De la précarité à la mobilité : vers une sécurité sociale professionnelle

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°613 Mars 2006Par : Pierre Cahuc, professeur à Paris-I et Francis Kramarz (76), professeur à l’XRédacteur : Hubert LÉVY-LAMBERT (53)

Ce rap­port a été com­mandé aux pro­fesseurs Cahuc et Kra­marz (ci-après “ C.&K. ”) en sep­tem­bre 2004 par Nico­las Sarkozy et Jean-Louis Bor­loo. Nos deux min­istres affir­ment en préam­bule de leur let­tre de mis­sion que “ la crois­sance économique, la réduc­tion du chô­mage et la maîtrise de nos finances publiques sont au coeur des préoc­cu­pa­tions du gou­verne­ment ”, pour con­stater aus­sitôt que, “ alors que la plu­part de nos parte­naires européens ont réus­si ces dernières années à réduire sig­ni­fica­tive­ment et durable­ment le chô­mage par des méth­odes courageuses, la France n’y est pas encore par­v­enue ” et enfin deman­der à C.&K. de “ pro­pos­er des solu­tions con­crètes per­me­t­tant de réduire le chô­mage et le sous-emploi per­sis­tant en France, ain­si que leurs con­séquences économiques et budgétaires ”.

En réponse, C.&K. pro­posent la créa­tion d’une “ sécu­rité sociale pro­fes­sion­nelle ” avec trois objectifs :

1) amélior­er la prise en charge des deman­deurs d’emploi,
2) per­me­t­tre un accès plus équitable aux secteurs, aux pro­fes­sions et aux diplômes,
3) sup­primer les statuts d’emploi précaires.

C.&K. con­sta­tent d’abord que la pré­car­ité des par­cours pro­fes­sion­nels est par­ti­c­ulière­ment mar­quée en France par rap­port à la plu­part des autres pays de l’OCDE, avec une part impor­tante accordée aux emplois à durée lim­itée, une pro­tec­tion des emplois exis­tants par une régle­men­ta­tion stricte des licen­ciements et un accom­pa­g­ne­ment lim­ité des deman­deurs d’emploi dans leurs démarch­es. Par­ti­c­ulière­ment frap­pante est la forte cor­réla­tion néga­tive entre la pro­tec­tion de l’emploi et le sen­ti­ment de sécu­rité des salariés : d’un côté, les pays anglo-sax­ons, à régle­men­ta­tion légère et grand sen­ti­ment de sécu­rité ; à l’opposé, les pays latins, dont la France, à régle­men­ta­tion rigide et grand sen­ti­ment d’insécurité (graphique 13, page 35 “ Rigueur de la lég­is­la­tion de la pro­tec­tion de l’emploi et sen­ti­ment moyen de sécu­rité dans l’emploi ”).

À l’image de ce qu’ont réal­isé les Pays-Bas, le Dane­mark, le Roy­aume-Uni ou l’Australie, C.&K. pré­conisent donc d’améliorer la prise en charge des deman­deurs d’emploi. Ils con­sta­tent que la France dépense le dou­ble de la moyenne de l’OCDE en mesures d’accompagnement des chômeurs (0,64 % du PIB con­tre une moyenne de 0,37 %) mais que cette dépense est util­isée de manière très inef­fi­cace. Ils recom­man­dent donc de créer un ser­vice pub­lic de place­ment à guichet unique. Ce ser­vice serait financé par une con­tri­bu­tion de sol­i­dar­ité de 1,6 % des salaires des per­son­nes licen­ciées, devant selon C.&K. rap­porter 5 G ¤ par an, soit qua­tre fois la dota­tion actuelle de l’État à l’ANPE. En con­trepar­tie, les entre­pris­es n’auraient plus d’obligation de reclassement.

C.&K. con­sta­tent ensuite que les pays dont le taux d’emploi dans les ser­vices est le plus élevé sont ceux dont le revenu par habi­tant est le plus élevé. Ain­si, la France aurait 3,4 mil­lions d’emplois sup­plé­men­taires si elle avait le même taux d’emploi que les USA dans le com­merce, l’hôtellerie et la restau­ra­tion ! Ils en con­clu­ent que la crois­sance du revenu et de l’emploi passe par un développe­ment de l’emploi dans le secteur ter­ti­aire. On peut se deman­der s’ils n’ont pas allé­gre­ment con­fon­du la cause et les effets.

Quoi qu’il en soit, le deux­ième volet de la “ Sécu C.K. ” con­cerne l’équité de l’accès aux secteurs, aux pro­fes­sions et aux diplômes. Celle-ci passe par la lev­ée des obsta­cles qui restreignent indû­ment cet accès dans de nom­breuses pro­fes­sions du com­merce, des trans­ports ou des ser­vices et par le rem­place­ment des diplômes par la val­i­da­tion des acquis de l’expérience (VAE) chaque fois que cela est pos­si­ble. On ne peut que se ral­li­er à ces propo­si­tions et espér­er que les min­istres qui ont com­man­dité cette étude les met­tront plus vite en appli­ca­tion que les recom­man­da­tions ana­logues faites par Armand et Rueff en 1957 pour les taxis, phar­ma­ciens, notaires et autres vétérinaires…

C.&K. con­sta­tent enfin que la France est un des pays où la pro­por­tion d’emplois à durée indéter­minée est la plus faible, surtout par­mi les jeunes. Ain­si, en 2001, 48 % des jeunes de 15 à 24 ans avaient un CDI, con­tre 92 % aux USA. Con­fon­dant le type de con­trat et la sécu­rité de l’emploi, C.&K. en con­clu­ent qu’il faut sup­primer les CDD.

Le dernier volet de la “Sécu C.&K.” est donc la sup­pres­sion des statuts d’emploi pré­caires avec la créa­tion d’un con­trat de tra­vail unique à durée indéter­minée. Ce con­trat oblig­erait l’employeur en cas de licen­ciement à vers­er au salarié en sus de la con­tri­bu­tion de sol­i­dar­ité ver­sée à l’État, comme indiqué plus haut, une indem­nité de pré­car­ité fonc­tion de l’ancienneté.

On ne peut qu’approuver cette sug­ges­tion d’unification du marché du tra­vail et regret­ter que les déci­sions pris­es récem­ment n’aillent pas vrai­ment dans ce sens.

On peut se deman­der en revanche si la con­tri­bu­tion de sol­i­dar­ité, présen­tée par C.K. comme un avatar de la con­tri­bu­tion “ Dela­lande ”, ne présen­tera pas les mêmes effets per­vers. Alors que l’année 2006 voit arriv­er la diminu­tion de la pop­u­la­tion active en France, ne faudrait-il pas au con­traire faire pay­er le ser­vice de l’emploi aux entre­pris­es qui recru­tent ? Le raison­nement selon lequel la valeur sociale d’un emploi dépasse sa valeur privée et qu’il faut en con­séquence pro­téger les emplois exis­tants reste-t-il val­able dans un pays vieil­lis­sant où la maind’oeuvre est de plus en plus rare ? Ne faut-il pas au con­traire pénalis­er les sociétés qui utilisent de la main‑d’oeuvre de manière peu effi­cace pour en per­me­t­tre une réal­lo­ca­tion aux secteurs d’avenir ? Le débat est ouvert.

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