Editorial

Dossier : La politique militaireMagazine N°570 Décembre 2001Par François BRESSON (56)

Quatre ans après le numé­ro de novembre 1997, le pré­sent dos­sier fait le point de cer­tains aspects de la poli­tique mili­taire de notre pays en quatre chapitres.

Une réflexion sur les évo­lu­tions stra­té­giques est pro­po­sée par l’in­gé­nieur géné­ral de l’ar­me­ment P.-I. de Saint Ger­main (55), ancien direc­teur de la Fon­da­tion pour la Recherche Stratégique.

Les quatre articles sui­vants éclairent les fac­teurs les plus impor­tants de l’a­ve­nir des armées : la pro­fonde réor­ga­ni­sa­tion des armées, qui a été déci­dée en 1996 et qui s’a­chève en 2002 (exemple rare de réor­ga­ni­sa­tion réus­sie d’un ser­vice de l’É­tat), a don­né nais­sance en par­ti­cu­lier à » la nou­velle armée de terre » décrite par le géné­ral H. Mares­caux (63), major géné­ral de l’ar­mée de terre ; la ques­tion des res­sources finan­cières fait l’ob­jet de la pro­chaine loi de pro­gram­ma­tion que pré­sente le géné­ral B. Bes­cond (71), de l’é­tat-major des armées ; l’in­gé­nieur géné­ral de l’ar­me­ment J. Barre (74), direc­teur du pro­gramme Hélios à la DGA et direc­teur des pro­grammes du CNES1, sou­ligne l’im­por­tance sans cesse gran­dis­sante de l’es­pace dans la » guerre de l’in­for­ma­tion » ; et l’in­gé­nieur en chef de l’ar­me­ment M. Bou­vet (78), du Ser­vice des pro­grammes d’ar­me­ment ter­restre à la DGA, expose ses réflexions per­son­nelles sur la pros­pec­tive de défense, ses méthodes et ses moyens.

La construc­tion euro­péenne dans le domaine de la défense est deve­nue une dimen­sion essen­tielle de notre poli­tique : le vice-ami­ral d’es­cadre Mac-Grath, repré­sen­tant mili­taire auprès du comi­té mili­taire de l’U­nion euro­péenne, et L. Gio­va­chi­ni (80), direc­teur de la coopé­ra­tion et des affaires indus­trielles à la DGA, en montrent les consé­quences, tant sur le plan de l’or­ga­ni­sa­tion des forces que dans le domaine des fabri­ca­tions de maté­riels et des restruc­tu­ra­tions industrielles.

Le président de la République et le ministre de la Défense au Salon du Bourget.
Le pré­sident de la Répu­blique et le ministre de la Défense au Salon du Bour­get.  © DICOD

Enfin, les rela­tions entre les armées et l’É­cole elle-même se font main­te­nant sur des bases renou­ve­lées : le géné­ral de Noma­zy, direc­teur géné­ral de l’É­cole, nous confie ses idées sur » la for­ma­tion défense des élèves « , tan­dis que cinq cama­rades issus des pro­mos 75 à 92 livrent en quelques lignes le cœur de leur expé­rience mili­taire au sein des armées, de la gen­dar­me­rie et de la DGA.

L’en­semble de ces contri­bu­tions vise à appor­ter des infor­ma­tions fiables et syn­thé­tiques, non à pro­vo­quer le débat ni ouvrir des polé­miques. Non que le débat ni même les polé­miques soient à reje­ter par prin­cipe, mais telle n’est pas la visée de ce numéro.

D’autre part, la place dis­po­nible ne per­met pas de trai­ter exhaus­ti­ve­ment le sujet, même limi­té à la poli­tique mili­taire2. À juste titre, cer­tains regret­te­ront de ne rien lire sur le nucléaire (stra­té­gie ou moyens), ni sur l’ar­mée de l’air ou la marine, ni sur le point de vue de cer­tains indus­triels, etc. La revue pour­rait par­fai­te­ment y reve­nir dans les mois qui viennent.

Enfin, compte tenu des contraintes de la revue, tous ces articles ont été écrits avant le 11 sep­tembre ; seul le pre­mier a pu être rapi­de­ment revu par notre cama­rade P.-I. de Saint Germain.

Ceci me conduit à pro­po­ser quelques pistes de réflexion qui, sans être radi­ca­le­ment nou­velles et sans contre­dire les articles de ce dos­sier, prennent une impor­tance accrue à la lumière des récents évé­ne­ments. Je m’ef­force de les pré­sen­ter ci-des­sous sous un point de vue spé­ci­fi­que­ment fran­çais, c’est-à-dire lié à nos res­pon­sa­bi­li­tés nationales.

  1. On a trop répé­té que désor­mais notre ter­ri­toire était à l’a­bri d’une agres­sion. C’est vrai si l’on pense à » l’at­taque de chars à nos fron­tières « . C’est évi­dem­ment faux si l’on consi­dère l’en­semble de ce qui est lié au ter­ri­toire : tout ce que nous avons à y pro­té­ger, depuis la vie des citoyens jus­qu’au fonc­tion­ne­ment de l’É­tat, en pas­sant par les biens pri­vés, le patri­moine cultu­rel ou l’ordre public, et toutes les vul­né­ra­bi­li­tés d’o­ri­gines très dif­fé­rentes qui s’y mani­festent face à tous les types de menaces (balis­tique, ter­ro­riste, ou autre).
    Les atten­tats contre les États-Unis rap­pellent qu’il peut s’a­gir de menaces de grande ampleur (encore n’a­vons-nous sans doute pas tout vu, mal­heu­reu­se­ment !), obéis­sant à une volon­té exté­rieure déter­mi­née et capable d’af­fec­ter l’en­semble de la vie natio­nale. On per­çoit bien que cela est infi­ni­ment plus grave que ce que nous appe­lions jus­qu’i­ci ter­ro­risme (Tati, Port-Royal, la rue des Rosiers). Il s’a­git véri­ta­ble­ment d’une guerre, même si tous les bel­li­gé­rants ne sont pas for­cé­ment des États. Elle menace nos biens, nos vies, notre liberté.
    Cette nou­velle guerre reste liée de mul­tiples façons à tous les conflits exté­rieurs aux­quels nous sommes atten­tifs depuis la chute du mur de Ber­lin. D’une part elle peut en être le pro­lon­ge­ment sur notre sol ; d’autre part elle peut exi­ger de nou­velles inter­ven­tions et l’en­ga­ge­ment dans de nou­velles régions. Mais elle n’est pas réduc­tible à ces conflits, ne serait-ce que parce qu’elle nous menace plus directement.
     
  2. Notre sys­tème de défense doit être construit pour pré­ve­nir ces agres­sions et y faire face si néces­saire, ce qui néces­site un triple effort.
    Un effort concep­tuel d’a­bord, pour sor­tir des refrains à la mode. Le sys­tème de défense et en son sein nos armées ne sont pas ordon­nés seule­ment, ni même prio­ri­tai­re­ment, à des inter­ven­tions exté­rieures huma­ni­taires ou de main­tien de la paix. Puisque la vie et la sécu­ri­té de la Nation peuvent être mena­cées, ce sont elles, non des inté­rêts exté­rieurs aus­si impor­tants soient-ils, qui sont l’ob­jet majeur de la défense, la seule rai­son pro­fonde des sacri­fices finan­ciers ou humains que nous lui consen­tons. Cela ne nie pas la néces­si­té de défendre aus­si nos inté­rêts ou notre sta­ture inter­na­tio­nale, mais la remet en pers­pec­tive. C’est l’en­semble de notre poli­tique mili­taire qui doit être plus clai­re­ment mise (ou remise…) sous le signe d’une unique mis­sion prio­ri­taire : la pro­tec­tion de notre sol, et des richesses humaines, cultu­relles et éco­no­miques qu’il porte et qui garan­tissent notre liberté.
    Un effort d’or­ga­ni­sa­tion ensuite pour reprendre à frais nou­veaux la coor­di­na­tion de l’en­semble de nos moyens de défense, civils et mili­taires3. Car l’in­ten­si­té de la menace nous empêche de pen­ser qu’elle puisse être réglée avec les seuls moyens de la » sécu­ri­té inté­rieure » : le pro­blème va bien au-delà. Le rôle du SGDN, nor­ma­le­ment voué à cette mis­sion doit être réaf­fir­mé, ses moyens accrus, et son action plus clai­re­ment sou­te­nue par l’en­semble de l’É­tat à tous les niveaux.
    Un effort finan­cier enfin pour nous doter des moyens néces­saires, en par­ti­cu­lier les moyens mili­taires, l’ar­mée pro­fes­sion­nelle n’est pas dimen­sion­née pour agir en même temps à l’ex­té­rieur (ce qu’elle devient par­fai­te­ment capable de faire à une échelle de plus en plus signi­fi­ca­tive) et à l’in­té­rieur : or, cette simul­ta­néi­té est dans la nature de la nou­velle guerre. Il faut donc dis­po­ser de moyens mili­taires plus diver­si­fiés qu’aujourd’hui.
     
  3. Est-ce à dire que nous devons avoir une vision étroi­te­ment mili­ta­riste et hexa­go­nale de notre sécu­ri­té ? Cer­tai­ne­ment pas.
    L’é­ra­di­ca­tion opé­ra­tion­nelle du ter­ro­risme, comme ulté­rieu­re­ment la pré­ven­tion per­ma­nente de toute résur­gence, deman­de­ront une vigi­lance et une forte capa­ci­té d’ac­tion dans un très grand nombre de domaines mili­taires et non mili­taires : ren­sei­gne­ment, maî­trise des cir­cuits finan­ciers occultes, cohé­sion sociale, jus­tice et équi­libre dans la vie inter­na­tio­nale, etc. Une vigou­reuse coopé­ra­tion inter­na­tio­nale sera néces­saire, en par­ti­cu­lier entre Euro­péens. De ce point de vue, la construc­tion de l’Eu­rope de la défense doit rece­voir rapi­de­ment une forte impul­sion, et abor­der les pro­blèmes de la sécu­ri­té du ter­ri­toire des pays de l’U­nion. Après le dis­cours du Pre­mier ministre à l’I­HEDN le 24 sep­tembre, on peut espé­rer que notre pays pro­pose de fortes ini­tia­tives dans ce domaine.
     
  4. Pou­vons-nous nous pas­ser des citoyens ? Pou­vons-nous ima­gi­ner une défense natio­nale (et euro­péenne) à laquelle nos conci­toyens ne par­ti­cipent que par l’im­pôt et, si tout va bien, par une cer­taine atten­tion bien­veillante por­tée à la vie et à l’ac­tion des mili­taires pro­fes­sion­nels ? Cela m’a tou­jours paru une grave erreur. Ce n’est en tout cas pas tenable face aux dan­gers dont nous sommes depuis quelques jours plus conscients.
    D’une part nos conci­toyens sentent peut-être mieux aujourd’­hui le besoin » poli­tique » de par­ti­ci­per direc­te­ment à la mise en sécu­ri­té du pays.
    D’autre part, une par­ti­ci­pa­tion géné­rale de la popu­la­tion semble être la seule façon de répondre concrè­te­ment aux besoins. En effet, cer­taines mesures néces­saires du type » vigi­pi­rate « , si elles sont ame­nées à prendre de l’am­pleur, dépassent les pos­si­bi­li­tés d’une police et d’une gen­dar­me­rie déjà sur­me­nées en temps nor­mal, et d’une armée pro­fes­sion­nelle qui peut fort bien se trou­ver lar­ge­ment déployée à l’ex­té­rieur au moment où se déclen­che­rait une agres­sion. Des moyens com­plé­men­taires sont donc néces­saires : ils n’ont pas à être per­ma­nents, ils ne néces­sitent pas de maté­riels coû­teux, mais ils sont grands consom­ma­teurs d’ef­fec­tifs, qui doivent connaître par­fai­te­ment la région où ils agissent. Il me semble qu’il s’a­git là de la défi­ni­tion même d’un sys­tème de réserves vouées à l’ac­tion territoriale.
    Bien sûr, cela ne suf­fi­rait pas à évi­ter un 11 sep­tembre fran­çais, mais c’est un élé­ment néces­saire de la pano­plie exi­gée par la sécu­ri­té du pays.
     
  5. Il exis­tait dans les décen­nies pré­cé­dentes des élé­ments d’un tel sys­tème. Ils ont été aban­don­nés au pro­fit de réser­vistes inté­grés dans les forces pro­fes­sion­nelles. Il ne s’a­git pas de reve­nir sur cet effort d’in­té­gra­tion, en lui-même judi­cieux, mais d’ad­mettre qu’il ne répond pas à tous les besoins.
     

Au total, tout cela ne sera pas facile :

Nos conci­toyens doivent être remo­ti­vés pour accep­ter les contraintes issues de nou­velles obligations.

Les cré­dits actuels pré­vus pour la défense suf­fisent à grand-peine à for­ger l’ou­til d’ac­tion exté­rieure. Même si les moyens com­plé­men­taires sont bien moins coû­teux, ce sont des finan­ce­ments sup­plé­men­taires qu’il va fal­loir trouver.

L’ar­mée pro­fes­sion­nelle, sol­li­ci­tée à la limite de la rup­ture par sa propre réor­ga­ni­sa­tion et par des inter­ven­tions de plus en plus nom­breuses, n’a sans doute pas les moyens humains suf­fi­sants pour conduire la mise sur pied de moyens sup­plé­men­taires. Par­mi les anciens réser­vistes, il existe sans doute encore des com­pé­tences et des volon­tés sus­cep­tibles d’être mises à pro­fit. Et les poly­tech­ni­ciens n’au­raient-ils pas un rôle à jouer ?

24 sep­tembre 2001

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1. Ces trois cama­rades ont chan­gé de fonc­tions depuis la rédac­tion de leur article : Mares­caux est ins­pec­teur géné­ral des armées, Bes­cond est adjoint au direc­teur des tech­no­lo­gies et trans­ferts sen­sibles au secré­ta­riat géné­ral de la Défense natio­nale, Barre est direc­teur Espace à la SNECMA.
2. Qui n’est qu’un volet de la poli­tique de défense.
3. Ce qui com­prend cer­tai­ne­ment l’ac­tua­li­sa­tion des textes juri­diques anciens qui en traitent.

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