Des utopistes très réalistes

Dossier : ExpressionsMagazine N°632 Février 2008
Par Jean-Marc CHABANAS (58)

I. Faut-il supprimer les aides à la pierre ?

Ce qui est social, c’est l’occupant et non pas le logement

L’aide à la pierre con­cerne essen­tielle­ment le secteur locatif, rap­pelle Jean-François Gabil­la (prési­dent de la Fédéra­tion des pro­mo­teurs et con­struc­teurs). En l’ac­cen­tu­ant encore, on dére­spon­s­abilise un peu plus les locataires et l’on n’adresse que des sig­naux négat­ifs aux pro­prié­taires. En out­re, l’aide con­cerne surtout le loge­ment dit social et la créa­tion d’un loge­ment social coûte trois fois plus cher que l’ac­ces­sion à la pro­priété. Pourquoi un loge­ment social ne serait-il que locatif ? Ce qui est social, c’est d’ailleurs l’oc­cu­pant et non pas le loge­ment. Aidons ceux qui doivent être aidés, aus­si bien à l’ac­ces­sion à la pro­priété qu’à la loca­tion. Pierre-André Péris­sol (ancien min­istre du Loge­ment) lui apporte un sou­tien plutôt que la con­tra­dic­tion. Il n’y a pas, dit-il, d’op­po­si­tion réelle. L’aide à la pierre présente l’a­van­tage de s’adapter à la con­jonc­ture. L’aide à la per­son­ne présente des dif­fi­cultés de sor­tie. Il faut que les aides soient com­préhen­si­bles. Il faut savoir chang­er de sys­tème quand le con­texte évolue. Ne pas hésiter, lorsqu’on invente une aide nou­velle, à sup­primer une aide anci­enne dev­enue obsolète. 

II. Faut-il supprimer le monopole de la sécu ?

La réponse est claire­ment non, affirme Jean de Ker­vas­doué (pro­fesseur au Cnam). Nous sommes chers en France parce que nous choi­sis­sons le plus cher : beau­coup d’hos­pi­tal­i­sa­tion, beau­coup de médecins, beau­coup de pre­scrip­tions. La con­cur­rence n’y chang­erait rien. D’ailleurs, il ne faut pas con­fon­dre la médecine et la san­té : le tiers des Anglais les plus pau­vres vit plus longtemps que le tiers des Améri­cains les plus rich­es. Il est tout à fait pos­si­ble, selon lui, de main­tenir un sys­tème sol­idaire, pour peu qu’on en ait la volon­té. Évidem­ment, con­cède-t-il, nous ne con­trôlons rien, ce qui n’est pas beau­coup. C’est en allant dans ce sens que Philippe Manière (directeur général de l’In­sti­tut Mon­taigne) se demande si l’on fait un bon usage de l’ar­gent pub­lic. Est-il utile de dépenser tant ? Est-il raisonnable d’ac­cepter un déficit de 6 % ? Il prend pour exem­ple le sys­tème améri­cain des anciens com­bat­tants, pub­lic et cen­tral­isé, qui fonc­tionne bien parce qu’il existe un réel ” man­age­ment “, mais qui s’au­torise à met­tre les prestataires en con­cur­rence. Oui pour la con­cur­rence en matière de soins, non pour le finance­ment, répond son adver­saire. Les deux s’ac­cor­dent in fine sur ” un réal­isme avec une pointe d’utopie “. 

III. Un contrat de travail unique avec licenciement libre ?

Fran­cis Kra­marz (directeur du Crest) regrette que les per­son­nes qu’on pré­tend pro­téger soient en fait les moins pro­tégées, tant les droits pro­tecteurs en apparence peu­vent être facile­ment con­tournés. Il pré­conise un con­trat qui stip­ule une durée min­i­male (et non pas max­i­male, comme avec l’actuel CDD), avec un coût de licen­ciement décrois­sant avec l’an­ci­en­neté. Mais, dit-il, il faut aupar­a­vant avoir fait des réformes, sur les notions d’an­ci­en­neté en par­ti­c­uli­er, et surtout s’at­tach­er à informer et ras­sur­er. Michèle Debon­neuil (inspecteur général des Finances, mem­bre de la com­mis­sion Attali) insiste sur un sujet rarement abor­dé, celui du tra­vail à temps par­tiel. Qu’ont fait les pays qui ont créé des emplois ? Les trois quarts de ces emplois sont à temps par­tiel et con­cer­nent en pri­or­ité les jeunes et les seniors. Elle pro­pose pour ceux-ci un con­trat sous forme de ” temps par­tiel trem­plin “, qui ne con­cern­erait que 3 à 4 % de la pop­u­la­tion en âge de tra­vailler, ce qui est pré­cisé­ment l’é­cart qui sépare la France des pays qui comptent moins de chômeurs que nous. 

IV. Faire payer l’enseignement supérieur et sélectionner les étudiants ?

Nous vivons sous l’An­cien Régime, affirme Jacques Mar­seille (pro­fesseur à Paris I), avec la noblesse des grandes écoles, réservées aux élites ; le clergé des uni­ver­sités réputées, s’adres­sant aux plus aisés ; le tiers état des uni­ver­sités ordi­naires. En fait, il y a bel et bien sélec­tion à tra­vers les études sec­ondaires sci­en­tifiques. Il faut lut­ter con­tre plusieurs tabous : le niveau ridicule des droits d’in­scrip­tion (180 euros par an, alors qu’un niveau de 1 500 euros serait décent) ; l’ab­sence de sélec­tion (le bac, pre­mier grade uni­ver­si­taire, donne le droit de s’in­scrire n’im­porte où) ; l’oblig­a­tion faite aux enseignants de mêler péd­a­gogie et recherche. Enfin, ajoute-t-il, on compte en France 85 uni­ver­sités alors que 20 suf­fi­raient. Il faut, dit-il, pré­par­er pro­gres­sive­ment l’opin­ion à la rup­ture : on l’a fait pour les retraites et il a fal­lu douze ans, com­mençons donc à par­ler de l’u­ni­ver­sité. Richard Desco­ings (directeur de Sci­ences Po), moins choqué par le nom­bre des uni­ver­sités que par la volon­té de les traiter de façon uni­taire, est d’ac­cord pour une aug­men­ta­tion pro­gres­sive des droits d’in­scrip­tion et pour met­tre fin à la sélec­tion par l’échec, qui pré­vaut actuellement. 

V. Ramener le déficit public à zéro dès 2009 ?

Aucun prob­lème, pour Jean Peyrel­e­vade (gérant de Leonar­do France), qui con­damne notre État ” impé­cu­nieux et impuis­sant “. Sa recette (utopique) est très sim­ple. Notre déficit annuel s’élève à 2,5 % du PIB, soit 45 mil­liards d’eu­ros. Aug­men­tons les recettes fis­cales de 2 % : 15 mil­liards d’eu­ros. Sup­p­ri­mons les allége­ments d’im­pôts prévus : 15 mil­liards. Sup­p­ri­mons en deux ans le déficit de la Sécu­rité sociale : 15 mil­liards encore. Le compte est bon.

Nom­bre de réformes n’ont pas abouti parce que le cal­en­dri­er poli­tique ne s’y prê­tait pas

Pas si sim­ple, rétorque Philippe Auberg­er (inspecteur des Finances, ancien rap­por­teur général du Bud­get). Le temps budgé­taire et le temps poli­tique s’é­coulent de façon dif­férente. Nom­bre de réformes n’ont pas abouti parce que le cal­en­dri­er poli­tique ne s’y prê­tait pas. Nous appro­chons des élec­tions munic­i­pales. Et d’ailleurs, pourquoi un déficit de zéro ? En Grande-Bre­tagne, par exem­ple, le déficit est admis mais la règle d’or est qu’il ne peut financer que des investisse­ments. Nous ne fer­ons rien sans une réelle volon­té poli­tique, s’ac­cor­dent à dire les conférenciers. 

VI. Une vraie rupture ?

” Aide à la pierre ? Pourquoi pas, mais avec un vrai marché du loge­ment. Réformer la poli­tique de san­té ? Rem­plaçons d’abord les tar­ifs par des prix. Un con­trat de tra­vail unique ? Pour quoi faire, en l’ab­sence d’un marché du tra­vail. Chang­er l’en­seigne­ment supérieur ? Le fruit est mûr. Voilà ma part d’u­topie “, résume Alain Madelin (ancien Min­istre), mais ” au fond, je suis pro­fondé­ment réal­iste “. Les réformes qui passent bien sont celles accep­tées par l’opinon, con­clut Gérard Worms (prési­dent de Rex­e­code). Les Français n’ont pas peur du mot rup­ture. Ils savent bien ce qu’il faut faire. Jouons à fond le jeu d’une société de con­fi­ance. ” Que nos utopistes con­tin­u­ent à nous provo­quer. Que nos réal­istes con­tin­u­ent à impos­er leur pragmatisme. ”

DES OPINIONS BIEN ANCRÉES
Le Col­loque pro­po­sait aux par­tic­i­pants de not­er leur opin­ion per­son­nelle (pour ou con­tre) avant et après chaque débat. Assez peu ont changé d’opinion.
Ques­tion Avant Après Vari­a­tion
Pour la réforme de l’aide à la pierre 49 % 53 % + 4 %
Pour sup­primer le mono­pole de la sécu  56 % 53 % – 3 %
Pour un con­trat de tra­vail unique  73 % 67 % – 6 %
Pour réformer l’enseignement supérieur  70 % 80 % + 10 %
Pour ramen­er le déficit pub­lic à zéro  73 % 78 % + 5 %
Pour une vraie rupture  95 % 87 % – 8 %

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