novembre 2003
Par Jean-Claude LENY (49)

En 1980, la réal­i­sa­tion du parc nucléaire français bat­tait son plein. 36 tranch­es étaient simul­tané­ment en cours de con­struc­tion en France, à dif­férents stades selon la date prévue d’achève­ment et de mise en ser­vice. À l’é­tranger, Fram­atome avait deux chaudières nucléaires en cours de réal­i­sa­tion en Bel­gique ; deux cen­trales en Afrique du Sud en asso­ci­a­tion avec Alstom pour l’îlot con­ven­tion­nel, SPIE pour le génie civ­il et EDF pour l’in­té­gra­tion d’ensem­ble ; deux îlots nucléaires en Corée du Sud. Le con­trat en cours de réal­i­sa­tion pour deux cen­trales en Iran venait d’être inter­rompu par les autorités issues de la révolution.


Cen­trale de Daya Bay. PHOTO FRAMATOME-ANP, LIESSE GABRIEL

L’ex­por­ta­tion était donc un sujet majeur de préoc­cu­pa­tion et Fram­atome prospec­tait tous les marchés poten­tiels. Rap­pelons qu’à cette époque la con­cur­rence était vive avec West­ing­house, Com­bus­tion Engi­neer­ing, l’AE­CL1, Gen­er­al Elec­tric et Siemens.

La Chine était évidem­ment le marché le plus promet­teur à cause du poten­tiel qu’il offrait. Il était essen­tiel de pren­dre rang aus­si tôt que pos­si­ble. C’est dès 1979 que Fram­atome prit ses pre­miers contacts.

Lorsqu’on con­naît la Chine actuelle, on a du mal à se représen­ter ce qu’elle était à cette époque. La fin des temps dif­fi­ciles était récente2 et cet immense pays com­mençait juste à s’éveiller. Les infra­struc­tures étaient notoire­ment insuff­isantes et les com­porte­ments admin­is­trat­ifs dif­fi­ciles à com­pren­dre. Une invi­ta­tion d’un ser­vice offi­ciel, pas tou­jours facile à obtenir, était néces­saire pour deman­der un visa d’en­trée. Et cela n’as­sur­ait nulle­ment une cham­bre dans un des rares hôtels exis­tant alors. Il fal­lait se débrouiller et le plus sou­vent accepter une instal­la­tion spar­ti­ate. Les rési­dents étrangers, peu nom­breux à l’époque, avaient les car­ac­tères de pio­nniers. C’é­tait égale­ment le pro­fil du directeur com­mer­cial chargé alors par Fram­atome de prospecter le marché, Léon Aboudarham.

Sa pre­mière tâche fut de se famil­iaris­er avec l’ad­min­is­tra­tion chi­noise et de déchiffr­er les respon­s­abil­ités des uns et des autres. Le nucléaire était répar­ti entre divers min­istères et cor­po­ra­tions, notam­ment la CNNC3, le min­istère de la Mécanique, le min­istère des Eaux et de l’élec­tric­ité où se trou­vait un jeune vice-min­istre, Li Peng. Les excel­lentes rela­tions nouées avec lui à cette époque où il n’avait pas encore sur les épaules les charges écras­antes qu’il reçut par la suite furent déci­sives pour le suc­cès de nos opéra­tions en Chine, couron­né par l’ob­ten­tion de la cen­trale de Daya Bay puis de celle de Ling Ao.

Mais n’an­ticipons pas et venons- en aux actions qui aboutirent à la com­mande de la cen­trale de Daya Bay. À l’époque où nous sommes, en 1982, il fal­lait pour espér­er entre­pren­dre une réal­i­sa­tion en Chine résoudre deux préal­ables : apporter un finance­ment com­péti­tif, trou­ver un site où se trou­verait le débouché néces­saire à l’ab­sorp­tion de la pro­duc­tion de deux tranch­es de 950 MW cha­cune. Il fal­lait aus­si compter avec la con­cur­rence, par­ti­c­ulière­ment celle de West­ing­house et de Siemens.

Hong-Kong, colonie bri­tan­nique à cette époque, était en plein développe­ment. Il en résul­tait d’im­por­tants besoins en élec­tric­ité. Des deux com­pag­nies d’élec­tric­ité desser­vant Hong-Kong, l’une, la CLP4 avait pour action­naire et prin­ci­pal dirigeant un homme d’af­faires excep­tion­nel, Lord Kadoorie. Il entrete­nait des rela­tions ami­cales et étroites avec les dirigeants chi­nois et tout par­ti­c­ulière­ment avec le pre­mier d’en­tre eux, Deng Xiaop­ing. Il était égale­ment en rela­tion per­son­nelle avec le Pre­mier min­istre bri­tan­nique de l’époque, Mme Thatcher. 

Inauguration de la centrale nucléaire de Daya Bay par Li Peng.
Inau­gu­ra­tion de Daya Bay par Li Peng.

Avec son directeur général Sir William Stones, ancien du CEGB5, il con­clut très vite à l’in­térêt pour la CLP de dis­pos­er de la pro­duc­tion en base d’élec­tric­ité d’o­rig­ine nucléaire. Mais l’ex­iguïté de Hong-Kong, même en y ajoutant les Nou­veaux Ter­ri­toires, ne per­me­t­tait pas l’im­plan­ta­tion d’une cen­trale de 1900 MW. Il fal­lait donc l’in­staller en Chine, non loin de Hong-Kong. Ceci fut facil­ité par le fait que le développe­ment de la province du Guang­dong était pro­gram­mé en pri­or­ité par les autorités de Pékin. La province absorberait l’élec­tric­ité qui ne serait pas ven­due à CLP.

Grâce à ses rela­tions avec les dirigeants chi­nois, Lord Kadoorie parvint à con­clure une “joint ven­ture” entre la CLP et une entité chi­noise créée à cet effet, la GNP Cy6. Cette “joint ven­ture”, appelée GNPJVC, serait le maître d’ou­vrage de la cen­trale. Le site retenu fut celui de Daya Bay, situé à 60 km env­i­ron de la lim­ite du ter­ri­toire de Hong-Kong. Un accord inter­gou­verne­men­tal signé en mai 1982 lors de la vis­ite du Prési­dent Mit­ter­rand à Pékin don­nait le cadre poli­tique néces­saire à toute trans­ac­tion nucléaire.

Pen­dant que se déroulaient ces trac­ta­tions, nous bâtis­sions notre offre tech­nique en rela­tion avec EDF mais non avec Alstom car le client nous demandait des îlots nucléaires et non des cen­trales com­plètes. Lord Kadoorie et Sir William Stones esti­maient en effet néces­saire d’as­soci­er la Grande-Bre­tagne à cette réal­i­sa­tion. Comme elle n’avait pas les références néces­saires pour l’îlot nucléaire, le client déci­da de con­fi­er à la GEC7 l’îlot con­ven­tion­nel. Cette déci­sion posa prob­lème à EDF qui devait s’adapter à une salle des machines qu’elle ne con­nais­sait pas (deux tur­bines tour­nant à 3 000 tours) et à Alstom qui se trou­vait écartée. Elle en posa égale­ment à Siemens qui offrait une cen­trale com­plète inté­grée. Pour Alstom, le prob­lème fut heureuse­ment réglé lorsque, quelques années après, fut créée la Société GEC-Alstom.

Un autre aspect impor­tant du con­trat était son finance­ment par le gou­verne­ment français. Les dis­cus­sions furent dif­fi­ciles et longues mais aboutirent pos­i­tive­ment et, après une intense péri­ode finale de négo­ci­a­tion menée à Pékin par Dominique Dégot (54) à la tête d’une impor­tante équipe de Fram­atome, une let­tre d’in­ten­tion fut signée à Shen­zhen en avril 1985. Et le con­trat à Pékin en sep­tem­bre 1985 au cours d’une céré­monie présidée par le Pre­mier min­istre de l’époque, Zhao Zhi Yang. Y assis­taient égale­ment Li Peng, devenu vice-Pre­mier min­istre, et son épouse, Mme Zhu Lin, qui avait joué un rôle très impor­tant dans la négociation.

Habitations pour le construction de la centrale nucléaire de Daya Bay
Base vie de Daya Bay.

Aus­sitôt débu­ta sur le site, pré­paré par la GNPJVC, la réal­i­sa­tion du con­trat. C’é­tait ce qu’on appelle “un grand chantier”, qui devait dur­er plusieurs années. Il met­tait en jeu, au max­i­mum d’ac­tiv­ité, plusieurs mil­liers de per­son­nes dont beau­coup “d’ex­pa­triés”. Pour eux, il avait fal­lu con­stru­ire une cité, une école pour leurs enfants, amen­er des pro­fesseurs, des médecins, bref met­tre en place une logis­tique importante.

La pres­sion des Chi­nois était forte et con­tin­ue, mais pas uni­latérale. Pour illus­tr­er cela, nous citerons un exem­ple sig­ni­fi­catif, celui des mon­tages. Un point dif­fi­cile de la con­struc­tion d’un îlot nucléaire est le mon­tage in situ des tuyau­ter­ies dites “aux­il­i­aires” par oppo­si­tion aux tuyau­ter­ies pri­maires prin­ci­pales qui véhicu­lent le flu­ide calo­por­teur, con­stru­ites par Fram­atome. Ces tuyau­ter­ies “aux­il­i­aires” sont en réal­ité très impor­tantes car elles com­pren­nent notam­ment les cir­cuits de sécu­rité du réac­teur. Elles sont en aci­er inoxyd­able et doivent être réal­isées avec un haut degré de qualité.

Elles sont d’un mon­tage dif­fi­cile à cause de l’ex­iguïté et de l’en­com­bre­ment des case­mates du bâti­ment réac­teur. Les Chi­nois avaient exigé que ces mon­tages soient effec­tués, sous la respon­s­abil­ité de Fram­atome, par une com­pag­nie chi­noise por­tant le numéro 23. Un con­trat d’as­sis­tance avait été signé à la fin de 1986 avec la Société Spie-Batig­nolles, un des prin­ci­paux mon­teurs des cen­trales français­es. La com­pag­nie 23 avait à son act­if des mon­tages com­plex­es mais qui ne néces­si­taient pas le niveau de qual­ité req­uis pour les cir­cuits nucléaires. Les exi­gences de qual­ité n’é­taient pas com­pris­es et donc pas appliquées. Plusieurs cir­cuits furent rebutés et de gros retards menaçaient de s’en­suiv­re. Il fal­lut, sur l’in­sis­tance de la CLP, que Li Peng, devenu Pre­mier min­istre, inter­vi­enne per­son­nelle­ment pour con­fi­er en cours de route la respon­s­abil­ité com­plète du mon­tage de l’îlot nucléaire à Fram­atome, assisté de Spie-Batig­nolles. La com­pag­nie 23 deve­nait sous-trai­tante. Li Peng vint en per­son­ne à Daya Bay pour expli­quer sa déci­sion au per­son­nel de la Cie 23 afin qu’il ne la ressente pas comme une perte de face, chose insup­port­able pour des Chinois.

Il faut égale­ment rap­pel­er le rôle essen­tiel joué par Zan Yun Long, directeur général de la GNPJVC. D’abord sous l’au­torité du général Wang, un ancien de la Longue Marche qui appor­tait la cau­tion de l’au­torité cen­trale, puis comme prési­dent après la retraite de ce dernier, Zan Yun Long s’est révélé être un remar­quable directeur d’un pro­jet aus­si com­plexe. Il sut assur­er tout au long de la réal­i­sa­tion une coor­di­na­tion sou­ple et effi­cace entre Fram­atome, les Com­pag­nies chi­nois­es inter­venant sur le site, la CLP, EDF, GEC, les autorités cen­trales à Pékin et les autorités de la province du Guangdong.

La con­struc­tion de la cen­trale se fit avec son lot de dif­fi­cultés mais glob­ale­ment dans de bonnes con­di­tions et dans une con­stante rela­tion ami­cale avec les Chi­nois. Il faut d’ailleurs soulign­er la grande apti­tude chi­noise à inté­gr­er les erreurs et leurs remèdes. Les dif­fi­cultés ren­con­trées lors du chantier de Daya Bay ont été retenues et cor­rigées pour celui de Ling Ao qui a été réal­isé par les mêmes entre­pris­es dans les délais et la qual­ité requis.

Le 5 févri­er 1994, Li Peng inau­gu­rait la pre­mière tranche qui la même année atteignait une disponi­bil­ité excellente.

Fram­atome recher­chait une coopéra­tion à long terme avec la Chine. Elle ne s’é­tait pas bornée à men­er à bien la réal­i­sa­tion de Daya Bay.

Pour répon­dre aux attentes des Chi­nois et aus­si pour sat­is­faire cer­taines claus­es du con­trat, Fram­atome entre­prit un impor­tant trans­fert de tech­nolo­gie en matière d’élé­ments com­bustibles. Elle appor­ta une aide impor­tante à la con­struc­tion d’une usine de fab­ri­ca­tion à Yib­in, dans le Sichuan. Le per­son­nel d’en­cadrement fut for­mé et entraîné dans l’u­sine française de FBFC à Romans-sur-Isère.

Égale­ment dans le Sichuan, mais avec Dong Feng Elec­tric cette fois-ci, fut mené à bien un impor­tant trans­fert de con­nais­sances pour la fab­ri­ca­tion de cer­tains com­posants lourds de la chaudière nucléaire. Le piv­ot de cette opéra­tion fut le trans­fert, à par­tir de l’u­sine Fram­atome de Chalon-sur-Saône, d’une puis­sante enrouleuse capa­ble de cin­tr­er les tôles épaiss­es des généra­teurs de vapeur.

Il faut égale­ment not­er que Fram­atome avait été retenu pour par­ticiper à la réal­i­sa­tion des tranch­es de Quin­schan 1 et 2, con­stru­ites par les Chi­nois sur leurs pro­pres plans.

En pour­suiv­ant toutes ces opéra­tions, Fram­atome espérait gag­n­er la con­fi­ance des Chi­nois ; et aus­si la con­serv­er grâce à la con­stance de son atti­tude à tra­vers les aléas poli­tiques qui ont été nom­breux sur une durée aus­si longue. Out­re l’ac­ci­dent de Tch­er­nobyl, déjà cité, qui a beau­coup inquiété les Chi­nois et qu’il a fal­lu expli­quer, il faut rap­pel­er les événe­ments pro­pre­ment chi­nois de Tian An Men, en 1989, pen­dant lesquels le chantier de Daya Bay se pour­suiv­it sans per­tur­ba­tion et aus­si la crise des rela­tions poli­tiques fran­co-chi­nois­es con­séc­u­tive à la vente d’équipements mil­i­taires par la France à Tai­wan au cours des années 1992–1993.

Un élé­ment très impor­tant pour les Chi­nois fut la per­ma­nence des per­son­nels qui tra­vail­laient pour eux. Et tout par­ti­c­ulière­ment celle du pre­mier d’en­tre eux, Dominique Dégot. Muni de toutes les délé­ga­tions néces­saires, tou­jours présent là et où il fal­lait, il fut pen­dant plus de dix ans l’in­ter­locu­teur des Chi­nois et notam­ment pour Zan Yun Long à qui il appor­tait des solu­tions à ses prob­lèmes et des répons­es à ses questions.

Centrale nucléaire de Ling Ao en Chine
Cen­trale de Ling Ao. PHOTO FRAMATOME-ANP, LIESSE GABRIEL

Ce con­texte explique pourquoi, dans les derniers mois de 1994, Zan Yun Long lais­sa entrevoir à Dégot la pos­si­bil­ité de con­clure rapi­de­ment, de gré à gré (procé­dure excep­tion­nelle en Chine), et cette fois-ci sans par­tic­i­pa­tion de la CLP, un con­trat pour deux nou­velles tranch­es ana­logues à celles de Daya Bay, qui seraient instal­lées sur le site voisin de Ling Ao. Les con­di­tions mis­es par les Chi­nois inclu­aient, out­re un abaisse­ment du prix, un trans­fert de tech­nolo­gie ren­for­cé et élar­gi au long terme et une local­i­sa­tion des fab­ri­ca­tions accrue. Et le finance­ment devait être satisfaisant.

Il est amu­sant de nous sou­venir de l’in­cré­dulité avec laque­lle nous fûmes accueil­lis à Paris lorsque nous nous ouvrîmes de cette pos­si­bil­ité à l’Ad­min­is­tra­tion. Nous fûmes grat­i­fiés d’un amphi sur le “risque chi­nois” que le Tré­sor con­sid­érait à l’époque comme exces­sif. Néan­moins, tout le monde se ral­lia rapi­de­ment à l’idée et les con­di­tions posées par les Chi­nois furent rem­plies par tous les inter­venants car, cette fois-ci, il s’agis­sait de cen­trales com­plètes met­tant en jeu, out­re Fram­atome, EDF et GEC-Alstom. La let­tre d’in­ten­tion pour les deux îlots nucléaires fut signée par Fram­atome à Pékin en jan­vi­er 1995 ; le con­trat cor­re­spon­dant fut signé en octobre.

Dégot et moi quit­tant Fram­atome en 1997 et 1996, nous n’eûmes pas la pos­si­bil­ité de suiv­re jusqu’au bout cette nou­velle réal­i­sa­tion. Mais nous avions la sat­is­fac­tion de laiss­er à la Société un beau con­trat et ce qu’il fal­lait pour le men­er à bien. Et aus­si une excel­lente posi­tion pour l’avenir car Fram­atome était alors, avec les Sovié­tiques, la seule Société nucléaire impor­tante présente en Chine.

La pre­mière tranche de la cen­trale de Ling Ao fut inau­gurée en juil­let 2002, encore une fois en présence de Li Peng, devenu entre-temps prési­dent de l’Assem­blée nationale.

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1. Atom­ic Ener­gy of Cana­da Ltd.
2. Mao était mort en 1976. Den Xiaop­ing venait d’ac­céder au pouvoir.
3. Chi­na Nation­al Nuclear Corporation.
4. Chi­na Light and Power.
5. Cen­tral Elec­tric­i­ty Gen­er­at­ing Board.
6. Guang­dong Nuclear Pow­er Cy.
7. Gen­er­al Elec­tric Cor­po­ra­tion (un grand élec­tromé­cani­cien britannique).

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