Des satellites pour gagner la guerre de l’information

Dossier : La politique militaireMagazine N°570 Décembre 2001
Par Joël BARRE (74)

La maîtrise de l’information

Pour­tant, un large con­sen­sus existe pour recon­naître et affirmer que la maîtrise de l’in­for­ma­tion con­stitue une exi­gence pri­or­i­taire pour une poli­tique de sécu­rité et de défense qui se veut apporter l’au­tonomie de déci­sion et d’action.

La maîtrise de l’in­for­ma­tion, c’est la capac­ité d’ob­serv­er, d’é­couter, de com­mu­ni­quer et de se situer, partout dans le monde et à chaque instant, chaque fois que nécessaire.

C’est d’abord à des fins stratégiques : par exem­ple pour le suivi des sit­u­a­tions et l’an­tic­i­pa­tion des crises inter­na­tionales, ou encore la sur­veil­lance des proliférations.

Si un État masse des troupes à la fron­tière de son voisin, ou bien si une pop­u­la­tion con­naît un déplace­ment bru­tal et mas­sif, la crise n’est pas loin et il vaut mieux s’en ren­dre compte avant qu’elle ne se con­firme pour ten­ter de la prévenir ou en tout cas l’an­ticiper. Si un autre État, un État ” voy­ou ” dirait l’ad­min­is­tra­tion améri­caine, développe des mis­siles bal­is­tiques capa­bles d’emporter des charges nucléaires, chim­iques ou bac­téri­ologiques, là aus­si le dan­ger men­ace et il vaut mieux le savoir. Et il vaut mieux le savoir par soi-même, ce genre d’in­for­ma­tion de valeur stratégique ne se partageant pas for­cé­ment et pou­vant même se prêter à manip­u­la­tion de la part de celui qui a les moyens d’af­firmer quelque chose sur la scène inter­na­tionale sans que les autres ne puis­sent véri­fi­er. L’au­tonomie d’ap­pré­ci­a­tion des sit­u­a­tions est essen­tielle, car elle con­di­tionne l’au­tonomie de décision.

C’est aus­si ensuite, à des fins opéra­tives : les opéra­tions extérieures, menées le plus sou­vent en coali­tion inter­na­tionale, se sont mul­ti­pliées lors de la dernière décen­nie, au Moyen-Ori­ent, en Asie du Sud-Est, en Afrique noire et bien sûr, plus récem­ment, en Europe dans les Balka­ns. À chaque inter­ven­tion, des troupes sont déployées sur un théâtre d’opéra­tions incon­nu, éloigné de leur base arrière et le plus sou­vent déjà rav­agé par les con­flits locaux qui ont forte­ment endom­magé ses infra­struc­tures : il faut donc, très vite, pou­voir recon­naître et car­togra­phi­er ce théâtre, com­mu­ni­quer entre les dif­férentes unités pro­jetées ain­si qu’avec les com­man­de­ments et les autorités restés en métro­pole, et se localis­er avec pré­ci­sion au fur et à mesure des mou­ve­ments réalisés.

Le satellite Hélios.
Le satel­lite Hélios. © DICOD

Finale­ment, que ce soit à des fins stratégiques ou opéra­tives, ce sont tous les sys­tèmes de forces du mod­èle d’ar­mée 2015 en cours de développe­ment, qui requièrent la maîtrise de l’in­for­ma­tion, qu’il s’agisse de la dis­sua­sion nucléaire, de la pro­jec­tion des forces sur un théâtre d’opéra­tions éloigné, de la frappe dans la pro­fondeur d’un ter­ri­toire hos­tile, et bien sûr du sys­tème de com­man­de­ment, de com­mu­ni­ca­tion et de ren­seigne­ment, dont c’est la voca­tion même que d’as­sur­er la maîtrise de l’information.

Un outil privilégié et essentiel

Les satel­lites ont de nom­breux atouts pour apporter une con­tri­bu­tion essen­tielle à cette néces­saire maîtrise de l’information.

Leur cou­ver­ture est vaste, elle est glob­ale s’ils sont placés en orbite polaire à quelques cen­taines de kilo­mètres d’alti­tude, ou bien elle est régionale, mais à l’échelle d’un tiers du globe, s’ils sont fix­es par rap­port à la Terre, en orbite géo­sta­tion­naire à 36 000 km d’alti­tude au-dessus de l’Équa­teur. Leur disponi­bil­ité est per­ma­nente (s’ils sont en orbite géo­sta­tion­naire), ou en tout cas répéti­tive, typ­ique­ment une ou deux fois par jour, pour ceux qui sont en orbite basse, et leur durée de vie en orbite est de plusieurs années, dis­ons de cinq à quinze ans suiv­ant les satel­lites. Leur dis­cré­tion est absolue, leur droit de sur­vol est inter­na­tionale­ment recon­nu et ne fait l’ob­jet d’au­cune restric­tion. Enfin, ils dis­posent d’une grande sou­p­lesse de réac­tion et d’une large autonomie, com­mandés qu’ils sont, la plu­part du temps, depuis le ter­ri­toire nation­al de l’É­tat à qui ils appartiennent.

Bien enten­du, il ne s’ag­it pas de dire que le satel­lite peut et doit tout faire pour répon­dre aux besoins d’ob­ser­va­tion, d’é­coute, de com­mu­ni­ca­tion ou encore de local­i­sa­tion. Les satel­lites ont aus­si leurs lim­ites : il faut d’abord les équiper de l’ensem­ble des instru­ments néces­saires pour assur­er la pleine disponi­bil­ité de leur fonc­tion. Par exem­ple, pour l’ob­ser­va­tion, un téle­scope optique per­met la vision de jour et par temps clair, mais il faut un radar pour voir de nuit et à tra­vers les nuages. Il faut donc d’abord dis­pos­er sur satel­lites d’un ensem­ble de cap­teurs dif­férents et complémentaires.

Ensuite, la mécanique orbitale a ses con­traintes, et l’or­bite d’un satel­lite est générale­ment fixée une fois pour toutes. Si l’on veut encore plus de réac­tiv­ité et de sou­p­lesse d’emploi d’un cap­teur d’ob­ser­va­tion, par­ti­c­ulière­ment sur un théâtre d’opéra­tions où la sit­u­a­tion peut évoluer très vite, il faut faire appel en com­plé­ment à des moyens aéro­portés, avions ou drones, qui peu­vent décoller à la demande pour des mis­sions de courte durée. Il s’ag­it ici de la com­plé­men­tar­ité des porteurs.

Dans le domaine des télé­com­mu­ni­ca­tions aus­si, le satel­lite ne fait pas tout, et des réseaux d’in­fra­struc­ture ter­restres sont util­isés en métro­pole, mais aus­si au sein d’une force extérieure pro­jetée, le satel­lite ser­vant alors de liai­son per­ma­nente entre les deux sites.

Les faiblesses et les possibilités de l’Europe

Une analo­gie suf­fit à résumer la sit­u­a­tion européenne dans le domaine spa­tial mil­i­taire : le ” space gap ” qui existe et se creuse entre les capac­ités européennes et celles des États-Unis. Les con­flits du Golfe et plus récem­ment du Koso­vo l’ont par­faite­ment mon­tré, les plus hautes autorités des grands États européens dis­ent à l’en­vi en avoir pris con­science, et pour­tant le bud­get spa­tial mil­i­taire européen (moins d’un mil­liard d’eu­ros par an) est quinze fois plus faible que son homo­logue américain !

L’Eu­rope dis­pose en orbite de quelques satel­lites et charges utiles mil­i­taires, les États-Unis d’une cen­taine ! Et alors que l’Eu­rope se con­tente de quelques satel­lites d’ob­ser­va­tion et de télé­com­mu­ni­ca­tions, les États-Unis dis­posent depuis longtemps de la panoplie com­plète des moyens spa­ti­aux d’in­for­ma­tion, avec en out­re des capac­ités d’é­coute élec­tron­ique (l’in­ter­cep­tion des com­mu­ni­ca­tions et des sig­naux radars), d’alerte avancée (la détec­tion des tirs de mis­siles bal­is­tiques) et de sur­veil­lance des satel­lites en orbite. Et cer­tains dis­ent même désor­mais vouloir se dot­er de moyens offen­sifs de guerre dans l’espace !

Des ressources budgétaires suffisantes

La pre­mière rai­son de cette écart de capac­ité, c’est bien sûr d’abord la faib­lesse des ressources budgé­taires que les États européens con­sacrent aux pro­grammes spa­ti­aux mil­i­taires. Par­mi ceux-ci, la France est certes le pays où l’ef­fort est le plus sig­ni­fi­catif (ce qui lui per­met de représen­ter de l’or­dre de trois quarts du bud­get spa­tial mil­i­taire européen), mais son bud­get annuel stagne autour de 2 mil­liards de francs (soit 3 % seule­ment du bud­get d’équipement des Armées) depuis le début des années 1990. Il fau­dra pour­tant bien se don­ner les moyens de ses ambi­tions ! Com­ment l’Eu­rope pour­ra-t-elle se dot­er d’une capac­ité pro­pre de défense et de sécu­rité, com­ment pour­ra-t-elle pro­jeter par elle-même 60 000 hommes sur un théâtre d’opéra­tions éloigné, sans dis­pos­er de capac­ités spa­tiales mil­i­taires suffisantes ?

Il est vrai aus­si que les sys­tèmes spa­ti­aux mil­i­taires sont de coût élevé, et qu’il faut tout faire pour dimin­uer ce coût pour le bud­get de la Défense. Il y a plusieurs façons de faire : réduire le coût des sys­tèmes, et le partager, avec les civils, et entre Européens.

Des solutions techniques moins chères

Réduire le coût des sys­tèmes spa­ti­aux mil­i­taires, c’est béné­fici­er au plus vite de l’évo­lu­tion tech­nologique qui, en Europe, est tirée par les pro­grammes spa­ti­aux civils et com­mer­ci­aux, et qui, par exem­ple, aujour­d’hui per­met d’as­sur­er les mêmes fonc­tions avec un satel­lite de masse plus faible, donc moins cher, que son prédécesseur. Le CNES a mon­tré l’ex­em­ple dans cette voie avec le petit satel­lite d’al­timétrie océanique Jason, réal­isé pour un coût trois fois moin­dre que son prédécesseur Topex-Poséi­don, et l’A­gence française de l’e­space a égale­ment engagé la même démarche en obser­va­tion de la Terre avec le pro­gramme Pléi­ades. Il faut pour­suiv­re et accélér­er cette évo­lu­tion, qui demande toute­fois que l’on con­sacre les ressources néces­saires en amont à la minia­tur­i­sa­tion des tech­nolo­gies nécessaires.

La dualité civilo-militaire

Une autre manière de réduire les coûts des capac­ités spa­tiales mil­i­taires, c’est de béné­fici­er au max­i­mum des syn­er­gies pos­si­bles avec les pro­grammes spa­ti­aux civils. En effet, l’E­space est un milieu dual par excel­lence, les mêmes tech­niques, les mêmes tech­nolo­gies peu­vent à la fois servir à répon­dre à des besoins civils ou mil­i­taires, même si bien enten­du des exi­gences mil­i­taires spé­ci­fiques demeurent.

Ariane

Le lanceur Ari­ane. © DICOD

Il est donc pos­si­ble pour la Défense d’u­tilis­er, pour sat­is­faire au moins une par­tie de ses besoins, les sys­tèmes spa­ti­aux civils ou com­mer­ci­aux, surtout lorsque ceux-ci béné­fi­cient d’une dynamique pro­pre de développe­ment, comme c’est le cas des télé­com­mu­ni­ca­tions par satellites.

Il est égale­ment pos­si­ble de faire con­verg­er vers un sys­tème dual unique et partagé entre les dif­férents util­isa­teurs les pro­grammes spa­ti­aux civils et mil­i­taires d’un même domaine : c’est la démarche engagée pour le pro­gramme de satel­lites d’ob­ser­va­tion Pléi­ades, déjà évo­qué pour sa dimen­sion de rup­ture technologique.

Dans un autre domaine, celui de la local­i­sa­tion par satel­lites, la Défense pour­ra béné­fici­er pour le guidage et la local­i­sa­tion de ses sys­tèmes d’armes de la con­stel­la­tion européenne de satel­lites de nav­i­ga­tion Galileo : ce pro­gramme, dont l’en­jeu stratégique pour l’Eu­rope a été maintes fois affir­mé, y com­pris au plus haut niveau des chefs d’É­tat et de Gou­verne­ment européens, doit en effet venir com­pléter la con­stel­la­tion améri­caine de satel­lites mil­i­taires GPS, et pro­cur­er à l’Eu­rope l’au­tonomie néces­saire dans un domaine aux appli­ca­tions socié­tales et économiques multiples.

L’u­til­i­sa­tion de ces sys­tèmes spa­ti­aux civils peut finale­ment per­me­t­tre à la Défense de lim­iter au strict min­i­mum le noy­au dur de moyens pro­pres qui lui sont néces­saires pour répon­dre à la spé­ci­ficité de cer­tains de ses besoins, qu’il s’agisse de la pro­tec­tion et de la con­fi­den­tial­ité de ses com­mu­ni­ca­tions, ou encore de l’ex­trême finesse req­uise pour ses moyens d’observation.

La coopération européenne

Enfin, le partage des coûts des sys­tèmes spa­ti­aux de défense passe par la coopéra­tion européenne, comme ce fut le cas dans le pro­gramme de satel­lites d’ob­ser­va­tion mil­i­taire Hélios I, réal­isé par la France (à hau­teur d’en­v­i­ron 80 %) en coopéra­tion avec l’I­tal­ie et l’Es­pagne (les 20 % restants, à eux deux).

Au-delà de son impéra­tive néces­sité pour répon­dre aux besoins de la guerre de l’in­for­ma­tion, le développe­ment du pro­gramme spa­tial mil­i­taire peut être aus­si un for­mi­da­ble con­tribu­teur à la coopéra­tion européenne de sécu­rité et de défense. Parce que les satel­lites sont des out­ils globaux, util­isés à l’échelle du monde, parce qu’ils représen­tent un champ nou­veau de développe­ment des capac­ités mil­i­taires, parce que la coopéra­tion européenne est déjà la règle dans le domaine spa­tial civ­il, c’est bien au niveau de l’Eu­rope que le pro­gramme spa­tial mil­i­taire doit et pour­ra se développer.

Pour­tant, il a fal­lu atten­dre presque dix ans dans le déroule­ment du développe­ment par la France de la deux­ième généra­tion de satel­lites optiques Hélios II, pour voir des pays européens rejoin­dre le pro­gramme. Et l’Alle­magne devrait dévelop­per de son côté un pro­gramme de satel­lites mil­i­taires radar Sar Luppe, tan­dis qu’une telle capac­ité est déjà prévue au titre de la coopéra­tion fran­co-ital­i­enne duale prévue autour du pro­gramme Pléiades.

En télé­com­mu­ni­ca­tions, après le retrait des Bri­tan­niques et l’in­cer­ti­tude alle­mande dans un pro­jet de coopéra­tion à trois, la France doit dévelop­per seule le satel­lite de troisième généra­tion Syra­cuse III pour assur­er à temps, en 2003, la con­ti­nu­ité du ser­vice offert à ses forces.

On le voit, le con­stat par­le de lui-même, la coopéra­tion bi ou tri­latérale n’est hélas sou­vent que la jux­ta­po­si­tion voire le con­flit des dif­férents intérêts nationaux, qu’ils soient poli­tiques, mil­i­taires ou indus­triels, et leur con­ver­gence n’est pas chose aisée.

Ceci étant, si, de ce fait, les pro­grammes nationaux se mul­ti­plient, à con­di­tion qu’ils soient com­plé­men­taires, interopérables et d’une cer­taine manière mis en com­mun, on pour­ra dire tant mieux, les capac­ités spa­tiales européennes croîtront de ce fait.

C’est, sem­ble-t-il, la démarche adop­tée par l’Alle­magne et la France avec la mise en com­mun des capac­ités qui seront apportées par les satel­lites Sar Luppe et Hélios II.

Mais les insuff­i­sances budgé­taires dans les dif­férents pays européens lais­seront-elles se dévelop­per suff­isam­ment une telle poli­tique d’échange et de mise en com­mun de sys­tèmes réal­isés d’abord à l’éch­e­lon nation­al ? Ne faut-il pas aus­si chercher et pro­mou­voir à moyen terme un cadre insti­tu­tion­nel inté­gré, plus favor­able avec sa dynamique pro­pre au développe­ment du pro­gramme spa­tial mil­i­taire européen ?

Dans le domaine spa­tial civ­il, l’in­térêt de l’or­gan­i­sa­tion con­sti­tuée par l’A­gence spa­tiale européenne (l’E­SA, Euro­pean Space Agency) est recon­nu, avec les suc­cès du lanceur Ari­ane, lequel pro­cure à l’Eu­rope l’au­tonomie d’ac­cès à l’e­space, con­di­tion sine qua non du développe­ment de son pro­gramme spa­tial civ­il et mil­i­taire, ou encore un pro­gramme de satel­lites sci­en­tifiques aux résul­tats unanime­ment recon­nus, le tout pour un bud­get cinq fois moin­dre que celui de son homo­logue améri­cain, la Nasa. L’ESA est d’ailleurs elle-même engagée dans un proces­sus de rap­proche­ment avec l’U­nion européenne, déjà con­crétisé par un doc­u­ment de stratégie spa­tiale com­mune pub­lié en novem­bre 2000, tan­dis que, du côté mil­i­taire, l’UEO, organ­isme qui fut précurseur dans le domaine spa­tial mil­i­taire européen avec son cen­tre d’ex­ploita­tion d’im­agerie satel­li­taire de Tor­re­jon (Espagne), a été inté­grée à l’UE, laque­lle veut pré­cisé­ment dévelop­per l’i­den­tité européenne de sécu­rité et de défense.

Alors, à terme, le développe­ment du pro­gramme spa­tial mil­i­taire européen ne pour­rait-il pas se faire dans un cadre inter­gou­verne­men­tal à créer entre l’UE et l’ESA ?

Un rap­port com­man­dité par l’E­SA en 2000 à trois émi­nentes per­son­nal­ités européennes l’a déjà recom­mandé, même si des obsta­cles sérieux restent bien sûr à franchir si l’on veut pren­dre cette voie, en par­ti­c­uli­er les réti­cences de cer­tains États mem­bres, à l’E­SA, mais aus­si à l’UE, à traiter des ques­tions de défense. Mais, cha­cun le sait bien, l’Eu­rope ne se con­stru­it que pas à pas, et il y faut beau­coup de détermination…

Poster un commentaire