Dans la Tourmente Rouge

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°523 Mars 1997Par : Gilles COSSON (57)Rédacteur : M. D. INDJOUDJIAN (41)

Notre cama­rade Gilles Cos­son vient de nous don­ner un nou­veau roman, de mon point de vue le plus émouvant.

Ses trois pre­miers romans, Aren­na (sous le pseu­do­nyme de Gilles Teil­lard), Les Tau­reaux de Khorsabad et Le Cheva­lier de Saint-Jean‑d’Acre, excel­lents mais fort dif­férents, avaient néan­moins une car­ac­téris­tique com­mune : cha­cun avait un cadre géo­graphique et his­torique dans lequel, de façon très heureuse, se déploy­ait l’imagination du romanci­er : le pre­mier au début du XVe siè­cle en Asie Mineure, le deux­ième en Mésopotamie dans la sec­onde moitié du XIXe siè­cle, le troisième à la fin du XIIe siè­cle en Terre sainte (Troisième Croisade).

L’actuel roman, Dans la Tour­mente Rouge, sous-titré De Pet­ro­grad à Ere­van [pronon­cer Yéré­van], pos­sède cette même car­ac­téris­tique et se déroule du nord-ouest de la Russie à l’Arménie, aux con­fins rus­so-turcs, de sep­tem­bre 1916 à août 1923.

Les per­son­nages prin­ci­paux, dont le nar­ra­teur, appar­ti­en­nent à une famille aris­to­cra­tique ayant une branche russe, une française, une alle­mande, et ils sont emportés dans la “ tour­mente rouge ”. L’intérêt sus­cité par leurs aven­tures trag­iques va crois­sant – comme aus­si, qual­ité assez rare, l’émotion ressentie.

On n’a pas affaire à un “ roman his­torique ” pour autant, car si l’auteur fait agir et par­ler quelques per­son­nages his­toriques (Trot­s­ki, Mustapha Kemal, etc.), ce n’est que pour ancr­er sa créa­tion lit­téraire dans la ter­ri­ble réal­ité. Il le fait avec une maîtrise par­faite et un lyrisme sobre. Cette maîtrise doit beau­coup à la con­nais­sance appro­fondie d’événements dont la com­plex­ité est extrême, mais aus­si à l’absence d’étalage de ce savoir. Il n’en reste pas moins que le plaisir pro­pre­ment lit­téraire se trou­ve sin­gulière­ment accru par cette péné­tra­tion plus pro­fonde de la réal­ité historique.

Les sen­ti­ments, les moteurs psy­chologiques, les joies et les souf­frances de cha­cun des prin­ci­paux per­son­nages imag­i­naires sont sim­ples, mais c’est ici une grande qual­ité, car ils sont justes et forts : ils sont de ceux liés à jamais au sort de l’homme.

Ceci est par­ti­c­ulière­ment vrai du jeune héros, dont le chemin per­son­nel, au tra­vers des épreuves qu’il subit, est empreint de poésie et de spir­i­tu­al­ité. L’opposition même entre ces vies brisées et la com­plex­ité red­outable des événe­ments his­toriques ne traduit-elle pas la dif­férence de nature entre le trag­ique indi­vidu­el et le trag­ique collectif ?

Toute­fois, notre intérêt et notre émo­tion seraient moins grands si, mal­gré la retenue de l’auteur, on ne lisait pas entre les lignes sa com­pas­sion pro­fonde pour ceux qui, dans cette tour­mente, ont tant souf­fert et qui si sou­vent ont été, de sur­croît, mal com­pris, par exem­ple les Russ­es blancs, par exem­ple les Arméniens.

Ain­si ces derniers ont-ils été aban­don­nés par ceux-là mêmes qui étaient liés non seule­ment par les traits ances­traux d’une civil­i­sa­tion large­ment com­mune, mais aus­si par des engage­ments véri­ta­bles. Les deux engage­ments prin­ci­paux ont été reniés : celui de don­ner vie à une République arméni­enne indépen­dante, puisque le traité de Sèvres (août 1920) a été déchiré et rem­placé par le traité de Lau­sanne (juil­let 1923) qui, lui, n’évoque même pas le sort des Arméniens ; et celui d’instaurer un foy­er arménien en Cili­cie (La “ Petite Arménie ” du XIIe au XIVe siècle).

La rai­son du pre­mier reniement est dou­ble et appa­raît claire­ment dans le roman : Mustapha Kemal, mal­gré la désagré­ga­tion de l’Empire ottoman et grâce à ses suc­cès mil­i­taires, a obtenu l’annulation du traité de Sèvres d’Alliés qui, ayant per­du deux mil­lions d’hommes, n’étaient plus en état de repren­dre les armes pour hon­or­er leurs promess­es – et alors qu’une “ alliance objec­tive ” (au sens marx­iste) était inter­v­enue entre deux enne­mis hérédi­taires, les Russ­es et les Turcs.

Quant au sec­ond reniement, il a une cause sup­plé­men­taire – et mal­heureuse­ment non excep­tion­nelle au Moyen-Ori­ent –, elle est britannique.

Revenant plus directe­ment à ce beau livre, il faut en soulign­er un aspect à la fois réal­iste (que l’on songe à l’Alsace de 1870, de 1914 et de 1940 !) et romanesque : compte tenu de ses divers­es implan­ta­tions géo­graphiques, la famille Balken­berg – celle des prin­ci­paux per­son­nages – est, le plus naturelle­ment qui soit, dans trois “camps” – pour ne pas dire qua­tre, puisque la vie du vieux général Paul Balken­berg s’achève en…, mais je ne veux pas gâter le grand plaisir que vous pren­drez, j’espère, à décou­vrir ce roman dont je recom­mande vive­ment la lecture.

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