Connaissance et anticipation au coeur de la stratégie d’entreprise

Dossier : L'Intelligence économiqueMagazine N°640 Décembre 2008
Par Henri MARTRE (47)

Pilot­er une voiture est cer­taine­ment un des exer­ci­ces les plus répan­dus dans le monde et l’on con­sid­ère qu’il est acces­si­ble à toutes les pop­u­la­tions. Il impose cepen­dant une dis­ci­pline stricte et sans appel : une atten­tion per­ma­nente doit être portée à une foule d’in­for­ma­tions, la route, les usagers, les bruits, les instru­ments. Il faut inté­gr­er toutes ces infor­ma­tions dans une per­cep­tion glob­ale de la sit­u­a­tion, mais égale­ment inter­préter les mes­sages à par­tir de la con­nais­sance du fonc­tion­nement de la voiture ain­si que de l’é­tat de l’en­vi­ron­nement. Enfin il faut anticiper de nom­breux paramètres. 

Piloter une entreprise

Pilot­er une entre­prise est un exer­ci­ce d’une autre nature, mais qui présente néan­moins quelques simil­i­tudes. Il s’ag­it là aus­si de pren­dre de bonnes déci­sions et pour cela d’ex­ploiter au mieux la con­nais­sance de l’en­tre­prise et de son envi­ron­nement. Il faut bien enten­du pos­séder à fond son méti­er, ses pro­duits, ses clients et ses con­cur­rents, en bref son domaine d’ac­tiv­ité et ses per­spec­tives d’évo­lu­tion. Pour tout cela, il a suf­fi pen­dant longtemps d’ex­péri­ence et de bon sens pour maîtris­er des réal­ités familières.

Mais celles-ci sont dev­enues beau­coup plus com­plex­es avec la mon­di­al­i­sa­tion, la course à l’in­no­va­tion, la numéri­sa­tion et la finan­cia­ri­sa­tion. La mise en jeu de ces dif­férents fac­teurs a changé les dimen­sions de l’en­tre­prise et de son envi­ron­nement et a ren­du l’ex­er­ci­ce du méti­er beau­coup plus dif­fi­cile en créant dans tous les domaines des diver­sités, des insta­bil­ités et des ter­ri­toires incon­nus. Une méthodolo­gie rigoureuse deve­nait néces­saire pour les pris­es de déci­sion de l’en­tre­prise et plus par­ti­c­ulière­ment pour les déci­sions stratégiques ayant des effets à moyen et long terme. L’in­for­ma­tion utile pour éclair­er ces déci­sions étant beau­coup plus éten­due, com­plexe et dif­fi­cile à inter­préter on a créé les con­cepts de ” com­pet­i­tive intel­li­gence ” et ” d’in­tel­li­gence économique “.

Les dif­férentes étapes de cette logique sont bien con­nues : rassem­ble­ment des infor­ma­tions, val­i­da­tion, mise en cohérence et en per­spec­tive, com­préhen­sion. Vient ensuite l’ex­er­ci­ce le plus hasardeux, celui de l’an­tic­i­pa­tion où il est pru­dent d’établir des scé­nar­ios alter­nat­ifs. Il y a déjà une quin­zaine d’an­nées que cette méthodolo­gie a été mise en pra­tique dans de nom­breuses entre­pris­es. On y a d’ailleurs asso­cié le con­cept cor­rélatif, celui de pro­tec­tion de l’in­for­ma­tion générée par l’en­tre­prise. Au-delà l’idée est venue à cer­tains d’u­tilis­er des leur­res comme instru­ment de décep­tion, d’où le con­cept de ” guerre économique “. 

Des pratiques à améliorer et généraliser

On ne peut pas dire cepen­dant que les principes et les pra­tiques sont bien assim­ilés et que l’outil apporte toutes les sat­is­fac­tions qu’on pour­rait en atten­dre. L’ac­tu­al­ité abonde d’ex­em­ples d’échecs et de crises imputa­bles à des erreurs stratégiques grossières.

Quelques écueils de l’in­tel­li­gence économique 
Pren­dre ses désirs pour des réalités.
Écarter l’in­for­ma­tion qui fâche.
Nég­liger les sig­naux faibles.
Pren­dre des vessies pour des lanternes.
Rester insen­si­ble aux incohérences.
Oubli­er les dif­férences de civilisation.
Ne pas se met­tre à la place de l’autre.
S’isol­er dans sa tour d’ivoire.
Retenir l’in­for­ma­tion comme un bien personnel.
Décider sans con­sul­ter les compétences.

Les unes sont dues à une mau­vaise con­nais­sance des réal­ités et d’autres découlent d’an­tic­i­pa­tions erronées liées à une insuff­isante com­préhen­sion de l’évo­lu­tion de l’en­vi­ron­nement et des acteurs. Les prin­ci­paux défauts con­statés vien­nent du manque de com­pé­tences et de la sub­jec­tiv­ité des opéra­teurs, de la sat­u­ra­tion des décideurs et de l’i­nadéqua­tion et la lour­deur des organ­i­sa­tions (voir encadré). On arrive ain­si à pré­cis­er quelques ori­en­ta­tions de base pour la gou­ver­nance des entre­pris­es à voca­tion mondiale.

La pre­mière est que Pic de La Miran­dole est loin der­rière nous et que seule une équipe pluridis­ci­plinaire est capa­ble de maîtris­er le proces­sus con­duisant aux déci­sions stratégiques. Encore faut-il que cha­cun dans son domaine ait la com­pé­tence et la con­nais­sance néces­saires à une excel­lente com­préhen­sion des réalités.

La sec­onde est qu’il y ait un lien organique per­ma­nent entre infor­ma­teur et décideur : l’in­for­ma­teur doit savoir quel est le besoin, le décideur doit être ali­men­té en per­ma­nence par les nou­velles fraîch­es et surtout par leur inter­pré­ta­tion et leurs con­séquences pos­si­bles. Quand on par­le d’in­for­ma­teur et de décideur il faut bien com­pren­dre qu’il s’ag­it d’équipes qui doivent vivre en par­faite sym­biose. Et c’est là que le bât blesse : on sait bien quel est le rythme d’un patron qui court le monde et de com­bi­en de temps il dis­pose pour la con­cer­ta­tion et la réflexion. 

Libéralisme et dirigisme

Mais les pires dif­fi­cultés sont devant nous. Le monde ne cesse d’évoluer et il va bien fal­loir s’adapter à ses change­ments pour en tir­er prof­it. Le mod­èle occi­den­tal du libéral­isme économique s’est pro­gres­sive­ment répan­du dans l’ensem­ble du globe à la suite de l’échec du com­mu­nisme et nos grandes entre­pris­es s’y sont par­faite­ment adaptées.

Pic de La Miran­dole est loin der­rière nous

Cepen­dant le développe­ment rapi­de des puis­sances émer­gentes est en train de mod­i­fi­er les équili­bres économiques et leur influ­ence ira en gran­dis­sant. Par­mi celles qu’on rassem­ble sous le voca­ble BRIC et qui pèsent de plus en plus lourd, la Chine et la Russie ont certes aban­don­né le col­lec­tivisme pour viv­i­fi­er leurs entre­pris­es, mais elles n’ont pas cessé d’être dirigistes. Elles se sont enrichies, ont accu­mulé des réserves et pren­nent le goût d’in­ter­ven­tions mas­sives dans la vie économique à tra­vers leurs ” fonds sou­verains “. Nous ne sommes qu’au début de cette évo­lu­tion mais il faut s’at­ten­dre à ce que les États pèsent de plus en plus sur les struc­tures des entre­pris­es. Le libéral­isme sub­sis­tera, mais le dirigisme se dévelop­pera et il fau­dra bien en tenir compte dans la déf­i­ni­tion des straté­gies. Au niveau de l’in­tel­li­gence économique, l’échange et la con­cer­ta­tion entre respon­s­ables publics et privés devien­dront incontournables.

Dans cette révo­lu­tion de l’en­vi­ron­nement économique des affaires, que devient notre École poly­tech­nique ? Eh bien, elle fait elle-même sa révo­lu­tion ! Sous la con­duite de dirigeants éclairés elle s’est com­plète­ment trans­for­mée en quelques années pour s’adapter au xxie siè­cle. Elle s’é­tait certes mod­ernisée, mais restait con­forme à sa tra­di­tion : sélec­tion sévère, enseigne­ment sci­en­tifique de haut niveau pen­dant deux ans pour for­mer des ingénieurs général­istes sus­cep­ti­bles de se spé­cialis­er par la suite. Elle est main­tenant dev­enue le cœur d’un vaste com­plexe uni­ver­si­taire inter­na­tion­al asso­ciant enseigne­ment et recherche pour assur­er la for­ma­tion en qua­tre années d’une palette d’ingénieurs diver­si­fiée à l’ex­trême. Cette trans­for­ma­tion n’a été pos­si­ble qu’en tis­sant des liens de coopéra­tion avec un grand nom­bre d’in­sti­tu­tions français­es et étrangères répar­ties à tra­vers le monde. Diver­si­fi­ca­tion des recrute­ments, diver­si­fi­ca­tion des cul­tures, diver­si­fi­ca­tion des for­ma­tions, diver­si­fi­ca­tion des com­pé­tences, l’É­cole a su se recon­stru­ire à l’im­age du monde de demain pour mieux l’ap­préhen­der. C’est un bel exer­ci­ce d’in­tel­li­gence économique et nous ne pou­vons que souhaiter qu’elle maîtrise com­plète­ment cette complexité.

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