De la Moscovie à l’Empire russe : le transfert des savoirs européens

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°587 Septembre 2003Par : Bulletin n° 33 de la SABIXRédacteur : Jean-Paul DEVILLIERS (57)

Quelle place tient dans la con­struc­tion de l’État russe le trans­fert des savoirs venus de l’Ouest ? Voici le thème cen­tral de la thèse de doc­tor­at de l’Université soutenue récem­ment par Madame Iri­na Gouzévitch. Ce tra­vail, aboutisse­ment de recherch­es appro­fondies dans les cen­tres d’archives et les bib­lio­thèques, en Russie d’abord, puis en France, en Espagne et en Ital­ie, se rap­porte à la péri­ode lim­itée par les deux vagues les plus impor­tantes de ce trans­fert, qui coïn­ci­dent avec les nais­sances de deux struc­tures éta­tiques. La trans­for­ma­tion de la prin­ci­pauté de Moscou d’Ivan III en État moscovite à la charnière des XVe et XVIe siè­cles, et la trans­for­ma­tion de l’État moscovite en Empire russe à la charnière des XVIIe et XVIIIe siè­cles.

En exam­i­nant les divers champs d’application des savoirs sci­en­tifiques et tech­niques, archi­tec­ture, for­ti­fi­ca­tion, con­struc­tion navale, imprimerie… l’auteur s’efforce d’apprécier l’ampleur et les modal­ités de ces trans­ferts, et leur influ­ence sur l’évolution de la Russie. Elle met en lumière les con­di­tions économiques, poli­tiques, soci­ologiques, cul­turelles et religieuses, qui ont déter­miné les réus­sites et les échecs des ten­ta­tives d’acculturation des tech­niques occi­den­tales, le plus sou­vent imposées par les tsars. Ceux-ci ont voulu obstiné­ment les trans­ferts mas­sifs de con­nais­sances occi­den­tales, non seule­ment pour des motifs d’ordre économique et mil­i­taire, mais aus­si afin de con­solid­er leur autorité vis-à-vis de la hiérar­chie de l’Église orthodoxe.

Cette poli­tique d’importation des savoirs se heurte à des obsta­cles, à l’intérieur la résis­tance opiniâtre des tra­di­tion­al­istes, à l’extérieur l’opposition des voisins de la Russie. Ain­si par exem­ple Sigis­mond II, roi de Pologne, entend qu’on ne four­nisse pas au Moscovite des artistes qui ne cessent pas de lui fab­ri­quer les armes, muni­tions et d’autres choses sem­blables jusqu’alors ignorées dans cette con­trée barbare…

Il n’hésite pas à faire atta­quer les navires marchands anglais par les vais­seaux cor­saires polon­ais. Car Ivan IV s’est tourné vers la reine Élis­a­beth qui autorise le départ vers Moscou d’ingénieurs, médecins et orfèvres recrutés dans son roy­aume… en con­trepar­tie du priv­ilège com­mer­cial accordé à la Moscow Company !

La thèse de Madame Gouzévitch se présente avant tout comme une oeu­vre d’historien, fondée sur l’esprit de cri­tique et de rigueur qui répond aux normes de l’Université. Toute­fois elle ne se réduit pas à un enchaîne­ment d’analyses con­ceptuelles. C’est aus­si une fresque vivante où appa­rais­sent les nom­breux acteurs qui ont com­mandé, opéré, ou par­fois entravé ces trans­ferts. En des temps mar­qués par les calamités inces­santes que subis­sait le peu­ple russe : guer­res, révoltes, répres­sions sanglantes, famines et épidémies, il fal­lait du courage pour s’aventurer en Moscovie, et les per­son­nages dont l’auteur esquisse les por­traits, sou­vent d’un sim­ple trait de plume, s’animent du souf­fle de l’épopée.

Ce sont des sou­verains, comme Math­ias Corvin, sol­dat et bib­lio­phile, qui fit traduire en latin le Trat­ta­to di Archi­tec­tura de Filarete. Des archi­tectes ital­iens, comme Aris­totele Fio­ra­van­ti, pre­mier Européen à se ris­quer jusqu’aux îles de la mer Blanche, venu à Moscou en 1475, bâtis­seur de cathé­drales et maître artilleur… Des marins et négo­ciants anglais comme Richard Chan­cel­lor qui mouille l’ancre le 24 août 1553 en Carélie, près de l’embouchure de la Dvina, et ouvre à ses com­pa­tri­otes une route com­mer­ciale qui s’étend d’Arkhangelsk jusqu’à la Perse en pas­sant par Astrakhan et la Caspi­enne… Des char­p­en­tiers hol­landais venus en 1667 con­stru­ire l’Orel, pre­mier vais­seau de guerre russe… Des médecins, des ingénieurs et des imprimeurs, comme Bartholomeus Ghotan, appelé de Lübeck en 1492 par les autorités russ­es qui l’ont d’abord comblé de grâces, mais, plus tard, l’ont dépos­sédé de tous ses biens et l’ont noyé dans le fleuve.

Par­mi tous ces acteurs, Pierre Ier tient une place par­ti­c­ulière. Engagé dans des con­flits mil­i­taires décisifs pour l’avenir de la Russie, il impose ses réformes avec une obsti­na­tion que rien ne fait reculer. Madame Gouzévitch, soulig­nant l’intérêt du cru­el auto­crate pour les sci­ences et les tech­niques, met en relief la con­ti­nu­ité de son action en faveur du livre imprimé, instru­ment priv­ilégié de la trans­mis­sion du savoir et aux­il­i­aire indis­pens­able de la trans­for­ma­tion du pays. Le pro­gramme du tsar com­mence par une réforme de l’alphabet dans laque­lle il inter­vient per­son­nelle­ment. Il se pour­suit par la mul­ti­pli­ca­tion des tra­duc­tions d’ouvrages étrangers, orchestrées par le sou­verain lui-même.

La thèse con­tient des pages ani­mées et pas­sion­nantes sur les vies sou­vent mou­ve­men­tées des tra­duc­teurs pétro­viens, comme le math­é­mati­cien Far­quhar­son, l’ingénieur mil­i­taire Han­ni­bal, le hiérar­que Prokopovich, éru­dit et idéo­logue de l’étatisme, l’imprimeur Kopiewskij, suc­ces­sive­ment catholique, protes­tant puis ortho­doxe, infati­ga­ble pro­mo­teur d’une cul­ture occi­den­tale, et surtout Bruce, com­pagnon fidèle du tsar, homme de guerre, diplo­mate, ingénieur et savant tra­duc­teur de Huygens.

Mais pour traduire il faut un lan­gage riche, clair et pré­cis, sus­cep­ti­ble de porter une pen­sée rationnelle. L’auteur résume admirable­ment le rôle de Pierre Ier dans ce domaine : Con­stru­ire une entité lin­guis­tique nou­velle suff­isam­ment ordon­née à par­tir du chaos lin­guis­tique qui rég­nait durant cette époque était un tra­vail titanesque, ren­du pos­si­ble grâce à la volon­té et à l’obstination fana­tique du tsar, qui a élevé la créa­tion de la nou­velle langue nationale au rang de poli­tique d’État. Cette nou­velle entité qui se cristallise de façon immi­nente dans le pre­mier XVIIe siè­cle représente ce que nous appelons aujourd’hui la langue lit­téraire séculière russe. Para­doxale­ment, elle est née en grande par­tie de l’effort visant à créer le lan­gage adap­té à la tra­duc­tion du savoir occi­den­tal appro­prié, tech­ni­co-sci­en­tifique en pre­mier lieu.

Si le livre imprimé appa­raît ain­si comme le véri­ta­ble pro­tag­o­niste de cette thèse, les autres domaines du trans­fert ne sont pas nég­ligés pour autant. En par­ti­c­uli­er l’architecture et la for­ti­fi­ca­tion, et la con­struc­tion des pre­mières flottes de la Bal­tique et de la mer Noire, qui fait l’objet d’observations très intéres­santes quant à la con­cep­tion des navires et à l’organisation des travaux. De même les con­tri­bu­tions des savants et ingénieurs européens immi­grés en Russie.

Pour­suiv­ant ses analy­ses con­cer­nant les con­di­tions de la réus­site des trans­ferts, l’auteur con­sacre un chapitre aux occa­sions man­quées, à ceux qui ne se décidèrent pas à rejoin­dre Saint-Péters­bourg, comme Karl Friedrich Gauss ou James Watt. On y voit qu’au con­traire ce fut la Grande Cather­ine qui dédaigna la can­di­da­ture du jeune Bona­parte, jugé trop exigeant…

La rela­tion de tous ces événe­ments liés à la trans­mis­sion des con­nais­sances, sur­venus sou­vent en des temps de ten­sions extrêmes et dans le cadre des grands espaces où les fré­gates sont halées à la hâte pour répon­dre à l’imminence des batailles, entre Nar­va, Kiev, Arkhangel­sk et Astrakhan, peut faire encore rêver bien des ama­teurs de lit­téra­ture. D’autant que l’écriture de Madame Gouzévitch, expres­sive et relevée d’un humour sub­til, agré­mente la lec­ture d’un texte qui traite d’une ques­tion pas­sion­nante, sus­cep­ti­ble d’éclairer nos réflex­ions sur cer­tains prob­lèmes d’actualité.

L’exposé com­plet de la thèse, ouvrage de référence accom­pa­g­né en annexe d’une bib­li­ogra­phie très com­plète et de nom­breuses notices biographiques, est con­sultable à la Bib­lio­thèque de l’École poly­tech­nique. Le bul­letin n° 33 de la Sabix en rassem­ble d’assez larges extraits qui for­ment un ensem­ble suff­isam­ment cohérent et de lec­ture fort agréable.

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