Le jour d’après

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°741 Janvier 2019Par Sébastien MOUTON (2005)
Voici la nouvelle de Sébastien Mouton (2005), lauréat du concours organisé au printemps 2018 par X‑Mines-Auteurs présidé par Jean Sousselier (58). Le thème était : « Le robot qu’on n’attendait pas ».

Le jour d’après

Je me lève et je la regarde droit dans les yeux :

— Julia, il faut qu’on parle.

Ses yeux pétil­lent et elle me lance son sourire imparable.

— Ouh la la, mon chéri est tout sérieux.

— Écoute, oui, je veux une dis­cus­sion sérieuse cette fois-ci. J’ai besoin de savoir.

Son sourire s’ef­face, elle com­prend que je n’ai pas envie de plaisan­ter. Je reprends :

— Julia, je… je suis désolé de te dire ça, mais j’ai des doutes.

Ses sour­cils se relèvent.

— Com­ment ça, des doutes ? Des doutes sur quoi ? Nous ?

— Non, pas sûr nous. Enfin… Écoute, je…

Je soupire, com­ment lui dire ça ?

— Julia, il y a de plus en plus de robots dans notre société. De plus en plus évolués, on n’ar­rive même plus à faire la dif­férence avec les humains, en tout cas selon les pubs.

— Oui et alors, qu’est-ce que ça à avoir avec nous, elle demande d’un ton agacé.

Com­ment puis-je lui deman­der une chose pareille ? Je prends mon courage à deux mains et me décide à la con­fron­ter directement.

— Julia, excuse-moi mais j’ai de plus en plus la sen­sa­tion que notre his­toire est un men­songe. Je…

— Quoi ! Un men­songe ! Mais qu’est-ce que tu racon­tes ! Tu te fous de moi ou quoi ? Le lende­main de nos fiançailles !

— Oui, juste­ment, je suis désolé, mais ça m’a fait réfléchir, et je dois te dire que…

Elle m’in­ter­rompt d’un rire sec qui me glace le sang.

— Ah bah oui, bien sûr, tu réfléchis le lende­main de nos fiançailles toi ! T’es pas un mec pour rien. Tu t’es pas dit que ce serait une bonne idée de réfléchir avant, oh non. Après, c’est bien plus mar­rant. Après qu’on se soit promis de pass­er notre vie ensem­ble devant toute notre famille, nos amis, tous les gens qui comptent pour nous.

— Julia, calme-toi. Laisse-moi par­ler d’abord.

Elle prend une grande inspi­ra­tion, et sem­ble repren­dre le con­trôle, comme si elle redé­mar­rait son pro­gramme interne.

— D’ac­cord, je t’écoute.

Ses yeux lan­cent des éclairs mais elle sem­ble effec­tive­ment prête à me laiss­er la parole.

— Alors voilà, je ne sais pas com­ment te dire ça, mais je trou­ve que tu as des atti­tudes très… mécaniques, disons.

Elle me jette un regard abasourdi.

— Mécaniques ? Mais qu’est-ce que tu racontes ?

— Tu te lèves tou­jours à la même heure, tu manges la même chose tous les matins, tu as des idées très arrêtées, très nettes sur la façon de se comporter.

— Euh… oui, ça s’ap­pelle un réveil, des habi­tudes ali­men­taires saines, et avoir de la per­son­nal­ité. C’est main­tenant que tu décou­vres ça ?

Elle fait exprès de ne pas com­pren­dre ou quoi ? Une seule façon d’en avoir le cœur net, la con­fron­ter directement.

— Julia, plus je réfléchis, et plus je crois que tu es un robot.

Je plisse les yeux mal­gré moi en atten­dant qu’elle explose. Éton­nam­ment, elle reste très calme et soupire doucement.

— Théo, non, je ne suis pas un robot.

Ses grands yeux bleus me fix­ent. Son agace­ment a fait place à une grande douceur. Je respire plus sere­ine­ment, elle m’au­torise à pos­er mes questions.

— Mer­ci de m’é­couter Julia. Mais vrai­ment, je vois toutes tes atti­tudes, ton fonc­tion­nement. Tu te lèves et te couch­es à la même heure tous les jours. Tu es de mau­vaise humeur à inter­valles réguliers, tu as des répons­es toutes faites et sans remise en ques­tion face à toutes les sit­u­a­tions imag­in­ables. Très franche­ment, tu essayes aus­si de con­trôler mon pro­pre com­porte­ment. Tu décides même des fringues que j’ai le droit de porter !

Pourquoi est-ce qu’elle sourit ? Est-ce une fonc­tion de son programme ?

— Mon pau­vre Théo, tu n’as pas beau­coup d’ex­péri­ence avec les femmes.

— Ce n’est pas le sujet !

Son détache­ment m’én­erve. Je me suis réveil­lé en sueur au petit matin, après une très courte nuit, ter­ri­fié à l’idée d’être fiancé à un robot. Cette pen­sée m’a d’abord parue absurde, mais elle s’est imposée peu-à-peu comme une évi­dence. Elle mène une vie bien trop saine, bien trop exem­plaire, bien trop surhumaine.

— Tu n’es qu’une machine, et tu as gâché trois années de ma vie, alors j’ex­ige des répons­es : pourquoi ? Qui t’a pro­gram­mée, qui t’a envoyée ?

— Je ne suis pas un robot Théo, vrai­ment. Il faut me croire.

Je vois le men­songe dans ses yeux, je la con­nais suff­isam­ment. Elle me cache quelque chose d’énorme. Elle recule légère­ment, mais je l’at­trape par le bras pour l’empêcher de s’enfuir.

— Réponds-moi main­tenant. Arrête de me pren­dre pour un débile.

— Lâche-moi, tu me fais mal ! Laisse-moi !

Je revois tous nos bons moments. Le pique-nique au bord de l’é­tang. Notre pre­mier bais­er dans la clair­ière. Nos promess­es, nos fiançailles. Et je pense à ma famille, ma mère va être effon­drée. Ma main se referme vio­lem­ment sur l’autre bras de cette sale machine, ce robot voleur de vie. Puis-je regag­n­er un peu de dig­nité en com­prenant qui a mani­gancé tout ça ?

— Réponds ! je hurle à quelques mil­limètres de son vis­age. Qui t’a programmée ?

Je sens ses bras trem­bler entre mes doigts, des larmes coulent sur ses joues. Elle ne m’au­ra pas avec ses émo­tions fausse­ment humaines.

— Théo… Arrête, tu me fais mal.

— Je suis bien con­tent que tu ressentes la douleur, sale machine. Réponds à mes questions !

— Je… Je ne suis pas un robot. Je te jure !

— Facile à dire, tas de fer­raille ! Tu es évidem­ment pro­gram­mée pour dire ça !

— Aïe, lâche-moi… Théo, ce… ce n’est pas ce que tu crois.

— Com­ment ça, pas ce que je crois ? Mais c’est un aveu ça !

— Oui, je t’ai caché quelque chose, c’est vrai. Je suis désolée, je n’avais pas le choix.

Un goût acide de bat­terie per­cée envahit ma bouche. Après tout, c’est ce que je voulais, lui arracher cet aveu. Mais la vic­toire est amère.

Elle inspire profondément.

— Oui, je t’ai men­ti. Je m’en veux vrai­ment, je t’assure. Ce n’était pas mon choix. Théo… tu es… tu es un robot.

— Quoi ?

Sous le choc, mes mains se desser­rent, mais elle n’en prof­ite pas pour s’échapper. Les larmes con­tin­u­ent de couler sur ses joues couleur pêche.

— Je suis désolée, mais tu es une machine. Tu sais, mon tra­vail au cen­tre de robo­t­ique appliquée ? Je pro­gramme des robots.

— Je sais, mais… c’est des petites machines, non ?

Elle sec­oue la tête.

— On est à la pointe. Les robots que je pro­gramme ont toutes les car­ac­téris­tiques des humains. Tu es mon mod­èle le plus évolué.

J’ai l’im­pres­sion de tomber du haut d’une falaise. Ma main se replie sur mon torse, comme pour me pro­téger de cette révélation.

— Non… Non, ce n’est pas possible.

Je déchiffre la sincérité à tra­vers sa com­pas­sion détestable.

— Mais pourquoi ? Pourquoi moi, pourquoi nous, nous deux ?

— Je n’ai pas fait exprès, je te promets. Bien sûr, quand je t’ai pro­gram­mé, je t’ai don­né toutes les qual­ités désir­ables d’un homme. Nous voulions ouvrir une ligne de vente pour le mari idéal, mais les autorités ont inter­dit cet usage au milieu de notre pro­gramme de développe­ment. Je… je voulais juste t’é­tudi­er de plus près, pour la recherche.

Elle me fixe de ses grands yeux bleus attristés.

— Je suis désolée Théo, j’au­rais dû te le dire tout de suite, j’avais juste peur de ta réac­tion, j’ai man­qué de courage. Mais tu sais tout maintenant.

Elle me regarde, comme si elle attendait une réponse. J’ai l’impression d’avoir décou­vert les caméras cachées qui fil­maient ma vie pour une émis­sion de télé réal­ité de par­ti­c­ulière­ment mau­vais goût. Elle soupire :

— Non, tu ne sais pas encore tout à fait tout. Mal­heureuse­ment, je n’ai pas l’au­tori­sa­tion de te garder en fonc­tion­nement si tu as con­science d’être un robot. Ce ne serait pas pos­si­ble de toutes façons je crois, tu te met­trais en dan­ger. Il y a deux options, soit je te décon­necte défini­tive­ment, soit j’ef­face tes sou­venirs d’aujourd’hui.

Elle serre ma main dans ses doigts tremblants.

— Qu’est-ce que tu choi­sis Théo ?

— … Tu me deman­des vrai­ment de choisir entre la mort et une vie de mensonges ?

— Ce n’est pas une vie de men­songe. Mes sen­ti­ments sont réels.

Je retire mes mains des siennes. Elle s’essuye la joue du bout de ses longs doigts de pianiste.

— Tes sys­tèmes de sécu­rité ont été enclenchés. C’est à toi de pren­dre une déci­sion main­tenant, il ne te reste que quelques min­utes pour faire ton choix. Si je n’ef­face pas tes sou­venirs rapi­de­ment, tu seras automa­tique­ment désactivé.

J’aperçois mon reflet qui scin­tille dans ses grands yeux humides.

Choisir ?

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