Avions de chasse

Des armées : pour quoi faire ?

Dossier : La politique militaireMagazine N°570 Décembre 2001Par : Paul-Ivan De SAINT GERMAIN, ingénieur général de l'Armement, ancien directeur de la Fondation pour la recherche stratégique

En ce début de siè­cle, nos armées, qui pen­dant longtemps ont paru inac­tives — du fait du blocage stratégique Est Ouest -, sont doré­na­vant présentes sur de nom­breux théâtres extérieurs. Une force mil­i­taire européenne se met en place, avec, il est vrai, des ambi­tions assez lim­itées. Out­re-Atlan­tique, les Améri­cains met­tent les ques­tions de défense au pre­mier rang de leurs préoc­cu­pa­tions, en par­ti­c­uli­er vis-à-vis des États ” peu respon­s­ables ” — qui pour­raient, dis­ent-ils, les men­ac­er avec des mis­siles -, ain­si que vis-à-vis du ter­ror­isme qui les a pro­fondé­ment atteints le 11 sep­tem­bre dernier.

Pour­tant, nos bud­gets mil­i­taires n’en finis­sent pas de dimin­uer, traduisant le sen­ti­ment que les armées pour­raient bien, quand même, devenir moins utiles à l’avenir. Ne serait-il pas temps d’en­granger les fameux ” div­i­den­des de la paix ” ? Autrement dit : des armées, pour quoi faire ?

À cette ques­tion, les textes offi­ciels1 appor­tent des répons­es qui en restent à un cer­tain niveau de général­ité. Il s’ag­it de défendre nos intérêts : intérêts vitaux, c’est-à-dire l’in­tégrité du ter­ri­toire nation­al, notre pop­u­la­tion, notre sou­veraineté… ; intérêts stratégiques, tels que la préser­va­tion de la paix en Europe et dans le bassin méditer­ranéen ; intérêts ” de puis­sance “, notion qui traduit en par­ti­c­uli­er le ” rang ” dû à la présence de la France au Con­seil de sécu­rité et à son rôle mon­di­al. En pre­mière analyse, ces objec­tifs ne sont guère dif­férents de ceux que l’on affichait à l’époque de la guerre froide.

Or le monde a changé : il con­vient donc à tout le moins de les réex­am­in­er et de les appro­fondir dans le con­texte d’au­jour­d’hui. Nos intérêts vitaux sont-ils tou­jours men­acés ? Nos intérêts stratégiques mis en cause ? Et la défense de nos intérêts de puis­sance, pour autant qu’ils exis­tent encore, est-elle du ressort de moyens mil­i­taires ? Plus générale­ment, ces for­mu­la­tions ren­dent-elles cor­recte­ment compte des tâch­es qui atten­dent nos forces armées ?

Le nouveau contexte

En Europe, le fait cen­tral est la dis­pari­tion de la ” men­ace ” qui, depuis 1870, pesait sur nous ; il n’y a plus — à moyen terme et, espérons-le, à long terme — de risques de guerre au sens tra­di­tion­nel du terme, ni avec les Alle­mands, ni avec les Russ­es, ni avec d’autres ; au con­traire, et en dépit de crises locales (Balka­ns), la sécu­rité européenne s’or­gan­ise de mieux en mieux grâce à l’enchevêtrement d’or­gan­i­sa­tions (Union européenne, OTAN, OSCE…) qui tis­sent toutes sortes de liens et de sol­i­dar­ités et qui ren­dent les grands affron­te­ments intra-européens aus­si improb­a­bles que le sont devenus, en leur temps, les affron­te­ments entre les dif­férentes provinces françaises.

Pour les Européens, la guerre entre eux n’est plus con­sid­érée comme la con­tin­u­a­tion de la poli­tique par d’autres moyens2 ; elle n’est plus un moyen ” nor­mal ” de l’in­ter­ac­tion des nations ; il n’y a plus à ” pré­par­er la prochaine “. La guerre en Europe est en quelque sorte dis­qual­i­fiée, sauf dans le cas très par­ti­c­uli­er où elle est menée, comme en ex-Yougoslavie, pour arrêter d’autres guer­res et rétablir la paix : la paix devient alors l’ob­jec­tif pre­mier. On observe égale­ment qu’un autre type d’ac­tiv­ité qui a longtemps con­sti­tué l’une des raisons d’être de nos forces armées, la con­quête colo­niale, a dis­paru, et cela sans doute d’une manière définitive.

Si les guer­res qui nous menaçaient directe­ment ont dis­paru, cela ne sig­ni­fie pas que nous n’ayons pas à faire face à d’autres types de ” risques “, par­mi lesquels, bien sûr, le ter­ror­isme. La fin du blo­cus stratégique Est Ouest qui ” aiman­tait ” les rela­tions inter­na­tionales a en effet libéré des sources de vio­lence, notam­ment des ten­sions iden­ti­taires (religieuses, eth­niques, cul­turelles, lin­guis­tiques…), qui se sont mul­ti­pliées depuis dix ans.

Et pour l’avenir d’autres prob­lèmes appa­rais­sent3 :

  • Accès aux ressources naturelles : on pense ici naturelle­ment aux ressources énergé­tiques (le brut du Moyen-Ori­ent, le gaz de l’ex-URSS), qui demeurent pour nous une préoc­cu­pa­tion majeure, mais aus­si aux ressources nutri­tion­nelles, en par­ti­c­uli­er en eau ; cette dernière con­stitue un impor­tant prob­lème pour le Moyen-Ori­ent ou pour l’Afrique sub­sa­hari­enne, et elle pour­rait être à l’o­rig­ine de trou­bles dans notre ” voisinage “.
     
  • Évo­lu­tion démo­graphique : accroisse­ment de la pop­u­la­tion dans les pays en développe­ment (dont ceux qui con­stituent notre ” Sud ”), cor­réla­tive­ment avec une crois­sance de l’ur­ban­i­sa­tion (en 2015, 400 mil­lions de per­son­nes, soit deux fois plus qu’au­jour­d’hui, vivront dans des conur­ba­tions de plus de 10 mil­lions d’habi­tants). Ces évo­lu­tions ne pour­ront que con­duire à des mou­ve­ments accrus de pop­u­la­tions, en par­ti­c­uli­er en direc­tion de l’Eu­rope de l’Ouest, se traduisant par des ten­sions sociales et poli­tiques, l’ap­pari­tion de lob­bies eth­niques au prof­it des pays d’o­rig­ine, et peut-être une altéra­tion des iden­tités nationales.
     
  • Évo­lu­tion tech­nologique (tech­nolo­gies de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion, biotech­nolo­gies…) et dif­fu­sion crois­sante de cette tech­nolo­gie ain­si que des sys­tèmes de défense. Ce risque de pro­liféra­tion con­cerne en par­ti­c­uli­er les mis­siles (bal­is­tiques ou de croisière) et les armes dites de destruc­tion mas­sive, qui pour­raient men­ac­er des objec­tifs géo­graphiques tels que des instal­la­tions pétrolières ou por­tu­aires, voire des cen­tres urbains. Il con­cerne aus­si les tech­nolo­gies de l’in­for­ma­tion, dont la pro­liféra­tion sera ali­men­tée par le car­ac­tère dual (civi­lo-mil­i­taire), et qui pour­raient se trans­former en men­ace pour les infra­struc­tures de plus en plus mail­lées des pays indus­tri­al­isés, et plus générale­ment fournir des pos­si­bil­ités gran­dis­santes aux acteurs non éta­tiques tels que les organ­i­sa­tions ter­ror­istes ou crim­inelles, les nar­co­trafi­quants, etc.
     
  • Évo­lu­tion des modes de gou­ver­nance : si les États con­tin­ueront sans doute à être les acteurs dom­i­nants de la scène mon­di­ale, ils n’en ris­queront pas moins de con­trôler de plus en plus dif­fi­cile­ment les cir­cuits économiques et financiers, les flux de tech­nolo­gie, la cir­cu­la­tion de l’in­for­ma­tion et des idées, les trafics de drogues, les trans­mis­sions de mal­adies…, tous phénomènes qui dans le meilleur des cas seront entre les mains d’ac­teurs privés (indus­triels, financiers, mais aus­si trafi­quants ou ter­ror­istes), et dans beau­coup d’autres obéiront sim­ple­ment à des ” lois ” non maîtrisées.
     
    Les ” out­ils ” tra­di­tion­nels des États, diplo­matie, moyens mil­i­taires, se révéleront mal adap­tés à ces nou­veaux risques, qu’il fau­dra pour­tant pren­dre en compte. L’une des con­séquences de cette ten­dance, déjà per­cep­ti­ble aujour­d’hui, en Afrique noire par exem­ple, mais aus­si en ex-Yougoslavie, sera l’af­faib­lisse­ment, voire la dis­pari­tion de fac­to d’É­tats au prof­it d’eth­nies ou d’ac­teurs non éta­tiques, et le développe­ment de guer­res sans foi ni loi, de guer­res qui n’ont plus aucun ” sens ” poli­tique pour repren­dre l’analyse de Bernard-Hen­ri Lévy4.

Conflits et opérations militaires

La défense du ter­ri­toire doit évidem­ment rester une préoc­cu­pa­tion, face à d’éventuelles men­aces de forme tra­di­tion­nelle (ce risque est cou­vert pour l’essen­tiel par notre capac­ité de dis­sua­sion nucléaire, ” fac­teur impor­tant de la sta­bil­ité inter­na­tionale ” et ” moyen de faire face aux men­aces… de puis­sances… dotées d’armes de destruc­tion mas­sive “5), ou face au ter­ror­isme (mais les forces armées sont loin d’être les seules à devoir inter­venir face à ce type de men­ace). Pour le reste, la plu­part des opéra­tions mil­i­taires se dérouleront à l’ex­térieur, et elles ne ressem­bleront sou­vent que peu aux guer­res classiques.

Com­ment peut-on car­ac­téris­er ces opéra­tions ? Tout d’abord des notions aus­si famil­ières à notre cul­ture que celles d’en­ne­mi ou de vic­toire sur un adver­saire que l’on cherche à assom­mer6 n’ont plus guère de sig­ni­fi­ca­tion. Nous aurons plutôt à nous en pren­dre à des adver­saires que l’on cherchera à ramen­er à plus de rai­son (ce qui était ini­tiale­ment le but de la guerre du Golfe), à des ” par­ties ” qu’il s’a­gi­ra de calmer, de réc­on­cili­er (cas de l’ex-Yougoslavie).

À la vio­lence sans lim­ite qui, selon Clause­witz, est la règle de la guerre s’op­posera doré­na­vant la ” vio­lence maîtrisée “, et en tout cas la recherche d’autres moyens que la vio­lence pour exercer non plus une coerci­tion mais plutôt une influ­ence stabilisatrice.

À cet égard, il faut soulign­er une dif­férence entre nous et nos amis améri­cains ; ceux-ci, du fait de leur préémi­nence mon­di­ale, ont ten­dance à se créer des ” enne­mis ” un peu partout : à l’URSS suc­cè­dent aujour­d’hui l’I­rak, la Corée du Nord, voire la Chine, sans oubli­er les groupes ter­ror­istes. Face à de telles men­aces, ils veu­lent déploy­er leur boucli­er antimis­siles ; mais surtout ils n’hési­tent pas, dans un esprit clause­witzien, à utilis­er si néces­saire la force bru­tale, comme le mon­trent par­mi d’autres les bom­barde­ments sur l’Irak.


© DICOD

Il s’a­gi­ra sou­vent de con­flits que les spé­cial­istes qual­i­fient d’asymétriques, soit que les moyens mil­i­taires mis en œuvre de part et d’autre soient dis­pro­por­tion­nés en vol­ume ou en qual­ité, soit que les ” lois de la guerre ” (le jus in bel­lo) aux­quelles on se réfère ne soient pas les mêmes. Ces lois, qui impliquent, par exem­ple, de ne pas s’en pren­dre aux pop­u­la­tions civiles, ou d’éviter les souf­frances inutiles, n’ont pas tou­jours été respec­tées, et de loin, en Europe ; mais, du fait du pro­grès démoc­ra­tique, de la dif­fu­sion de l’in­for­ma­tion et de la pres­sion des opin­ions publiques, il nous sera — heureuse­ment ! — de plus en plus dif­fi­cile de s’en abstraire.

Tel n’est pas for­cé­ment le cas de ceux à qui nous auri­ons à nous mesur­er. C’est ain­si que beau­coup d’opéra­tions récentes ont vu l’im­pli­ca­tion mas­sive de civils, voire d’en­fants, — boucliers humains, otages, expul­sions de pop­u­la­tions, géno­cides, atten­tats… Nos ” adver­saires ” n’avaient pas la même con­cep­tion de la per­son­ne humaine et du respect de la vie que nous, et, en impli­quant des civils, ils employ­aient des ” armes “, effi­caces sans doute mais qu’il faut bien qual­i­fi­er d’im­morales, qui nous sont donc inter­dites, et vis-à-vis desquelles il fau­dra trou­ver des parades adaptées.

Ces con­flits sont et seront de plus en plus menés dans le cadre de coali­tions, non seule­ment pour accroître le vol­ume des moyens mis en œuvre, mais surtout pour don­ner une meilleure légitim­ité inter­na­tionale à l’ac­tion entre­prise. Ce souci de légitim­ité reposant sur la par­tic­i­pa­tion d’un grand nom­bre de coal­isés est même doré­na­vant claire­ment exprimé aux États-Unis, qui pour­tant auraient sou­vent la capac­ité mil­i­taire d’a­gir seuls. Les coali­tions sup­poseront une bonne ” interopéra­bil­ité ” des moyens mis en œuvre, en par­ti­c­uli­er de ceux qui ont trait à l’in­for­ma­tion et à la con­duite des opéra­tions, mais égale­ment une vue com­mune du ” pourquoi ” de l’ac­tion entre­prise, c’est-à-dire du but poli­tique pour­suivi, des valeurs que l’on entend faire respecter, etc.

Car une autre car­ac­téris­tique des con­flits futurs sera leur car­ac­tère ” pub­lic ” du fait de l’om­niprésence des moyens d’in­for­ma­tion. Non seule­ment le car­ac­tère secret des opéra­tions sera dif­fi­cile à préserv­er, mais surtout la moin­dre bavure, le plus petit inci­dent sera con­nu presque immé­di­ate­ment, oblig­eant les respon­s­ables poli­tiques, aux pris­es avec les réac­tions émo­tion­nelles de l’opin­ion, à être très clairs sur les objec­tifs recher­chés, — des objec­tifs qui devront répon­dre à des critères poli­tiques et éthiques suff­isam­ment partagés.

Quelles missions pour les armées ?

Quels pour­raient donc être ces objec­tifs, c’est-à-dire les mis­sions des armées ? On peut en dis­cern­er trois grandes caté­gories. D’abord il peut s’a­gir de défendre des biens que l’on pos­sède en pro­pre, en prenant ce terme de ” biens ” au sens le plus vaste : non seule­ment — comme tra­di­tion­nelle­ment dans l’his­toire — un ter­ri­toire, une pop­u­la­tion, une sit­u­a­tion de sécu­rité, mais aus­si des intérêts économiques, une organ­i­sa­tion sociale, un rang politique…

Ce sont de tels ” biens ” qu’à leur manière les Russ­es ont voulu préserv­er en Tchétchénie (main­tenir leur empire), Milo­se­vic au Koso­vo (préserv­er son pou­voir), ou encore les Améri­cains après les atten­tats de sep­tem­bre qui ont mis en cause l’in­vi­o­la­bil­ité de leur ter­ri­toire : dans chaque cas, il s’agis­sait en quelque sorte de ” pos­ses­sions ” que l’on cher­chait à préserv­er. En remon­tant plus loin dans le passé, on peut rat­tach­er à cette caté­gorie des guer­res de ” pos­ses­sion ” les con­quêtes colo­niales, déjà évo­quées, ain­si que les guer­res révo­lu­tion­naires et les guer­res de libéra­tion, qui visent à la con­quête du pouvoir.

Bien évidem­ment, ces guer­res de pos­ses­sion sont loin de dis­paraître de la scène mon­di­ale : c’est pour du pét­role et des dia­mants que l’on s’en­tretue en Ango­la… On ne saurait exclure que la France ait à l’avenir à agir mil­i­taire­ment en vue de la défense de tels ” biens ” ; notre présence — mod­este — dans le loin­tain Tim­or ori­en­tal s’ex­pli­quait pour une part par notre souci de préserv­er une image de mem­bre du Con­seil de sécu­rité. Plus prosaïque­ment, nous pour­rions aus­si avoir à défendre des intérêts économiques ou énergé­tiques (ce qui fut le cas dans le Golfe), voire des intérêts ” infor­ma­tion­nels ” dans la mesure où de plus en plus la richesse des nations sera située dans ” l’infosphère “.

Mais évidem­ment la défense des ” biens ” néces­site en pri­or­ité de pou­voir faire face à toute men­ace sur le ter­ri­toire : qu’il s’agisse de la résur­gence à long terme de la men­ace ” tra­di­tion­nelle “, ou des risques dus à la pro­liféra­tion ou au ter­ror­isme. Se pose à cet égard la ques­tion — peu traitée aujour­d’hui — des moyens mil­i­taires, per­ma­nents ou non, per­me­t­tant de sécuris­er le ter­ri­toire, ain­si qu’au rôle que pour­raient avoir les réservistes.

On peut aus­si men­er des opéra­tions, et cela est à la fois nou­veau et de plus en plus fréquent, pour défendre des valeurs aux­quelles on tient. Ces valeurs ne sont pas notre bien pro­pre, notre ” pos­ses­sion ” ; nous les parta­geons avec d’autres. Mais on ne saurait pour autant accepter de les voir bafouer sans se con­tredire soi-même ; bien plus, il est légitime de chercher à les pro­mou­voir. C’est ce qui se passe quand nous agis­sons pour éviter des géno­cides, ten­ter de ramen­er la paix, instau­r­er la démoc­ra­tie, dans les Balka­ns, en Afrique, et partout où se mènent des guer­res ” sans foi ni loi “.

Ques­tion : la défense de ” valeurs ” con­stitue-t-elle un objec­tif raisonnable dans un monde où l’on par­le plus volon­tiers d’in­térêts (car c’est sur des intérêts que nos textes offi­ciels met­tent l’ac­cent) ? Ne con­vient-il pas de rester réal­iste ? Le débat est évidem­ment ouvert. Pour l’an­cien assis­tant sec­re­tary of defense améri­cain Joseph Nye, l’in­térêt nation­al peut inclure des valeurs telles que les droits de l’homme et la démoc­ra­tie dès l’in­stant que le pub­lic perçoit ces valeurs comme telle­ment impor­tantes pour son iden­tité qu’il est prêt à pay­er le prix pour les pro­mou­voir7. Autrement dit, une poli­tique étrangère fondée sur des valeurs doit être con­sid­érée comme tout aus­si néces­saire et légitime que celle, tra­di­tion­nelle, qui prend en compte des intérêts ou des rap­ports de puis­sance. Il est donc nor­mal que nous soyons amenés à inter­venir mil­i­taire­ment dans des régions où nous n’avons cepen­dant pas d’in­térêts au sens habituel du terme.

Fantassin
© SIRPA TERRE

Il ne faut cepen­dant pas ignor­er que de telles actions se heur­tent à une ambiguïté : défendre des valeurs peut en effet con­duire à entre­pren­dre des actions de coerci­tion et à s’ingér­er de force dans les affaires intérieures d’É­tats sou­verains, comme nous l’avons fait en Ser­bie. S’il s’ag­it d’opéra­tions qui trou­vent leur légitim­ité dans la défense de valeurs, elles n’en ont pas moins, par­fois, un car­ac­tère ” illégal “.

Par ailleurs, la défense de valeurs impose évidem­ment que dans la con­duite même des opéra­tions, celles-ci soient par­faite­ment respec­tées : à l’époque des guer­res de reli­gion, c’é­tait en se mas­sacrant par­fois sauvage­ment que l’on cher­chait à défendre ou à pro­mou­voir des croy­ances ; notre con­science a fait dans ce domaine des pro­grès et, plus que jamais, le jus in bel­lo et la retenue dans le recours à la vio­lence doivent con­stituer la règle d’or.

Enfin, troisième caté­gorie d’opéra­tions ou d’ac­tions : il s’ag­it de celles qui con­tribuent à amélior­er ou con­forter l’en­vi­ron­nement de sécu­rité, le nôtre, mais plus générale­ment l’en­vi­ron­nement mon­di­al : maîtrise des arme­ments, en par­ti­c­uli­er con­cer­nant les armes les plus dan­gereuses ; mesures de con­fi­ance (par exem­ple par­tic­i­pa­tions croisées à des manœu­vres mil­i­taires) ; étab­lisse­ment d’ar­chi­tec­tures inter­na­tionales de sécu­rité (accords et traités inter­na­tionaux) ; con­trôle du ter­ror­isme ; coopéra­tion mil­i­taire (en par­ti­c­uli­er en Afrique) ; déploiements préven­tifs ; poli­tiques d’in­flu­ence et mis­sions de présence telles que le fait couram­ment la Marine ; préven­tion des crises ; con­tri­bu­tion à la solu­tion des crises et reconstruction…

Il s’ag­it d’ac­tions dif­fi­ciles, qui ne ren­con­trent pas tou­jours le suc­cès, comme le mon­tre la sit­u­a­tion actuelle en Afrique sub­sa­hari­enne. En revanche, ce qui a été fait en Europe depuis la fin de la guerre froide peut être jugé comme posi­tif : pacte de sta­bil­ité per­me­t­tant aux ex-pays de l’Est de sur­mon­ter leurs prob­lèmes frontal­iers et eth­niques, désarme­ment con­ven­tion­nel (et nucléaire), parte­nar­i­at pour la paix de l’OTAN (ouvert à l’ensem­ble des pays de l’ex-CEI), actions de préven­tion en Macé­doine, recon­struc­tion poli­tique et économique en Bosnie et au Kosovo…

On peut ajouter à cette liste ce que les Bri­tan­niques appel­lent la defence diplo­ma­cy, c’est-à-dire la con­tri­bu­tion de la Défense aux actions de la diplo­matie en matière de sécu­rité, qui est doré­na­vant l’une des tâch­es cen­trales de leurs armées, et qui con­siste par exem­ple à aider les forces mil­i­taires des ex-pays de l’Est à faire l’ap­pren­tis­sage de la démoc­ra­tie et de la soumis­sion des mil­i­taires au pou­voir civil.

D’une cer­taine manière ces actions de ” for­matage de la sécu­rité ” rejoignent ce qui a été dit plus haut sur la défense des valeurs ; mais, là, l’ob­jec­tif est très directe­ment de con­tribuer à la con­struc­tion de sit­u­a­tions de paix, dans le cadre d’ac­tions qui asso­cient naturelle­ment aux mil­i­taires de nom­breux acteurs civils, — gou­verne­men­taux, du monde économique ou des ONG. On retrou­ve égale­ment, mais en lui don­nant un con­tenu pré­cis, la notion d’in­térêt stratégique telle que définie plus haut : car toute nation a besoin, pour exis­ter, pour agir, que le milieu qui l’en­vi­ronne soit sta­ble et pacifié.

Par nature, cette tâche de for­matage de la sécu­rité appelle d’être faite en coopéra­tion, en par­ti­c­uli­er en coopéra­tion européenne. Par ailleurs, elle pour­rait bien, en pra­tique, se révéler la plus prenante des tâch­es à assumer par nos armées, et comme con­sti­tu­ant à l’avenir le quo­ti­di­en de leur action : nous sommes au Koso­vo pour peut-être dix ans. Et les efforts pour mieux struc­tur­er la sécu­rité sur notre vieux con­ti­nent n’ont aucune rai­son, sur le long terme, d’être moins absorbants que ceux que nous faisons pour la struc­tura­tion économique de l’Europe.

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* *

À ces nou­velles tâch­es doivent cor­re­spon­dre de nou­veaux moyens, et surtout de nou­veaux sol­dats. Tout en restant aptes à men­er des com­bats ” à la Clause­witz ” qu’on n’a évide­ment pas le droit d’ig­nor­er défini­tive­ment, il leur fau­dra en effet par­al­lèle­ment d’autres com­pé­tences : de pacifi­ca­teurs, d’ar­chi­tectes pour la recon­struc­tion, de ” maîtriseurs ” de la vio­lence. C’est sur les hommes que reposera en pre­mier lieu la qual­ité future de nos armées ; ensuite sur l’or­gan­i­sa­tion ; et seule­ment enfin sur les matériels.

Il fau­dra égale­ment une pen­sée mil­i­taire renou­velée. Moins que jamais, on ne saurait con­sid­ér­er qu’en matière mil­i­taire nous voyions la fin de l’his­toire. Un impor­tant investisse­ment intel­lectuel, qui n’est pas encore véri­ta­ble­ment entre­pris, et qui néces­sit­era sans doute un débat civique et poli­tique, doit s’ef­forcer de mieux cern­er l’éven­tail des risques et des moyens d’y répondre.

Enfin, au fur et à mesure des pro­grès de la con­struc­tion européenne appa­raî­tra la néces­sité d’ar­tic­uler effi­cace­ment les ques­tions de défense au niveau nation­al et au niveau européen.

Des pre­miers pas ont été faits dans le cadre de la PESC, à l’ini­tia­tive des Bri­tan­niques et des Français, mais on est encore loin d’une sit­u­a­tion réelle­ment satisfaisante.

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1. En par­ti­c­uli­er le Livre Blanc sur la Défense (1994) et le Con­cept d’emploi des Forces (1997).
2. Clausewitz.
3. Les idées exprimées ici s’in­spirent pour une part de l’analyse des ten­dances glob­ales (glob­al trends) pour 2015 faite par le Nation­al Intel­li­gence Coun­cil améri­cain (décem­bre 2000), analyse bien évidem­ment com­plétée par les pre­miers enseigne­ments à tir­er des événe­ments du 11 septembre.
4. Le Monde du 30 mai 2001.
5. Jacques Chirac, dis­cours à l’I­HEDN, 8 juin 2001.
6. ” La guerre mod­erne… ne con­naît qu’un argu­ment : l’acte de force. C’est après avoir assom­mé l’ad­ver­saire par la bataille, l’avoir achevé par la pour­suite, qu’elle dis­cute avec lui ” (Foch, La con­duite de la guerre, 1903).
7. For­eign Affairs, juil­let-août 1999.

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