Courrier des lecteurs

Dossier : ExpressionsMagazine N°628 Octobre 2007Par : Christian Jeanbrau (63)

Le texte de Fran­çois Gau­del (Forum Social, La Jaune et la Rouge, n° 627) titré « Ensei­gner les mathé­ma­tiques (…) » me laisse rêveur. Pré­sen­ta­tion-témoi­gnage de trente années d’expérience sur un poste d’enseignant de mathé­ma­tiques dans un lycée sen­sible (ZEP) de Seine-Saint-Denis, il ne me semble pas de nature à faire prendre conscience au lec­teur poly­tech­ni­cien hors du champ de l’enseignement secon­daire (c’est-à-dire à la qua­si-tota­li­té de la com­mu­nau­té) de l’état de dévas­ta­tion cultu­relle de celui-ci.

Fran­çois Gau­del est assu­ré­ment un homme de bonne volon­té et un modé­ré. Mais du coup, l’image qu’il donne, si elle ne néglige pas une évo­lu­tion qui, des sec­tions C des années soixante-dix au flou des ter­mi­nales d’aujourd’hui – voir les récentes hési­ta­tions pudiques de Xavier Dar­cos sur l’opportunité d’un réajus­te­ment du/des baccalauréat(s) –, ne sau­rait pas­ser pour une marche au pro­grès, l’image qu’il donne, donc, parce qu’elle est celle – la sienne – d’un pro­fes­seur de mathé­ma­tiques en lycée char­gé des sec­tions scien­ti­fiques, occulte le tra­gique effon­dre­ment de la sco­la­ri­té obli­ga­toire et ne met pas en lumière la tra­gé­die cultu­relle des filières autres que S. La valo­ri­sa­tion d’une cer­taine réus­site per­son­nelle et locale, dans le cadre de quelques ini­tia­tives ayant su évi­ter l’insuccès peut alors rele­ver – et c’est ma convic­tion comme ma crainte – de l’arbre qui cache la forêt.

Les élé­ments four­nis, les détours évo­qués (Maths en Jeans / Ate­liers Explo­ra­tion mathé­ma­tique / Club CNRS Sciences et Citoyens / Asso­cia­tion Ani­math), tout cela est sans doute res­pec­table et bel et bon – encore que, de ma connais­sance de cer­tains aspects de ces démarches via mon expé­rience de membre du comi­té natio­nal de l’APMEP (Asso­cia­tion des pro­fes­seurs de mathé­ma­tiques de l’Enseignement public) autour de 1990, j’ai sur­tout rete­nu de solides réserves –, mais quoi qu’il en soit, ne sau­rait répondre aux pro­blèmes de fond et géné­raux qui se posent au sys­tème édu­ca­tif, ni des­si­ner en termes de solu­tion un ave­nir. On note­ra d’ailleurs – et on s’interrogera sur ce point – que, nous dit F. Gau­del, « … tou­te­fois, l’Éducation natio­nale en tant que telle n’a qu’une impli­ca­tion faible dans tout cela.… »

J’ai naguère essayé (voir La Jaune et la Rouge de mai 2006) de cer­ner quelques élé­ments d’une refonte glo­bale du sys­tème, car seule, une approche d’ensemble, dans un réfor­misme struc­tu­rel géné­ral, peut consti­tuer l’esquisse d’un res­sai­sis­se­ment édu­ca­tif, dans les « ghet­tos » qu’évoque F. Gau­del comme ailleurs ! L’une des prin­ci­pales dif­fi­cul­tés d’ailleurs tient à ceci – et le témoi­gnage livré en est symp­to­ma­tique – que le corps ensei­gnant, qui ne sait pas se pen­ser comme un col­lec­tif res­pon­sable, dans l’individualisation de ses constats amers, qu’adoucissent sou­vent, comme ici, des satis­fac­tions per­son­nelles liées à des réus­sites ponc­tuelles, s’en tient à des posi­tions éven­tuel­le­ment déplo­ra­toires, mais en aucun cas poten­tiel­le­ment por­teuses du reca­drage sys­té­mique indispensable.

« … Ne pou­vant dans ce court article déve­lop­per mes réflexions sur ce qui pour­rait faire avan­cer les choses… » nous dit Gau­del. C’est pour­tant cela qu’on attend, cela d’abord, cela en lieu et place d’un constat modé­ré évo­quant des situa­tions qui se dégradent mais, outre qu’elles sont pré­sen­tées en trop rai­son­nable demi-teinte, sont déjà socio­lo­gi­que­ment bien connues. Expé­rience contre expé­rience, j’ai par­cou­ru de 1966 à 2004 à peu près tous les éche­lons de la res­pon­sa­bi­li­té ensei­gnante, de la sixième en ZEP à la pré­pa­ra­tion des concours de recru­te­ment, soit en IUFM (Cré­teil) soit à l’ENS (Cachan) soit en uni­ver­si­té (Marne-la-Val­lée), j’ai obser­vé et sui­vi comme ins­pec­teur les évo­lu­tions péda­go­giques de plu­sieurs cen­taines de pro­fes­seurs, dans plu­sieurs dizaines d’établissements, j’ai pro­cé­dé dans le cadre de la pré­pa­ra­tion d’un rap­port pour le Haut Conseil de l’Évaluation de l’École en 2001- 2002 à une enquête appro­fon­die spé­ci­fique cou­vrant le pri­maire et le secon­daire dans les aca­dé­mies de Paris et de Poi­tiers… et mon ver­dict est assez loin des modé­ra­tions de Fran­çois Gaudel !

Du déla­bre­ment de l’enseignement obli­ga­toire à ce mal endé­mique qu’est l’inefficacité très majo­ri­taire des cadres (chefs d’établissements, corps d’inspection…), de la pusil­la­ni­mi­té du corps ensei­gnant à l’archaïsme contre-réfor­miste de ses orga­ni­sa­tions syn­di­cales, notre sys­tème édu­ca­tif est une immense pyra­mide ron­gée de l’intérieur (que conso­lident quelques spa­ra­draps qu’on s’acharne à valo­ri­ser) et dont on attend, de fait, l’implosion.

Jouer les Cas­sandre, évi­dem­ment, ne suf­fit pas, mais les solu­tions, qui passent par une trans­for­ma­tion com­plète des approches (tout le concept de liber­té péda­go­gique et d’autonomie des éta­blis­se­ments reste à construire) et par une modi­fi­ca­tion fon­da­men­tale des cur­sus (dis­so­cia­tion de la for­ma­tion citoyenne, mi-temps en classes hété­ro­gènes) et de l’accès à l’excellence indi­vi­duelle (mi-temps d’acquisition des com­pé­tences et des connais­sances par cumul d’unités de valeur option­nelles en groupes de niveaux homo­gènes), ces solu­tions, dont on regarde avec un effa­re­ment crain­tif les pâles ébauches dans quelques pays de l’Europe du Nord, ne sont pas à ce jour comprises.

Fran­çois Gau­del est un opti­miste et nous man­quons d’imprécateurs lucides ! Le bateau coule. Il faut abso­lu­ment faire autre chose et mieux que repeindre quelques canots de sauvetage !

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