Concurrence et services publics dans l’Union européenne

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°532 Février 1998Par : Claude HENRYRédacteur : Michel BERRY (63)

Claude Hen­ry, pro­fes­seur à l’École poly­tech­nique, vient de publier aux Presses uni­ver­si­taires de France un ouvrage dont la lec­ture est indis­pen­sable à l’heure de la remise en cause de l’organisation des ser­vices publics en Europe.

Par la même occa­sion, on décou­vri­ra le type de cours que fait Claude Hen­ry à l’X : cet ouvrage est une par­tie de son cours d’Économie publique. On ver­ra qu’il ne se can­tonne pas à des abs­trac­tions éthé­rées et on devi­ne­ra com­bien les élèves qui réa­lisent sous sa direc­tion un mémoire pour étu­dier des cas réels peuvent être pas­sion­nés : ils mobi­lisent les notions théo­riques qu’ils viennent d’apprendre et ins­truisent avec méthode des dos­siers qui font sens dans notre vie éco­no­mique, sociale et politique.

En fran­çais, on écrit avec des majus­cules les mots État et Admi­nis­tra­tion. Très peu ont ce pri­vi­lège, à part quelques mots comme Dieu ou le Roi. C’est que l’État est inves­ti de sacré. Être au ser­vice de l’État donne autant de noblesse que jadis être au ser­vice du Roi, la seule per­sonne qu’on pou­vait ser­vir sans s’abaisser (La logique de l’honneur, Phi­lippe d’Iribarne, Le Seuil, 1989).

De plus, depuis 1946, les agents des ser­vices publics dis­posent d’un sta­tut pour agir à l’abri des pas­sions poli­tiques. Enfin, grâce aux cal­culs d’optimisation, comme en par­ti­cu­lier le tarif vert ini­tié par Mar­cel Boi­teux à l’EDF, les mono­poles de ser­vice public, diri­gés par des “grands com­mis de l’État ”, agissent de façon éclai­rée et bien­veillante. Le modèle fran­çais est fon­dé sur le mythe de l’État bien­veillant, et sou­te­nu par les rites liés au sta­tut, qui condi­tionnent le recru­te­ment, la rému­né­ra­tion et la pro­mo­tion des agents de l’État.

Aux États-Unis au contraire, c’est le mar­ché qui fonde la démo­cra­tie. Les échanges doivent être “ fair ”, et en par­ti­cu­lier il ne doit pas exis­ter d’abus de posi­tion domi­nante. En matière de ser­vices publics, il peut exis­ter des “ mono­poles natu­rels ”, mais on doit les limi­ter au plus juste car c’est par la concur­rence qu’on attein­dra la meilleure orga­ni­sa­tion. Ce modèle est fon­dé sur le mythe du Mar­ché bien­fai­teur et est sou­te­nu par les ins­tances et les rites qui régulent la concurrence.

Après avoir été magni­fié aux États- Unis, ce modèle est reve­nu en force en Grande-Bre­tagne à l’époque du that­che­risme et il guide l’action de la Com­mis­sion euro­péenne. Depuis l’Acte unique et le trai­té de l’Union euro­péenne, la trans­for­ma­tion des ser­vices publics, lais­sés jusque-là à la sou­ve­rai­ne­té des États, est en effet deve­nue un enjeu cen­tral de la poli­tique euro­péenne. Le choc a été rude pour cer­tains, en par­ti­cu­lier la France, et les incom­pré­hen­sions profondes.

Le grand inté­rêt du livre de Claude Hen­ry est alors de don­ner des bases nou­velles pour conce­voir les ser­vices publics en Europe. Il dis­sèque des exemples de dif­fé­rents pays, exemples dont il a acquis une connais­sance pro­fonde en allant sur le ter­rain. Il mène son ana­lyse en maniant avec une admi­rable per­ti­nence les ins­tru­ments éco­no­miques et en tenant à dis­tance à la fois le mythe de l’État bien­veillant et celui du Mar­ché bien­fai­teur. Il déborde l’économie pour trai­ter de l’articulation entre fina­li­tés des ser­vices publics et effi­ca­ci­té éco­no­mique. Le texte est d’une grande clar­té et de lec­ture passionnante.

On com­prend alors qu’il ne faut plus par­ler de ser­vice public au sin­gu­lier mais au plu­riel : les pro­blèmes dif­fèrent pour l’électricité, la poste, le che­min de fer ou encore le téléphone.

On voit aus­si com­bien est féconde la connais­sance des expé­riences étran­gères. Cela per­met de mon­trer com­ment on peut arti­cu­ler obli­ga­tions de ser­vice public, poli­tique sociale et concur­rence. On découvre aus­si à tra­vers le cas des télé­com­mu­ni­ca­tions en Suède un modèle ori­gi­nal de régu­la­tion : au lieu de reven­di­quer un pou­voir d’arbitrage, qui lui fait perdre de l’indépendance et du cré­dit, le régu­la­teur se dote des moyens d’étudier les res­sorts des stra­té­gies des acteurs et dif­fuse les résul­tats de ses ana­lyses ; faire la lumière est effi­cace car les acteurs des ser­vices publics redoutent l’opprobre.

On se prend alors à rêver de solu­tions gar­dant le meilleur des ser­vices publics à la fran­çaise et tirant par­ti des ver­tus de la concur­rence. Puis, de manière inat­ten­due pour le lec­teur, Claude Hen­ry devient sombre en conclu­sion : il paraît convain­cu que, par manque de luci­di­té et de volon­té, le pou­voir poli­tique et l’État ne sau­ront pas mener les trans­for­ma­tions nécessaires.

Prê­che­ra-t-il vrai­ment dans le désert ? Il faut sou­hai­ter pour le suc­cès de l’Europe que ce livre soit abon­dam­ment lu et sujet de débats.

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