affiche à la gloire du président Nazarbaïev au Kazakhstan

De l’uranium au cœur des steppes

Dossier : ExpressionsMagazine N°708 Octobre 2015
Par Thomas BRAUN (10)

Almaty. Mon avion se pose sur la piste. À vol d’oiseau, le gros du voy­age est fait puisqu’il ne me reste plus que 850 km à par­courir sur un total de 6 000 env­i­ron. Mais je dois rester patient car, dans le meilleur des cas, je n’arriverai pas à des­ti­na­tion avant six heures encore, après un nou­veau vol (Almaty-Shymkent), ain­si que 250 km en 4 x 4 à tra­vers la steppe (Shymkent-désert du Muyunkum).

Dans la file d’attente, très dis­ci­plinée, je ne peux m’empêcher de me sen­tir déjà dépaysé : cette sen­sa­tion est-elle due à l’abondance de policiers qui obser­vent le com­porte­ment des voyageurs ou sim­ple­ment à l’aspect inhab­ituel, pour le nou­v­el arrivant européen, de ces uni­formes bleu et vert ? Certes, dans les gares et aéro­ports français, il est désor­mais courant dans le cadre du plan Vigipi­rate de ren­con­tr­er des patrouilles de (trois) mil­i­taires dans ce sobre treil­lis qui nous rap­pelle bien quelques souvenirs.

Mais ici, le nom­bre d’hommes et de femmes dédiés à la sécu­rité ain­si que la taille de leurs cas­quettes con­tribuent cer­taine­ment à mon pre­mier étonnement.

La France en deux clichés


Le prési­dent Nazarbaïev est en fonc­tion depuis plus de vingt-cinq ans.

Après avoir col­lec­té les deux tam­pons néces­saires à mon entrée sur le ter­ri­toire (insuff­isants néan­moins pour rester plus de 90 jours con­sé­cu­tifs, puisqu’il faut égale­ment le fameux troisième tam­pon que je n’aurai qu’après avoir effec­tué des tests médi­caux visant à dépis­ter le sida et la tuber­cu­lose), je suis désor­mais libre de me diriger vers l’aile des vols intérieurs.

À peine arrivé dans le hall de l’aéroport d’Almaty, je décou­vre, stupé­fait, un clin d’œil à la France : le café de l’aéroport s’appelle Le Crois­sant français avec une petite tour Eif­fel en guise de A.

L’astuce (ortho)graphique me fait sourire mais je me dis qu’on peut que dif­fi­cile­ment faire plus cliché sur la France. À deux pas, c’est même au tour de la sig­nalé­tique des pan­neaux offi­ciels de l’aéroport de renchérir : à côté du logo en cig­a­rette pour désign­er l’espace fumeur, c’est un logo en tour Eif­fel qui indique l’espace boutiques.

Je n’en reviens pas : avoir fait tant de kilo­mètres pour finale­ment être ren­voyé à ces sym­bol­es français.

Après l’atterrissage à Shymkent, ville con­nue pour avoir jadis fourni les trois quarts des muni­tions d’armes à feu de l’Armée rouge, je suis récep­tion­né par un chauf­feur qui me con­duit tout droit au cœur de la steppe.

Cinq heures de route plus tard, à tra­vers de vastes paysages de dunes parsemées de saxaouls, ces arbustes endémiques d’Asie cen­trale, nous arrivons enfin sur la « base vie » de KATCO qui m’accueille pour mon stage de onze mois du Corps des mines à l’étranger (je tra­vaillerai par la suite davan­tage dans les locaux d’Almaty que sur ce site).

Surveillance au cœur de la steppe

Nous sommes au beau milieu du Kaza­khstan mérid­ion­al, dans le désert du Muyunkum, et ce campe­ment a été gom­mé des images satel­lites de Google Earth. L’enceinte de la base, délim­itée par un gril­lage sur­mon­té de fil de fer bar­belé, est bien gardée par toute une équipe dédiée à la surveillance.

“ Le nombre d’hommes et de femmes dédiés à la sécurité contribue à mon étonnement ”

Les con­trôles vidéo sont égale­ment omniprésents : la route menant au campe­ment et aux instal­la­tions tech­niques, le hall, le réfec­toire et l’ensemble des couloirs menant aux cham­bres indi­vidu­elles, tout est télésurveillé.

L’architecture même du bâti­ment, en forme d’astérisque, me fait immé­di­ate­ment penser à un panop­tique. En tout cas, le lieu con­viendrait par­faite­ment pour véri­fi­er les idées de Michel Foucault.

Un enjeu considérable

Rapi­de­ment, je me trou­ve nez à nez avec un grand por­trait des prési­dents Nazarbaïev et Hol­lande se ser­rant la main. En tant que joint-ven­ture entre Are­va et KazAtom­Prom, l’entreprise n’échappe pas à la cou­tume des por­traits de chefs d’État dis­posés – royale­ment – dans l’axe des entrées prin­ci­pales aux bâtiments.

Plus tard, je pour­rai con­stater qu’il en est stricte­ment de même pour le tout nou­v­el Insti­tut Sor­bonne- Kaza­khstan à Almaty.

Au-delà de la fonc­tion man­i­feste de ce por­trait, on y lit égale­ment le sym­bole de l’enjeu stratégique que représente l’industrie de l’uranium pour les deux États, amis et pour­tant si différents.

La bonne rela­tion diplo­ma­tique que la France cherche à entretenir avec le Kaza­khstan est sans doute liée à ses impor­tants intérêts énergé­tiques tant dans le domaine des hydro­car­bu­res que dans celui du nucléaire.

EN TERRE INCONNUE

De la France, le quidam kazakhstanais connaît avant tout ce qu’il peut consommer ou voir à la télévision. Et seuls les plus âgés sont sensibles aux bouts d’histoire qui unissent les deux pays. Ils considèrent le général de Gaulle comme un grand héros de la Seconde Guerre mondiale et se souviennent que François Mitterrand a été le premier chef d’État européen à se rendre au Kazakhstan indépendant en 1993, soit un an et demi après l’indépendance de la jeune République.
À l’inverse, il faut avouer que le quidam français interrogé sur le Kazakhstan, parfois après s’être effrayé du suffixe en « stan », se souvient au mieux de la mer d’Aral, de Baïkonour ou de la Route de la soie. Et depuis peu, c’est davantage la photo de François Hollande en chapka (prise à Astana lors de sa visite officielle en décembre 2014) et l’affaire dite « du kazakhgate » sous la présidence de Nicolas Sarkozy qui émeuvent les Français.
Rares sont ceux qui connaissent d’emblée Noursoultan Nazarbaïev, le président de la République, pourtant en fonction depuis maintenant plus de vingt-cinq ans et réélu à plus de 97 % pour son cinquième mandat consécutif.

Dépendance stratégique

Les investisse­ments de la France au Kaza­khstan, troisièmes plus impor­tants par­mi ceux de prove­nance étrangère, restent en effet très majori­taire­ment can­ton­nés au domaine de l’énergie via les entre­pris­es Are­va, Total et GDF à côté des secteurs de la con­struc­tion (Bouygues, Ciments français, Vicat), de la banque (BNP, Société générale, Ban­ques pop­u­laires, Cay­lon, Natix­is) ou du luxe (Hédi­ard, Zil­li, Korloff) – par nature moins gour­mands en investissements.

“ Le lieu conviendrait parfaitement pour vérifier les idées de Michel Foucault ”

Par ailleurs, les sta­tis­tiques sur les échanges économiques vien­nent ren­forcer cette monot­o­nie en mon­trant que la bal­ance com­mer­ciale appa­raît comme forte­ment défici­taire pour la France avec la qua­si-total­ité de nos impor­ta­tions con­cer­nant les hydro­car­bu­res et l’uranium.

Cette rela­tion, que notre min­istère des Affaires étrangères qual­i­fie de « véri­ta­ble parte­nar­i­at indus­triel », n’est-elle donc pas autre chose qu’une rela­tion asymétrique de dépen­dance (stratégique) pour la France ?

C’est en tout cas le sen­ti­ment qu’on peut avoir quand on observe notre pays depuis le sol kaza­kh cinq fois plus vaste, regorgeant des neu­vièmes plus gross­es réserves d’or noir et se posi­tion­nant comme pre­mier expor­ta­teur d’uranium au monde.

Production mondiale d'uranium

Sur le marché de l’uranium

Bien qu’il ne soit que le sec­ond pays en ter­mes de réserves d’uranium (après l’Australie), le Kaza­khstan en est depuis 2009 le pre­mier pro­duc­teur mon­di­al et a assuré en 2013 plus du dou­ble de la pro­duc­tion cana­di­enne (deux­ième pays pro­duc­teur) et plus du triple de la pro­duc­tion aus­trali­enne (troisième sur le podium).

“ Le Kazakhstan est depuis 2009 le premier producteur mondial d’uranium ”

Cette sit­u­a­tion du marché mon­di­al est assez récente et découle d’une forte aug­men­ta­tion de l’exploitation au Kaza­khstan, alors que le Cana­da et l’Australie ont légère­ment abais­sé la leur : entre 2006 et 2013, la pro­duc­tion kaza­khe est ain­si passée de 5 279 à 22 451 tonnes, ce qui représente un taux de crois­sance annuel moyen (CAGR) de 23 %.

Les seuls autres pays à avoir aug­men­té leur pro­duc­tion d’uranium au cours de la même péri­ode (qui englobe le point cul­mi­nant du cours de la livre d’U3O8 mais surtout aus­si son éro­sion pro­gres­sive à par­tir de la mi-2007) sont le Niger, la Nami­bie et la Chine, mais cette crois­sance n’est vis­i­ble­ment sans aucune com­mune mesure.

Erreur de stratégie du Kaza­khstan, ou reflet de la volon­té de cet État de s’imposer comme leader mon­di­al sur ce marché ?

Un procédé bien rodé

UN DES PLUS GROS PRODUCTEURS D’URANIUM

KATCO, jeune entreprise créée en 1996, a réussi à s’imposer rapidement parmi les plus gros producteurs d’uranium au monde en atteignant, depuis 2013, le seuil des 4 000 tonnes d’uranium sous forme d’octaoxyde de triuranium (soit 10,4 millions de livres d’U3O8), représentant donc l’équivalent de 7 % de la production mondiale (59 370 tU en 2013).

Tou­jours est-il que c’est pré­cisé­ment à cette accéléra­tion de la pro­duc­tion au Kaza­khstan qu’a par­ticipé KATCO. Sur le plan tech­nique, cette mon­tée en puis­sance de la pro­duc­tion d’uranium au Kaza­khstan est allée de pair avec l’intensification de la « lix­ivi­a­tion in situ » (ou In Situ Recov­ery (ISR) en anglais).

Ce procédé, égale­ment util­isé dans le désert du Muyunkum et qui con­cerne aujourd’hui près de la moitié de l’uranium pro­duit à l’échelle mon­di­ale, con­siste à injecter, via un réseau de puits, une solu­tion forte­ment acide (Kaza­khstan, Aus­tralie) ou basique (États-Unis) dans le sous-sol au niveau d’une couche sableuse riche en ura­ni­um et, idéale­ment, piégée entre deux couch­es imper­méables (argileuses) afin d’éviter de con­t­a­min­er les nappes phréa­tiques des hori­zons supérieurs et inférieurs.

Après quelques semaines, l’uranium qui s’est dis­sous (sous forme de cations uranyles) dans la solu­tion peut être pom­pé à la sur­face via un sec­ond réseau de puits pro­duc­teurs et local­isés au cen­tre de chaque maille injectrice.

La solu­tion acide désor­mais riche en ura­ni­um peut ensuite être achem­inée via un réseau de pipelines vers une usine de traite­ment, où l’on parvient à extraire les cations uranyles de la solu­tion acide par un procédé chim­ique en les fix­ant sur des résines. L’acide ain­si « recy­clé » peut donc être réu­til­isé pour le réseau de puits injecteurs alors que les résines chargées en ura­ni­um peu­vent, quant à elles, être traitées afin de pro­duire le (fameux) yel­low­cake, voire enfin de l’U3O8 grâce à un calcinateur.

La teneur théorique en ura­ni­um de ce pro­duit com­mer­cial­is­able est de 85 % (vu la masse molaire 238 pour l’uranium et 16 pour l’oxygène).

Une exploitation respectueuse de l’environnement

La steppe en hiver au Kazakhstan
De vastes paysages de dunes parsemés de saxaouls.

En plus d’être par­ti­c­ulière­ment rentable sur le plan économique, ce type d’exploitation présente, sur le plan de la sécu­rité et de l’environnement, l’énorme avan­tage de ne jamais expos­er directe­ment la masse rocheuse radioac­tive : ain­si, par rap­port à une mine à ciel ouvert ou souter­raine, d’une part les risques pour les employés sont con­sid­érable­ment réduits (et con­cer­nent davan­tage les dégage­ments de radon ou les brûlures avec de l’acide en cas de fuites) et d’autre part, le paysage est très peu mar­qué par le champ de puits dont on ne voit à chaque fois que les 75 derniers cen­timètres dépass­er de la sur­face du sol.

Le réel risque ou prob­lème envi­ron­nemen­tal se situe davan­tage à l’autre bout des tubages, au niveau des crépines qui ont acid­i­fié les roches avoisi­nantes en débor­dant néces­saire­ment du périmètre de la maille, et donc en par­tie con­t­a­m­iné l’aquifère.

Cepen­dant, les tests effec­tués entre 1985 et 1997 sur le gise­ment d’Irkol (oblast de Kyzy­lor­da) et qui con­stituent le seul retour d’expérience dont on dis­pose pour l’instant sur la réha­bil­i­ta­tion post-ISR des sous-sols au Kaza­khstan mon­trent que l’eau retrou­ve « naturelle­ment » son pH neu­tre avec le temps ( com­pren­dre : l’acide résidu­el est trans­porté dans l’aquifère avant d’être naturelle­ment con­som­mé, typ­ique­ment par des carbonates).

“ Le paysage est très peu marqué par le champ de
puits ”

Il faut atten­dre à peu près treize ans pour qu’il retrou­ve ses con­di­tions naturelles ini­tiales, privées bien enten­du de ses dépôts d’uranium et dont KATCO a par exem­ple l’obligation con­tractuelle de retir­er une cer­taine proportion.

Dans la réalité des opérations

Avant de rejoin­dre les bureaux basés à Almaty et de par­ticiper à l’élaboration du plan minier à long terme de KATCO, j’ai ain­si eu la chance de pou­voir com­mencer ce stage par une rota­tion com­plète sur le site minier, d’une durée de cinq semaines et au rythme intense de sept jours sur sept, onze heures par jour.

AUCUN RISQUE POUR LA POPULATION OU LA FAUNE

Les gisements tels que ceux exploités dans le désert du Muyunkum se situent dans des zones très faiblement peuplées. Il n’y a aucun puits non technologique ni aucune source naturelle au sein de la zone exploitée – et donc a priori aucun risque non plus pour la population ou la faune locale.
Néanmoins, les autorités locales veillent jalousement à la protection de l’environnement : en profondeur, l’exploitant doit surveiller les aquifères par de nombreux puits de contrôle autour des blocs mis en production tandis qu’en surface les saxaouls enlevés lors de la phase de terrassement préalable à la mise en exploitation (et distribués comme précieux combustibles aux rares populations locales) seront remplacés lors de la phase de remédiation, lorsque dame Nature reprendra ses droits.

Cette pre­mière étape que m’avait sug­gérée M. Fries (75), directeur général de KATCO, m’a per­mis d’être effi­cace­ment intro­duit à l’extraordinaire diver­sité de métiers sur site tout en abor­dant la réal­ité des opéra­tions. De plus, l’échelle car­ac­téris­tique impres­sion­nante des champs de puits, la taille des infra­struc­tures util­isées, le cadre déser­tique et l’immensité de la steppe ont prob­a­ble­ment égale­ment con­tribué à ajouter à la grandeur et à l’émerveillement que j’ai pu y ressentir.

Après cinq mois chez KATCO, je suis per­suadé que je n’aurais pas pu don­ner autant de sens et d’intérêt au tra­vail que j’effectue actuelle­ment si je n’avais pu, dès le départ, me ren­dre compte des con­di­tions réelles de tra­vail ou si je n’avais pu ren­con­tr­er les dif­férents respon­s­ables et ouvri­ers sur le terrain.

Commentaire

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20070501répondre
5 novembre 2015 à 14 h 17 min

Un peu du con­texte poli­tique local

Pour remet­tre un peu en ques­tion le niveau de con­fi­ance dans ‘les autorités locales’, vous pour­riez avoir envie de con­sul­ter l’ou­vrage suivant :

https://en.wikipedia.org/wiki/Godfather-in-law

En bref, le sys­tème poli­tique Kaza­kh étant haute­ment cor­rompu avec son prési­dent au pou­voir depuis 27 ans, toutes les déc­la­ra­tions, y com­pris sur les préoc­cu­pa­tions envi­ron­nemen­tales, sont à pren­dre avec de la précaution.

Cordialement

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