De la “mise à part” au “vivre avec ” : approche d’une histoire des concepts de protection de la nature

Dossier : Les milieux naturels continentauxMagazine N°566 Juin/Juillet 2001
Par Jean-Pierre RAFFIN

Les con­cepts actuels de la pro­tec­tion de la nature s’in­scrivent dans l’his­toire des rap­ports de l’homme avec la ” nature ” que l’on peut sché­ma­tique­ment retrac­er ainsi.

L’homme a transformé les milieux naturels

Une agriculture simplificatrice

D’abord chas­seur-cueilleur (et à ce titre quelque­fois respon­s­able de l’ex­tinc­tion ou de la raré­fac­tion de cer­taines espèces en Europe et en Aus­tralie, il y a des dizaines de mil­liers d’an­nées et plus récem­ment, comme cela fut le cas des Moas anéan­tis en Nou­velle-Zélande après l’ar­rivée des Maoris, il y a près d’un siè­cle), l’homme a com­mencé de mod­i­fi­er pro­fondé­ment les milieux et les espèces en devenant agriculteur.

Sélec­tion­nant cer­taines espèces, en élim­i­nant d’autres, trans­for­mant les milieux (déforesta­tion, frag­men­ta­tion des habi­tats, assèche­ment de zones humides, mis­es en cul­ture, amende­ments des sols, apports d’en­grais, etc.), il a ain­si peu à peu sim­pli­fié de nom­breux écosys­tèmes, per­tur­bant plus ou moins les fonc­tions de régu­la­tion naturelles assurées grâce à la diver­sité biologique.

Mais il a pu aus­si être fac­teur de diver­si­fi­ca­tion en trans­for­mant des milieux fer­més pérennes (forêts) en milieux ouverts (cul­tures et pâturages) dont la sub­sis­tance est cepen­dant liée au main­tien des activ­ités humaines.

La sim­pli­fi­ca­tion des écosys­tèmes con­duit à une frag­ili­sa­tion en ce sens que les écosys­tèmes naturelle­ment sim­ples sont sujets à des crises péri­odiques (explo­sions démo­graphiques cycliques de cer­taines espèces dans les zones déser­tiques froides ou chaudes) que l’on ne con­naît pas dans les écosys­tèmes com­plex­es (forêts trop­i­cales, par exem­ple). C’est ce que l’on observe dans les écosys­tèmes sim­pli­fiés par l’homme et ce d’au­tant plus que l’ar­ti­fi­cial­i­sa­tion est plus grande.

Les mono­cul­tures en sont un bon exem­ple. Elles favorisent une mul­ti­pli­ca­tion d’e­spèces indésir­ables qui, com­bat­tues par les bio­cides, dévelop­pent par pres­sion sélec­tive une résis­tance aux pro­duits util­isés et échap­pent alors au con­trôle prévu. On estime ain­si qu’il y a, au moins, 400 espèces résis­tant à tous les bio­cides disponibles sur le marché.

Cela con­duit à chercher main­tenant de nou­velles straté­gies notam­ment celle util­isant les OGM dont il est à prévoir, cepen­dant, qu’elle pro­duira à son tour le développe­ment d’e­spèces résis­tantes. L’on peut d’ailleurs se deman­der si une stratégie util­isant la dis­sua­sion, les leur­res, ne serait pas plus effi­cace que la stratégie d’élim­i­na­tion illu­soire pra­tiquée avec les biocides.

Un développement perturbateur

Les développe­ments urbain et indus­triel ont accru le poids de l’homme sur son envi­ron­nement physique et biologique par exploita­tion directe de ressources, par util­i­sa­tion inten­sive de pro­duits résul­tant de son génie dont les effets sec­ondaires locaux ou à dis­tance ont dépassé ce qu’en attendaient leurs pro­mo­teurs faute d’une atten­tion suff­isante au fonc­tion­nement de la biosphère (notam­ment la prise en compte du long terme) et par des amé­nage­ments de l’e­space détru­isant ou altérant des proces­sus biologiques.

Des effets aggravés par la démographie et la rapidité

Sur cette trame vient s’in­scrire la démo­gra­phie. Il est évi­dent que beau­coup d’hu­mains avec des moyens plus puis­sants ont un impact plus fort et plus rapi­de que peu avec des moyens ” arti­sanaux “. Inter­vient égale­ment le fac­teur temps. La com­para­i­son entre les extinc­tions en Amérique du Nord et en Europe mon­tre ain­si qu’elles ont été plus impor­tantes sur le con­ti­nent nord-améri­cain que sur le con­ti­nent européen parce que, de ce côté de l’At­lan­tique, le développe­ment de l’a­gri­cul­ture et des sociétés humaines s’est fait lente­ment, lais­sant en quelque sorte le temps à de nom­breuses espèces végé­tales et ani­males sauvages de s’adapter aux nou­velles con­di­tions de milieux dues à l’homme…

Une prise de conscience tardive

L’opin­ion publique et les gou­ver­nants n’ont réelle­ment pris la mesure du rôle crois­sant de notre espèce dans la régres­sion de la diver­sité biologique qu’à l’oc­ca­sion du Som­met de Rio (1992).

Certes, toute espèce est appelée à dis­paraître et l’évo­lu­tion a con­nu des phas­es d’ex­tinc­tion massive.

Mais ce qui frappe aujour­d’hui le nat­u­ral­iste c’est la vitesse avec laque­lle s’éteignent de nom­breuses espèces. L’ex­tinc­tion des emblé­ma­tiques dinosaures qui ont habité notre planète près de 150 mil­lions d’an­nées est fréquem­ment invo­quée par divers respon­s­ables pour jus­ti­fi­er l’i­n­ac­tion face à l’éro­sion biologique. C’est oubli­er que si l’on retient comme expli­ca­tion à leur dis­pari­tion la chute d’un météorite sur la Terre, il s’est écoulé près d’un demi-mil­lion d’an­nées entre cet événe­ment et l’ex­tinc­tion de ces grands reptiles.

C’est égale­ment oubli­er qu’au cours de cette péri­ode se sont dévelop­pés peu à peu des groupes nou­veaux comme les mam­mifères qui ont, en quelque sorte, occupé la place lais­sée vacante par la dis­pari­tion des grands rep­tiles. La com­para­i­son entre taux d’ex­tinc­tion con­tem­po­rains et taux à l’échelle des temps géologiques n’est pas aisée. Elle con­duit cepen­dant à estimer une accéléra­tion du proces­sus de 1 000 fois celui du taux d’ex­tinc­tion naturel pour les vertébrés qui sont les mieux con­nus des organ­ismes vivants (Rap­port de l’A­cadémie des sci­ences. 2000). Dans la mesure où les vertébrés ne représen­tent qu’une infime par­tie du vivant, la par­tie émergée de l’ice­berg, le taux glob­al d’ex­tinc­tion est vraisem­blable­ment beau­coup plus élevé.

Le nat­u­ral­iste est donc aujour­d’hui con­fron­té à un dou­ble prob­lème : un proces­sus naturel d’ex­tinc­tion à long terme auquel s’a­joute l’im­pact crois­sant, direct ou indi­rect, d’ac­tiv­ités humaines con­duisant à une nou­velle crise de la vie à la sur­face de la Terre.

Ten­ter d’y remédi­er c’est-à-dire frein­er le proces­sus et restau­r­er ce qui peut l’être est aujour­d’hui l’ob­jec­tif de ce que l’on appelle la pro­tec­tion de la nature.

Évolution des concepts de protection

Les con­cepts de la pro­tec­tion de la nature, tout comme les pop­u­la­tions humaines ont évolué au fil des années.

Des territoires réservés

D’abord à des fins bien définies

Depuis la plus haute antiq­ui­té, l’homme a souhaité met­tre ” à part ” cer­tains espaces et cer­taines espèces pour des raisons religieuses (sources et bois sacrés de la Grèce anci­enne et de cer­taines régions de l’Afrique con­tem­po­raine), cynégé­tiques (créa­tion de réserve pour le cerf et le san­gli­er en 726 par l’É­tat de Venise ; instau­ra­tion, en Grande-Bre­tagne, d’une loi ” forestière ” par Guil­laume le Con­quérant, loi con­cer­nant des ter­ri­toires, boisés ou non, réservés aux ani­maux sauvages pour l’ex­er­ci­ce de la chas­se, d’où le nom de ” for­est “, ” forêt ” venu des mots sil­va forestis, bois mis au ban, exclus ; restric­tion de la chas­se au cheval sauvage, à l’élan et à l’au­roch insti­tuée par le roi de Pologne en 1423, etc.), sécu­ri­taires (“ amban­nement ” de cer­tains bois pour pro­téger des avalanch­es dans les Hautes-Alpes dès 1303, c’est-à-dire inter­dic­tion de coupes sous peine d’a­mendes, les bans), économiques (pre­scrip­tions, en 1681, du fon­da­teur de la Penn­syl­vanie, William Penn, de préserv­er 1 hectare de bois pour 5 hectares de ter­rains défrichés. Il ne sera guère écouté ce qui posera bien des prob­lèmes aux États-Unis au XIXe) ou mul­ti­ples (accord, en 1576, entre le prince d’O­r­ange et les États de Hol­lande pour main­tenir per­pétuelle­ment intact le ” Haagse Bos “, c’est-à-dire le Bois de La Haye).

Émergence d’un sentiment esthétique

La fin du XVIIIe sera mar­quée par l’émer­gence dans le monde anglo-sax­on d’un sen­ti­ment esthé­tique envers le sauvage (c’est aus­si le début d’un tourisme qui des îles Bri­tan­niques tra­versera la Manche et con­duira ensuite à l’alpin­isme et au pyrénéisme) qui vient en con­tre­point de la vision d’un Buf­fon (1764) pour qui la nature est le comble d’une hor­reur qu’il con­vient de réduire à mer­ci. Les vues de Thomas Jef­fer­son, le père de la déc­la­ra­tion d’Indépen­dance des États-Unis, sont diamé­trale­ment opposées. Si ce n’est sa cul­ture, écrit-il en 1784, la nature de l’Amérique au moins doit faire l’ad­mi­ra­tion du monde.

Conduisant à un concept de territoires à maintenir en l’état

On trou­ve là l’une des racines d’un mou­ve­ment d’opin­ion qui con­duira à la créa­tion des pre­miers parcs nationaux aux États-Unis. George Catlin, fasci­nant per­son­nage qui, au début du XIXe, par­court la Grande Prairie et en décrit par la plume et le pinceau les habi­tants, pressent quel sera l’im­pact de l’ar­rivée mas­sive des colons européens sur les Indi­ens pour lesquels il éprou­ve un grand respect. Aus­si pro­pose-t-il, dès 1832, la créa­tion d’un Parc nation­al con­tenant hommes et bêtes dans toute la fraîcheur sauvage de leur beauté naturelle.

L’idée fera son chemin, sera reprise notam­ment par George Perkins Marsh. C’é­tait une per­son­nal­ité excep­tion­nelle, philo­logue, poly­glotte (il par­lait 20 langues), grand voyageur (représen­tant les États-Unis dans l’Em­pire ottoman de 1849 à 1854, pre­mier ambas­sadeur de son pays en Ital­ie de 1861 à 1882) qui, tirant le bilan de ses obser­va­tions des dégâts causés par une sur­ex­ploita­tion des ressources naturelles, écrit en 1864, ce qui est le pre­mier ouvrage sur la pro­tec­tion de la nature : Man & Nature or Phys­i­cal geog­ra­phy as mod­i­fied by human action.

La même année est créé le Yosemite Grant, vaste parc naturel (qui devien­dra ” nation­al ” en 1890) com­prenant la val­lée de Yosemite et la forêt de séquoias de Mari­posa, dont la ges­tion est con­fiée par le Con­grès à l’É­tat de Cal­i­fornie. Vien­dra ensuite le parc de Yel­low­stone (1872) et bien d’autres parcs en Amérique du Nord et dans le reste du monde.

De même que lors de l’in­sti­tu­tion des séries esthé­tiques de la forêt de Fontainebleau (1853) sous la pres­sion d’un mou­ve­ment des pein­tres de l’é­cole de Bar­bi­zon choqués par la poli­tique forestière des Eaux et Forêts (notam­ment l’a­battage de vieux arbres spec­tac­u­laires et l’en­résine­ment qui provo­quera des opéra­tions iden­tiques à celles engagées par des écoguer­ri­ers cent quar­ante ans plus tard !), la préoc­cu­pa­tion est alors beau­coup plus de con­serv­er des paysages pit­toresques ou sub­limes que de main­tenir la diver­sité biologique.

Développement d’un concept plus général

Peu à peu le thème de la pro­tec­tion des espèces s’est ensuite dévelop­pé aux niveaux nation­al et inter­na­tion­al, tout d’abord par l’élab­o­ra­tion de lois et con­ven­tions visant à encadr­er les activ­ités de cueil­lettes, pêche et chas­se dont l’ex­er­ci­ce sans frein con­dui­sait à l’anéan­tisse­ment de pop­u­la­tions jadis floris­santes (oiseaux util­isés pour la plumasserie ; mam­mifères marins dont on exploitait la graisse, la four­rure ; gibier de loisir, etc.), à la fin du XIXe et au début du XXe siè­cle. Mais l’on con­state aus­si l’émer­gence de préoc­cu­pa­tions con­cer­nant la qual­ité des habi­tats comme la lutte con­tre cer­tains bar­rages empêchant les remon­tées de pois­sons migra­teurs, l’in­quié­tude et la demande de mise en œuvre de moyens de lutte con­tre les pol­lu­tions pétrolières en milieu marin dues au traf­ic mar­itime (Pre­mier con­grès inter­na­tion­al de pro­tec­tion de la nature réu­ni à Paris en 1923).

De la protection à la conservation

La pre­mière moitié du XXe siè­cle ver­ra s’af­fron­ter deux con­cep­tions. L’une cherche à main­tenir des ter­ri­toires spé­ciale­ment délim­ités, en dehors de toute inter­ven­tion humaine ce qui peut s’ex­pli­quer par le con­texte de l’époque où il reste encore, de par le monde, des espaces peu ou pas exploités par l’homme (Amérique, Afrique, etc.). L’autre avance que dans des pays de vieille civil­i­sa­tion comme l’Eu­rope la non-inter­ven­tion n’est pas sat­is­faisante car ce que nous appelons nature n’est, bien sou­vent, que le fruit d’une coévo­lu­tion entre l’homme et les espèces sauvages.

Peu à peu, à la notion de pro­tec­tion d’e­spèces et de milieux excep­tion­nels va se sub­stituer celle de con­ser­va­tion et d’u­til­i­sa­tion de ressources naturelles où l’homme n’est pas envis­agé comme en dehors de la nature et doit appren­dre à vivre avec.

Cela implique une meilleure con­nais­sance du fonc­tion­nement des écosys­tèmes qui sera l’un des thèmes majeurs de la Con­férence inter­na­tionale sur les bases sci­en­tifiques de l’u­til­i­sa­tion et de la con­ser­va­tion des ressources de la biosphère réu­nie à Paris, sous l’égide de l’Unesco en 1968. Les fonde­ments de ce que l’on appellera plus tard le développe­ment souten­able y sont établis.

À dire vrai, il appa­raît vite qu’une stratégie durable de main­tien de la diver­sité biologique et des écosys­tèmes requiert tout à la fois des espaces où l’évo­lu­tion spon­tanée se pour­suit, c’est-à-dire où l’in­flu­ence des activ­ités humaines doit être la plus faible pos­si­ble et des espaces où l’homme cohab­ite avec les autres espèces vivantes. Cela devien­dra d’au­tant plus vrai que le développe­ment des pop­u­la­tions humaines à la sur­face de la Terre fait de notre espèce un fac­teur bien sou­vent dominant.

Ce n’est pas aisé dans des sociétés qui avaient pris l’habi­tude de s’es­timer quitte de tous devoirs à l’é­gard du vivant en ” réser­vant ” quelques espaces, ” parts du feu ” ou ali­bis pour laiss­er s’in­stau­r­er le laiss­er-faire ailleurs.

Ain­si, les fonde­ments de la ” con­ser­va­tion de la nature ” ont-ils évolué tout autant sous la pres­sion des événe­ments que sous l’in­flu­ence des con­cepts. Quels que soient les mots util­isés pour désign­er les straté­gies et les actions à entre­pren­dre, mots sou­vent piégés parce que d’ac­cep­tion ou de con­no­ta­tions dif­férentes (ain­si en va-t-il des ter­mes de ” con­ser­va­tion ” et de ” con­ser­va­teur ” qui ont un sens opposé en anglais où ils ont été employés en pre­mier), restent les objectifs.

Ceux de la Stratégie mon­di­ale de la con­ser­va­tion : la con­ser­va­tion des ressources vivantes au ser­vice du développe­ment souten­able lancée en 1980 par l’U­nion inter­na­tionale pour la con­ser­va­tion de la nature et de ses ressources (UICN), sont tou­jours d’ac­tu­al­ité pour fonder toute poli­tique de gérance de cette Terre.

Et pour ceux qui veu­lent en savoir plus :

La bio­di­ver­sité : enjeu plané­taire. M. CHAUVET & L. OLIVIER. Le sang de la terre. 1993.
► Bio­di­ver­sité. R. BARBAULT. Hachette. Supérieur. Les fon­da­men­taux. 1997.
Le grand mas­sacre : l’avenir des espèces vivantes. F. RAMADE. Hachette. 1999.
Sys­té­ma­tique : ordon­ner la diver­sité du Vivant. Rap­port sur la sci­ence et la tech­nolo­gie, n° 11 de l’A­cadémie des sci­ences. Tec & Doc. 2000.

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