Délices Vénéneuses

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°644 Avril 2009Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Les épo­ques situées autour des change­ments de siè­cle sont sou­vent con­sid­érées, selon le cas, comme déca­dentes, créa­tri­ces, agitées, peu banales en tout état de cause – ce qui laisse rêveur sur l’influence des sym­bol­es numériques sur les com­porte­ments humains, étant don­né le car­ac­tère par­faite­ment arbi­traire de la numéro­ta­tion déci­male. Dans la musique française, si le pas­sage du XVIIIe au XIXe siè­cle a mar­qué une rup­ture nette, la tran­si­tion XIXe-XXe a été le théâtre d’une vraie révo­lu­tion, tour­nant le dos aux excès du roman­tisme au prof­it d’un détache­ment affec­té et d’un extrême raf­fine­ment (tout comme Huys­mans et Proust venant après Balzac et Hugo). Deux dis­ques excep­tion­nels témoignent de ce tournant.

Opi­um
Coffret CD JarousskySous ce titre, qui est à lui seul tout un pro­gramme, Philippe Jaroussky, con­tre-ténor, a enreg­istré des mélodies français­es générale­ment dévolues à des voix féminines, ces chan­sons à l’opposé des lieder alle­mands, plus en sit­u­a­tion dans la moi­teur des ser­res et l’intimité trou­ble des salons que dans les cas­cades et les forêts : Rey­nal­do Hahn, Chaus­son, Fau­ré, Cham­i­nade, Debussy, et même Saint-Saëns, Franck, d’Indy1. Une révéla­tion après laque­lle rien ne sera plus comme avant dans la dis­tri­b­u­tion des rôles, et aus­si une petite mer­veille. Tout d’abord, Jaroussky ne con­naît pas le vibra­to, si agaçant chez nom­bre de sopra­nos féminins, il prononce aus­si dis­tincte­ment qu’un acteur de théâtre, il ne grass­eye pas ; enfin et surtout, il détaille chaque mot, chaque note, avec une palette infinie d’inflexions, et un raf­fine­ment qui ne le cède en rien à celui de ces mélodies sub­tiles, à écouter en buvant lente­ment un de ces cock­tails com­plex­es chers au Cap­tain Cap2. Quand vous aurez enten­du Jaroussky, vous ne pour­rez plus jamais écouter Vio­lons dans le soir (Saint-Saëns-Anna de Noailles) ou L’heure exquise (Hahn-Ver­laine) de la même manière. Salu­ons au pas­sage le pianiste Jérôme Ducros, les frères Capuçon et le flûtiste Emmanuel Pahud, par­faite­ment en sit­u­a­tion dans cette musique. Et cela amène à une sug­ges­tion : pourquoi ne pas aller plus loin, et con­fi­er à des con­tre-ténors ces rôles d’hommes tenus tra­di­tion­nelle­ment par des femmes pour des raisons divers­es (comme Chéru­bin dans Les Noces de Figaro ou Octa­vian dans Le Cheva­lier à la rose), ambiguïté qui impose aux inter­prètes des con­tor­sions et des déguise­ments, et qui met le spec­ta­teur mal à l’aise ? Jaroussky – et les pro­duc­teurs d’opéras – relèveront-ils le défi ?

Erik Satie

Coffret CD Erik Satie« Méfiez-vous des gens qui ne rient jamais », aurait dit Alphonse Allais, « Ce ne sont pas des gens sérieux. » Peut-on dire, inverse­ment, qu’Erik Satie, dont les pièces pour piano por­tent des noms tels que Véri­ta­bles préludes flasques (pour un chien), Pièces froides, Morceaux en forme de poire, était un com­pos­i­teur sérieux ? La réal­ité est plus com­plexe : Satie fut un soix­ante-huitard avant la let­tre, dyna­mi­tant les vieilles struc­tures avec appli­ca­tion et jubi­la­tion et créant le min­i­mal­isme près d’un siè­cle avant qu’il fasse florès. L’album que vien­nent d’enregistrer Alexan­dre Tha­raud et son équipe (chanteurs, trompette, vio­lon, autre piano) est une écla­tante et savoureuse antholo­gie de l’œuvre de Satie, et mon­tre que celle-ci est bien plus vaste et diverse que les Gymnopédies et autres Gnossi­ennes con­nues du grand pub­lic3. On y trou­ve, à côté des pièces pour piano les moins con­nues, des chan­sons de cabaret et des duos (vio­lon et piano, trompette et piano), qui témoignent de l’extraordinaire créa­tiv­ité de Satie et de son obses­sion de l’austérité. Comme les nova­teurs devi­en­nent rarement, surtout s’ils sont icon­o­clastes, les grands com­pos­i­teurs adulés du pub­lic, dont Satie se moquait comme d’une guigne, il aura fal­lu Debussy, Rav­el, Mil­haud, et, plus récem­ment, John Cage et les min­i­mal­istes pour qu’il soit révélé au pub­lic, au moins comme « précurseur ». Mais écoutez ces pièces hors du com­mun, inter­prétées par une équipe de musi­ciens ent­hou­si­astes, dont un Alexan­dre Tha­raud enfin débar­rassé des ten­ta­tions du clon­age : elles sont aujourd’hui, enfin, dans l’air du temps.

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1. CD VIRGIN.
2. Voir Le Cap­tain Cap, ses idées, ses breuvages, d’Alphonse Allais.
3. 2 CD HARMONIA MUNDI.

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