Décarboner l’industrie

Décarboner l’industrie pour garantir son avenir

Dossier : Vie des entreprisesMagazine N°775 Mai 2022
Par Sylvie PADILLA

France 2030 pré­voit non seule­ment des actions en faveur de la réin­dus­tria­li­sa­tion du pays, mais aus­si de la décar­bo­na­tion de l’industrie. Aujourd’hui, cette décar­bo­na­tion est néces­saire sur le plan envi­ron­ne­men­tal, ain­si que pour garan­tir l’avenir et la com­pé­ti­ti­vi­té du sec­teur à une échelle euro­péenne et inter­na­tio­nale. Syl­vie Padilla, res­pon­sable du ser­vice indus­trie, direc­tion entre­prises et tran­si­tions indus­trielles de l’ADEME, dresse pour nous un état des lieux et revient sur les enjeux que pose cette démarche essentielle.

La décarbonation de l’industrie est un enjeu fort pour la France. Pouvez-vous nous rappeler le contexte autour de ce sujet stratégique ? 

La décar­bo­na­tion du pays est géné­ra­le­ment abor­dée au tra­vers du prisme du loge­ment, du trans­port ou encore de l’agriculture. Pour­tant l’industrie est res­pon­sable de 20 % des émis­sions. Deux tiers de ces émis­sions sont concen­trés sur des sec­teurs dits éner­go-inten­sifs, ain­si la moi­tié des émis­sions de l’industrie concernent une cin­quan­taine de sites. Ce phé­no­mène de concen­tra­tion des émis­sions est une carac­té­ris­tique propre au sec­teur indus­triel qui néces­site une prise en compte par­ti­cu­lière par les pou­voirs publics afin de pou­voir atteindre l’objectif de – 81 % d’émissions pour le sec­teur indus­triel, par la Stra­té­gie Natio­nale Bas-Car­bone. L’enjeu est donc de déployer des mesures de poli­tiques publiques, spé­ci­fiques à ces acteurs, en com­plé­ment de dis­po­si­tifs plus trans­verses s’adressant à des acteurs plus dif­fus. À l’échelle indus­trielle, ces sec­teurs éner­go-inten­sifs ou for­te­ment émet­teurs en gaz à effet de serre (GES) sont situés en amont de la chaîne de valeur. Ils font par­tie de l’industrie dite de pre­mière trans­for­ma­tion ou indus­trie lourde, qui pro­duit des maté­riaux indus­triels à plus faible valeur ajou­tée et qui emploie peu de main d’œuvre par rap­port à la par­tie aval. Concrè­te­ment, il s’agit des pro­cé­dés qui per­mettent de trans­for­mer une matière pre­mière natu­relle en un maté­riau indus­triel, grâce à une consom­ma­tion éner­gé­tique impor­tante : la trans­for­ma­tion de la silice en verre, du mine­rai de fer en acier ou encore de la sau­mure en chlore…

Enfin, la ques­tion de la décar­bo­na­tion se pose éga­le­ment à un moment où la France cherche non seule­ment à se réin­dus­tria­li­ser, à aug­men­ter sa com­pé­ti­ti­vi­té indus­trielle, mais aus­si à lut­ter contre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique avec des évo­lu­tions signi­fi­ca­tives atten­dues sur le prix du car­bone, notam­ment pour les indus­triels for­te­ment émet­teurs sou­mis à la Direc­tive EU-ETS. 

En quoi cet objectif de réduction de 81 % des émissions de gaz à effet de serre est-il problématique pour le secteur industriel ? 

Il est pro­blé­ma­tique tout d’abord parce qu’il est extrê­me­ment ambi­tieux, comme l’ensemble des objec­tifs de la Stra­té­gie Natio­nale Bas-Car­bone pour atteindre les objec­tifs de l’Accord de Paris. Par ailleurs cet objec­tif est glo­bal et intègre les dis­pa­ri­tés qui existent entre les dif­fé­rentes indus­tries, notam­ment le fait que 14 % des émis­sions du sec­teur sont le résul­tat de pro­ces­sus chi­miques qui émettent des gaz à effet de serre, et non d’usage éner­gé­tique. Mais cela ne concerne pas tous les sec­teurs indus­triels. Aus­si en tant que tel, il doit être décli­né sec­to­riel­le­ment pour en appré­cier l’enjeu spé­ci­fique à chaque sec­teur et iden­ti­fier ain­si les leviers les plus adéquats.

En effet, plu­sieurs leviers existent pour contri­buer à cet objec­tif natio­nal : chan­ger de com­bus­tibles (mix éner­gé­tique décar­bo­né, éner­gies renou­ve­lables…), pri­vi­lé­gier des pro­cé­dés plus per­for­mants et plus effi­caces qui consomment moins d’énergie, envi­sa­ger des nou­veaux pro­ces­sus comme la cap­ture et le sto­ckage du CO2 … Ces dif­fé­rents leviers se déclinent dis­tinc­te­ment selon les pro­cé­dés indus­triels, mais aus­si les loca­li­sa­tions ter­ri­to­riales (accès à la res­source bio­masse, proxi­mi­té d’infrastructures de stockage…).

En paral­lèle, dans un monde qui se décar­bone de plus en plus, et avec un accès aux res­sources de plus en plus contraint, les acteurs indus­triels doivent se poser la ques­tion de la péren­ni­té de leur acti­vi­té (par exemple, aurons-nous tou­jours autant besoin d’acier, de ciment, de béton ? aurons-nous tou­jours les res­sources matières ou éner­gé­tiques pour les pro­duire ?) et donc des capa­ci­tés de pro­duc­tion néces­saires dans les décen­nies qui viennent. En effet, la décar­bo­na­tion implique des inves­tis­se­ments signi­fi­ca­tifs pour moder­ni­ser l’outil indus­triel et implé­men­ter les tech­no­lo­gies de rup­ture qui per­met­tront d’atteindre cet objec­tif ambi­tieux. Pour s’engager dans cette démarche, les indus­triels doivent pou­voir se pro­je­ter sur leur mar­ché à long terme.

Pour accompagner cette transition, quel est votre rôle ? À quel niveau intervenez-vous ? 

La Stra­té­gie Natio­nale Bas-Car­bone est une feuille de route qui détaille l’ambition natio­nale en la matière. Elle doit être com­plé­tée par des décli­nai­sons sec­to­rielles et c’est jus­te­ment, ce tra­vail que nous menons au sein de l’ADEME. Avec l’ensemble de ces sec­teurs, nous tra­vaillons sur la défi­ni­tion de tra­jec­toires tech­no­lo­giques de décar­bo­na­tion appli­quées à chaque sec­teur, nous éta­blis­sons un chif­frage des enjeux éco­no­miques (CAPEX, OPEX…) et nous ana­ly­sons aus­si la demande sur un mar­ché don­né, en pre­nant en compte ses spé­ci­fi­ci­tés dans une logique de concer­ta­tion avec les indus­triels concer­nés et leurs par­ties prenantes. 

Notre agence dis­pose de véri­tables exper­tises sur les­quelles nous pou­vons capi­ta­li­ser pour objec­ti­ver la stra­té­gie. Cette démarche prend la forme d’un plan de tran­si­tion sec­to­riel (PTS) dont le but est de construire une vision 360° afin d’aider et d’accompagner les indus­triels dans le chan­ge­ment de leurs pro­cé­dés et de leurs busi­ness modèles pour s’adapter au mieux, aux objec­tifs de neu­tra­li­té car­bone, mais aus­si pour anti­ci­per l’évolution de la demande. Avec l’industrie cimen­tière, nous avons tra­vaillé sur le pre­mier plan de tran­si­tion sec­to­riel1. Ceux pour l’industrie de l’acier et de l’aluminium sont en cours. Sont aus­si pré­vus des PTS pour la chi­mie lourde (chlore, éthy­lène, ammo­niac), le sucre, le verre et le papier carton. 

En paral­lèle, l’ADEME est aus­si l’opérateur de dis­po­si­tifs mis en place par l’État : finan­ce­ments, aides, sub­ven­tions… C’est notam­ment le cas pour le fonds décar­bo­na­tion de l’industrie dans le cadre du plan de relance qui va se pour­suivre avec le plan d’investissement France 2030. 

Dans cette démarche, quels sont les principaux enjeux qui mobilisent le tissu industriel français ? 

Le prin­ci­pal défi est éco­no­mique et finan­cier. Dans ce cadre, les indus­triels doivent objec­ti­ver leur choix en matière de baisse de la consom­ma­tion éner­gé­tique, de prio­ri­sa­tion des inves­tis­se­ments, d’identification des tech­no­lo­gies les plus pertinentes… 

Parce que les tech­no­lo­gies repré­sentent des enjeux stra­té­giques, les indus­triels doivent pri­vi­lé­gier celles qui vont leur per­mettre de décar­bo­ner leurs acti­vi­tés sur le long terme et qui seront com­pa­tibles avec les pro­chaines géné­ra­tions de tech­no­lo­gies. En effet, les tech­no­lo­gies actuelles ne nous per­met­tront pas d’atteindre la neu­tra­li­té car­bone. Le sec­teur doit ain­si éga­le­ment inves­tir dans l’innovation et finan­cer des pro­jets de R&D pour conce­voir dès aujourd’hui les inno­va­tions de rup­ture de demain. 

Quels sont, selon vous, les actions prioritaires à déployer pour atteindre les objectifs fixés ?

L’enjeu est de tra­vailler sur des tra­jec­toires de décar­bo­na­tion à l’échelle d’une entre­prise ou d’un groupe. 

Dans cette démarche, nous met­tons aus­si à la dis­po­si­tion des entre­prises « l’initiative ACT – Asses­sing low Car­bon Tran­si­tion® » dont l’objectif est de leur offrir, quels que soient leur taille ou leurs mar­chés, des métho­do­lo­gies pour déve­lop­per une stra­té­gie de décar­bo­na­tion et éva­luer sa per­ti­nence, mais aus­si les actions et les moyens déployés. L’idée est véri­ta­ble­ment de leur four­nir des outils de pilo­tage et de sui­vi pour leur tran­si­tion vers une éco­no­mie décarbonée. 

Sur ce sujet, quelles pistes de réflexion pourriez-vous partager avec nos lecteurs ? 

La ques­tion de la décar­bo­na­tion de l’industrie doit être envi­sa­gée dans le temps long, à l’image de la durée de vie de l’outil indus­triel. Les enga­ge­ments doivent être pris dès aujourd’hui et vont impli­quer dura­ble­ment les dif­fé­rentes par­ties prenantes.

La confiance des indus­triels dans un ave­nir éco­no­mique et dans leur capa­ci­té à se posi­tion­ner sur le mar­ché est ain­si primordiale.

Au-delà du besoin de visi­bi­li­té, les indus­triels doivent éga­le­ment pou­voir mutua­li­ser leurs actions et notam­ment leurs infra­struc­tures : réseaux de cha­leur, électrolyseurs…

Dans ce cadre, nous lan­çons éga­le­ment des dis­po­si­tifs à l’échelle des 10 à 15 plus grandes zones indus­trielles pour accom­pa­gner les acteurs indus­triels éner­go-inten­sifs dans la défi­ni­tion col­lec­tive de leur tra­jec­toire de décar­bo­na­tion et l’identification des infra­struc­tures com­munes per­met­tant d’accélérer et ampli­fier celle-ci.


1 https://finance-climact.fr/

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