Une route nationale

De l’ingénierie publique à l’ingénierie privée

Dossier : 300 ans des Ponts & ChausséesMagazine N°719 Novembre 2016
Par Michèle CYNA (76)

Un dilemme pour l’emploi des futurs ingénieurs des Ponts. Ils ne se for­ment plus au ser­vice de l’É­tat, n’ont pas suivi la décen­tral­i­sa­tion auprès des col­lec­tiv­ités publiques et sans expéri­ence ini­tiale ne seront peut-être plus attrac­t­ifs pour les bureaux d’ingénierie. Grâce à sa poly­va­lence ils doivent con­tin­uer à apporter leur pierre au monde de la con­struc­tion en maîtrisant la com­plex­ité crois­sante des pro­jets qui deman­dent bien plus que des com­pé­tences tech­niques ou de management. 

Pendant des siè­cles, les ouvrages de travaux publics ont fait l’objet de peu ou pas de cal­cul. Avec la nais­sance du corps des Ponts en 1716, un cor­pus de con­nais­sances et des méth­odes d’organisation se met­tent pro­gres­sive­ment au ser­vice de la con­struc­tion des infrastructures. 

“ Pendant des siècles, les ouvrages de travaux publics ont fait l’objet de peu ou pas de calcul ”

Jusqu’à la Deux­ième Guerre mon­di­ale, les ingénieurs respon­s­ables de ces con­struc­tions étaient soit des ingénieurs d’État, ingénieurs des Ponts et Chaussées en tête, soit des ingénieurs au ser­vice des entre­pris­es de con­struc­tion. Les fonc­tions de maîtrise d’ouvrage et de maîtrise d’œuvre rel­e­vaient des ser­vices de l’État, qui dévelop­paient aus­si tech­niques et réglementations. 

Par­al­lèle­ment, dans les bâti­ments, les archi­tectes ont longtemps assuré seuls la maîtrise d’œuvre. À par­tir du début du XXe siè­cle, des ingénieurs-con­seils vont inter­venir à leurs côtés pour con­forter leurs cal­culs par une exper­tise plus spécifique. 

REPÈRES

En 2012, l’INSEE recense 41 250 entreprises ayant l’ingénierie pour activité principale, pour un chiffre d’affaires hors taxes de 44,5 milliards d’euros et 266 000 personnes employées. La construction et quelques secteurs connexes, comme les études d’eau et d’assainissement, représentent 62 % de cette activité. La profession reste très fragmentée avec plus de 2 250 sociétés de plus de 10 salariés et un chiffre d’affaires cumulé de seulement 20 % du marché total pour les 20 sociétés les plus importantes.

LES BUREAUX D’ÉTUDES SE DÉVELOPPENT APRÈS-GUERRE

Après la Deux­ième Guerre mon­di­ale, la recon­struc­tion crée un besoin d’externalisation des études tech­niques notam­ment chez les con­struc­teurs et les architectes. 

“ L’internationalisation est un phénomène plutôt récent ”

Des bureaux d’études se créent aus­si à cette époque dans le domaine des infra­struc­tures sous des formes mul­ti­ples : d’une part, de petites struc­tures très spé­cial­isées ; d’autre part, des entre­pris­es de taille moyenne avec une dis­ci­pline tech­nique claire comme SIMECSOL, un bureau d’études spé­cial­isé en géotech­nique, fondé en 1952 par Jean Kerisel, ingénieur des Ponts et maître de la mécanique des sols, ou comme Coyne et Bel­li­er, bureau d’études de bar­rages créé en 1947 par un autre ingénieur des Ponts, André Coyne. 

On trou­ve aus­si des pro­jets général­istes et ambitieux comme la SETEC, créée en 1957 par deux ingénieurs des Ponts, Hen­ri Gri­mond et Guy Saias, qui illus­tre cette muta­tion avec le désir, man­i­feste dans le S de « Société », pre­mière let­tre de la SETEC, de pro­pos­er des ser­vices à une grande échelle. 

Des bureaux d’études de bâti­ments appa­rais­sent égale­ment pen­dant cette péri­ode d’après-guerre.

VERS LES SOCIÉTÉS D’INGÉNIERIE

Quelques années plus tard, la dévo­lu­tion à des sociétés d’économie mixte de con­ces­sions d’autoroute va con­duire à la créa­tion en 1970 de Scetau­route, fil­iale de la Caisse des dépôts, maître d’œuvre de ces autoroutes. 

L’INGÉNIERIE

« Activité spécifique de définition, de conception et d’étude de projet d’ouvrages ou d’opérations, de coordination, d’assistance et de contrôle pour la réalisation et la gestion de ceux-ci. Profession de ceux qui exercent à titre exclusif et principal tout ou partie de ce type d’activité » (arrêté du 12 janvier 1973 relatif à l’enrichissement du vocabulaire).

Par ailleurs, cer­tains groupes de con­struc­tion fil­ialisent leurs bureaux d’études internes puis s’en sépar­ent lorsque le con­cept ini­tiale­ment anglo-sax­on de con­flits d’intérêts appa­raît dans les textes de loi français comme ce fut le cas d’INGEROP, fil­iale de GTM, qui devint indépen­dante lors du rachat de GTM par VINCI en 2000. 

Le vocab­u­laire change et le mot ingénierie appa­raît pour désign­er ces struc­tures ain­si que celles spé­cial­isées dans le man­age­ment de pro­jet ou dans la con­cep­tion exter­nal­isée de pro­duits ou process industriels. 

Ces activ­ités se regroupent au sein de syn­di­cats pro­fes­sion­nels prin­ci­pale­ment aujourd’hui SYNTEC Ingénierie et CINOV. 

UN SECTEUR EN VOIE DE CONCENTRATION

L’ingénierie aujourd’hui traite toutes les dimen­sions tech­niques, économiques, sociales et envi­ron­nemen­tales qui per­me­t­tent de répon­dre aux exi­gences de qual­ité glob­ale et durable des ouvrages à con­stru­ire ou des pro­duits à fabriquer. 


Le réseau routi­er nation­al a forte­ment diminué.

Leurs mis­sions englobent le cycle du pro­jet : d’abord le con­seil au stade de la déci­sion (iden­ti­fi­ca­tion, pro­gram­ma­tion, fais­abil­ité) ; ensuite la con­cep­tion d’ouvrage, équipements, pro­duits ou sys­tèmes jusqu’au pro­jet de réal­i­sa­tion ; en troisième lieu, le man­age­ment de la réal­i­sa­tion (pilotage et coor­di­na­tion de la mise en œuvre d’un pro­jet, finance­ment com­pris dans cer­tains cas) ; puis le con­trôle des réal­i­sa­tions des ouvrages et des pro­duits ; et enfin l’assistance à la for­ma­tion du per­son­nel, à la récep­tion, à la mise en route, à l’exploitation et à la main­te­nance des ouvrages. 

On assiste depuis quelques années à une con­cen­tra­tion crois­sante dont les exem­ples les plus emblé­ma­tiques des dernières années ont été : EGIS, qui a con­solidé les bureaux d’études tech­niques de la Caisse des dépôts avant de fusion­ner avec IOSIS (spé­cial­isé dans le bâti­ment), SYSTRA (fusion des sociétés d’ingénierie fil­iales de la SNCF et de la RATP), ou encore ARTELIA (fusion de SOGREAH et de COTEBA). 

Le mou­ve­ment con­tin­ue avec en 2016 le rachat par ANTEA (anci­enne fil­iale du BRGM rachetée par un groupe hol­landais) d’IRH, une société indépen­dante des métiers de l’eau et de la dépol­lu­tion, ou par le rachat par le CEBTP (société spé­cial­isée en géotech­nique) de BURGEAP, bureau d’études en envi­ron­nement que je dirige. 

Phénomène plutôt récent, l’internationalisation est un objec­tif com­mun de tous les grands bureaux d’études français qui affichent entre 15 et 60 % de leur chiffre d’affaires à l’international, là où peu dépas­saient les 10 % il y a une quin­zaine d’années.

L’INGÉNIEUR DES PONTS, MAÎTRE D’OUVRAGE ET MAÎTRE D’ŒUVRE

Pen­dant des siè­cles, l’ingénierie des pro­jets d’infrastructures a été réal­isée en interne dans des struc­tures de l’État dirigées et pilotées par les ingénieurs des Ponts et Chaussées. Grands sci­en­tifiques, grands con­struc­teurs, grands organ­isa­teurs, ils sont der­rière tous les grands pro­jets : métro, égouts, routes, autoroutes, bar­rages et bien d’autres.

MAÎTRE D’OUVRAGE OU MAÎTRE D’ŒUVRE ?

Au début des années 1980, dans les directions départementales de l’équipement, cette distinction se résumait à ce que le directeur lui-même signait les courriers du maître d’ouvrage alors que ceux du maître d’œuvre étaient signés de l’ingénieur d’arrondissement, qui de toute façon préparait les deux types de courriers.

L’ingénieur des Ponts était maître d’ouvrage et maître d’œuvre de ces infra­struc­tures. La dif­férence entre le maître d’œuvre et le maître d’ouvrage, celui que les Anglo-Sax­ons appel­lent « le client », a d’ailleurs longtemps été assez théorique. 

À par­tir de la loi MOP (Maîtrise d’ouvrage publique) de 1985, divers­es lois ont pro­gres­sive­ment séparé ces deux fonc­tions, ren­dant pos­si­ble une exter­nal­i­sa­tion de la maîtrise d’œuvre.

L’appétit tech­nique de ces ingénieurs publics, appuyés par des organ­ismes tech­niques très com­pé­tents, a poussé les entre­pris­es de con­struc­tion français­es à innover et a per­mis l’émergence de géants mondiaux. 

UNE INGÉNIERIE PRIVÉE DANS L’OMBRE DE L’INGÉNIERIE PUBLIQUE

A con­trario, cette ingénierie publique puis­sante explique la taille mod­este à l’échelle mon­di­ale de l’ingénierie privée française qui devra atten­dre la fin du XXe siè­cle pour se struc­tur­er. J’ai cité la loi MOP de 1985. L’ouverture à la con­cur­rence des marchés de maîtrise d’œuvre des autoroutes puis des lignes nou­velles de TGV a égale­ment ren­for­cé les bureaux d’études privés. Le Grand Paris Express prend le relais de ces infrastructures. 

“ La distinction entre maître d’œuvre et maître d’ouvrage a longtemps été théorique ”

Des références domes­tiques sont néces­saires dans l’ingénierie pour atta­quer les marchés inter­na­tionaux. C’est pourquoi l’ingénierie française a longtemps été absente du marché inter­na­tion­al, retard qu’elle rat­trape aujourd’hui à grands pas. Des ingénieurs des Ponts ont con­tribué à créer hier et à dévelop­per aujourd’hui des bureaux d’études privés. 

J’ai cité quelques-uns des fon­da­teurs et la liste est longue. Des ingénieurs des Ponts sont présents dans tous les grands bureaux d’études du secteur de la con­struc­tion et très sou­vent aux commandes. 

Ils y appor­tent le fruit de leurs pre­miers postes dans les struc­tures publiques et leur expéri­ence du management. 

UN RÔLE HISTORIQUE QUI DISPARAÎT

Cepen­dant, col­lec­tive­ment, c’est bien de la dis­pari­tion du rôle tra­di­tion­nel de l’ingénieur des Ponts, grand con­struc­teur pub­lic, que vivent les bureaux d’études contemporains. 

La longueur du réseau routi­er nation­al a forte­ment dimin­ué et les décen­tral­i­sa­tions suc­ces­sives ont élim­iné les direc­tions départe­men­tales de l’équipement de la ges­tion des réseaux routiers départe­men­taux, alors que le corps des Ponts n’a pas su trou­ver auprès des col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales des fonc­tions équiv­a­lentes à celles qu’il exerçait auprès de l’État.

Les bureaux d’études privés ont donc vu leur marché croître et leurs presta­tions devenir essen­tielles pour des don­neurs d’ordre dont ils sont devenus la seule ressource pos­si­ble en maîtrise d’œuvre.

DEMAIN DES INGÉNIEURS SANS INGÉNIERIE ?

Le nouveau pont sur le Bosphore
Le nou­veau pont sur le Bospho­re : l’internationalisation est un objec­tif pour les grands bureaux d’études. © HIKRCN / FOTOLIA.COM

Les ingénieurs du corps des Ponts présents aujourd’hui dans les bureaux d’études privés tirent leur légitim­ité de pre­miers postes de respon­s­abil­ité au ser­vice de l’État dans la con­struc­tion des infrastructures. 

On peut crain­dre que la dis­pari­tion pro­gres­sive de tels postes au sein de l’État tarisse égale­ment la source de ces ingénieurs. Le corps des Ponts pour­rait donc dans une généra­tion avoir quit­té l’ingénierie publique, dev­enue anec­do­tique, et l’ingénierie privée pour qui ils ne seront plus attractifs. 

Cepen­dant, la com­plex­ité crois­sante des pro­jets et la néces­saire prise en compte de nou­veaux aspects (envi­ron­nement, impact du change­ment cli­ma­tique, con­cer­ta­tion, analyse de cycle de vie, etc.) deman­dent au chef de pro­jet bien plus que des com­pé­tences tech­niques ou de man­age­ment de projet. 

L’ingénieur des Ponts poly­va­lent, rompu aux gym­nas­tiques intel­lectuelles et ouvert sur le monde pour­ra demain, s’il ne s’enferme pas dans un rôle admin­is­tratif, encore apporter sa pierre au monde de la con­struc­tion et con­tribuer à aider l’ingénierie française à pren­dre le tour­nant du XXIe siè­cle et de l’internationalisation.

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