Conclusion

Dossier : Les X étrangersMagazine N°559 Novembre 2000
Par Maurice BERNARD (48)

Lorsqu’en décem­bre 1997 Anousheh Kar­var eut soutenu sa thèse de doc­tor­at de l’u­ni­ver­sité de Paris VII-Denis Diderot, j’ai pen­sé qu’un col­loque sur ” L’ou­ver­ture inter­na­tionale de l’É­cole poly­tech­nique : bilan his­torique et per­spec­tives actuelles ” aurait un intérêt cer­tain. La richesse des inter­ven­tions et des débats aux­quels nous avons assisté aujour­d’hui mon­tre que le pari était raisonnable. Cette journée d’é­tudes s’achève, il m’ap­par­tient de conclure.

Je ne pour­rai pas éviter que cette con­clu­sion présente l’in­con­vénient de refléter, au moins en par­tie, ma vision et mon expéri­ence per­son­nelles. Je lui don­nerai la forme d’une série de remar­ques et de réflex­ions : les pre­mières con­cerneront l’aspect his­torique, tan­dis que les dernières, davan­tage tournées vers l’avenir, seront des inter­ro­ga­tions, voire des recommandations.

1 - Ce matin il est apparu claire­ment que, durant les pre­mières années de son exis­tence, l’É­cole est à l’é­tranger l’ob­jet d’une grande curiosité mêlée d’ad­mi­ra­tion. Sou­vent, ici ou là, on essaye de la repro­duire sans en fait y par­venir réelle­ment. À la fin du XVIIe siè­cle et au début du XIXe, une insti­tu­tion, comme cette toute nou­velle École poly­tech­nique, innove pro­fondé­ment mais, en même temps, adhère de mille façons aux racines pro­fondes de la Nation française de l’époque ; un peu de la même façon qu’un organe appar­tient con­sub­stantielle­ment à l’être vivant dont il fait partie.

De même que dans l’or­dre biologique la trans­plan­ta­tion d’un organe d’une espèce à une autre est en principe inter­dit par la géné­tique ; de même l’im­plan­ta­tion d’une insti­tu­tion dans un envi­ron­nement social et cul­turel dif­férent est impos­si­ble si elle ne s’ac­com­pa­gne pas d’une trans­for­ma­tion pro­fonde. Dès la deux­ième moitié du XIXe siè­cle les étrangers ont sous les yeux d’autres mod­èles que l’É­cole poly­tech­nique, plus faciles sans doute à s’approprier.

En défini­tive aucun pays étranger n’a édi­fié une insti­tu­tion réelle­ment ana­logue à l’X ana­logue à l’X, même si l’ad­jec­tif ” poly­tech­nique ” a fait le tour du monde, recou­vrant des réal­ités éminem­ment variables.

L’am­bi­tion des his­to­riens est d’élu­cider la nature des trans­ferts et des influ­ences à tra­vers l’e­space et le temps, d’ob­serv­er les dif­fi­cultés inhérentes à ces échanges, comme de repér­er les appro­pri­a­tions par­fois réussies. C’est bien ce que nos his­to­riens ont fait ce matin avec tal­ent, dans le cas par­ti­c­uli­er de l’É­cole poly­tech­nique, con­sid­érée au cours de sa longue his­toire comme un pos­si­ble mod­èle par l’étranger.

Si la trans­po­si­tion à l’é­tranger d’un mod­èle aus­si sin­guli­er que celui des grandes écoles français­es d’ingénieurs, et a for­tiori de la plus sin­gulière d’en­tre elles, l’X, n’est plus à l’or­dre du jour, en revanche je suis con­va­in­cu que l’É­cole poly­tech­nique d’au­jour­d’hui a encore des atouts réels pour pro­pos­er à des jeunes venus des qua­tre coins du monde et attirés par les sci­ences exactes des for­ma­tions adap­tées aux enjeux du monde de notre temps. J’y reviendrai.

2 - Si je n’é­tais pas depuis longtemps con­va­in­cu qu’une bonne con­nais­sance du passé est essen­tielle pour éclair­er la route de l’avenir, les travaux des his­to­riens exposés ce matin m’en auraient mon­tré l’évidence.

Le tra­vail fon­da­teur d’Anousheh Kar­var, non seule­ment apporte les con­nais­sances de base qui fai­saient défaut sur un sujet cen­tral pour la nou­velle ambi­tion de l’É­cole, mais de plus soulève maintes ques­tions aux­quelles il serait souhaitable que les his­to­riens essayent d’ap­porter des répons­es : des prob­lé­ma­tiques pré­cis­es ont été définies, plusieurs voies de recherch­es futures ont été tracées.

L’É­cole, appuyée par l’A.X. et par la Fon­da­tion, doit, me sem­ble-t-il, encour­ager ces études dont elle peut atten­dre des retombées directes pour son action inter­na­tionale. Quelle meilleure façon de faire con­naître l’É­cole dans tel pays étranger que, par exem­ple, de pou­voir s’ap­puy­er sur les biogra­phies et les réal­i­sa­tions des plus con­nus des anciens poly­tech­ni­ciens de ce pays ?

La présence à cette journée d’é­tudes d’his­to­riens de grand tal­ent per­met d’e­spér­er que ceux-ci sauront encour­ager quelques jeunes à pour­suiv­re le tra­vail défriché par Anousheh Kar­var. Je souhaite que la com­mu­nauté poly­tech­ni­ci­enne accom­pa­gne cette démarche en s’y investis­sant résolument.

3 - Il est apparu que la typolo­gie des 650 étrangers entrés à l’É­cole depuis la fin de la Deux­ième Guerre mon­di­ale, au titre du con­cours dit de la caté­gorie par­ti­c­ulière insti­tué en 1921, était mal con­nue. Or le suivi atten­tif des élèves étrangers, qu’ils soient issus de cette voie, appelée aujour­d’hui CP1, ou qu’ils provi­en­nent depuis 1996 de la voie dite CP2, est un impératif opérationnel.

Sans une vue pré­cise des raisons pour lesquelles une com­mu­nauté étrangère déter­minée est ou n’est pas, aujour­d’hui, sen­si­ble à l’at­trac­tion de l’É­cole, il n’est pas de poli­tique d’ou­ver­ture inter­na­tionale réal­iste ; de même, sans une bonne con­nais­sance du devenir pro­fes­sion­nel et social des élèves étrangers issus de chaque com­mu­nauté. Sans retour d’ex­péri­ence soigneuse­ment organ­isé la fil­ière inter­na­tionale n’au­ra pas d’as­sis­es durables.

Autre­fois les deux années d’in­ter­nat résol­u­ment mil­i­taire créaient des liens très forts entre les élèves français et aus­si, dans une cer­taine mesure, avec les élèves étrangers. Les con­di­tions de la vie à Palaiseau sont aujour­d’hui beau­coup moins favor­ables à cette cama­raderie tra­di­tion­nelle. Il faut pour­tant trou­ver les moyens de la favoris­er afin que la com­mu­nauté poly­tech­ni­ci­enne puisse s’ap­puy­er sur elle pour dévelop­per l’ou­ver­ture inter­na­tionale de l’École.

À cet égard le rôle de l’As­so­ci­a­tion des anciens élèves est cap­i­tal : son réseau de sol­i­dar­ités, d’échanges, d’ami­tiés, aujour­d’hui exagéré­ment parisien, doit s’é­ten­dre à la planète entière.

4 - On a beau­coup par­lé aujour­d’hui du ray­on­nement de l’É­cole ; on a même lais­sé enten­dre que cette ques­tion était à l’o­rig­ine de l’é­tude de l’his­toire de ses élèves étrangers. Je suis, pour ma part, tou­jours éton­né de la propen­sion que nous autres Français avons, à évo­quer le ray­on­nement de notre pays, de sa cul­ture, de sa langue. J’y décèle une cer­taine nos­tal­gie, voire un par­fum de déca­dence. Il me sem­ble préférable de raison­ner en ter­mes d’in­flu­ences, de trans­ferts de con­nais­sances, de réseaux, etc.

C’est d’ailleurs dans cet état d’e­sprit, comme l’a rap­pelé ce matin Dominique Pestre, que nous avions envis­agé, dès notre pre­mière ren­con­tre (au milieu des années qua­tre-vingt) de lancer sur ce sujet un tra­vail de thèse : je lui avais fait part de l’ig­no­rance dans laque­lle le directeur de l’en­seigne­ment et de la recherche que j’é­tais, se trou­vait, con­cer­nant les élèves étrangers ; tout au plus avais-je con­nais­sance, grâce aux archives du con­cours d’ad­mis­sion, de quelques don­nées rel­a­tives aux élèves étrangers entrés à l’É­cole au cours des vingt dernières années.

En revanche, sur un passé plus loin­tain, Francine Mas­son, alors direc­trice de la bib­lio­thèque de l’É­cole, m’avait con­va­in­cu que les archives de l’É­cole pos­sé­daient les don­nées per­ti­nentes mais que per­son­ne ne les avait étudiées.

Il deve­nait évi­dent que seul un tra­vail pro­fes­sion­nel d’his­to­rien pou­vait apporter des lumières sur ce passé mal con­nu. C’est ain­si que Dominique Pestre sut per­suad­er l’une de ses meilleures étu­di­antes de DEA de pré­par­er une thèse de doc­tor­at sur ce sujet.

Un mot encore sur le ray­on­nement. Les plus pres­tigieuses uni­ver­sités mon­di­ales, par­mi lesquelles les meilleures améri­caines, sont attrac­tives non pas tant parce qu’elles ont le souci de ” ray­on­ner “, mais parce qu’elles recherchent en per­ma­nence l’ex­cel­lence. Cela se sait : les meilleurs pro­fesseurs y pos­tu­lent et les meilleurs étu­di­ants y sont can­di­dats. L’ex­cel­lence entraîne le rayonnement.

De plus on observe que ces insti­tu­tions n’ont pas, a pri­ori, comme en France, le souci de ren­voy­er leurs étu­di­ants étrangers dans leurs pays d’o­rig­ine. Elles s’ef­for­cent au con­traire de les retenir : les États-Unis, plus que la France, sont et restent une terre d’im­mi­gra­tion, immi­gra­tion organ­isée si possible.

5 - L’É­cole poly­tech­nique, François Ailleret l’a souligné avec force cet après-midi, doit impéra­tive­ment s’ou­vrir à l’in­ter­na­tion­al : une ques­tion de survie a‑t-il dit. Pour réus­sir cette ouver­ture l’É­cole se heurte à de grandes dif­fi­cultés. Plusieurs hand­i­caps con­sid­érables l’empêchent de jouer les atouts solides qu’elle pos­sède par ailleurs. Ses hand­i­caps les plus impor­tants tour­nent autour des trois ques­tions suivantes :

  • les dif­fi­cultés lin­guis­tiques et cul­turelles sont red­outa­bles et Jacques Lévy, en nous accueil­lant ce matin à cette école des Mines de Paris qu’il dirige avec tal­ent depuis de nom­breuses années, a eu rai­son de le soulign­er. Mon avis, qui rejoint celui de bien d’autres, est cepen­dant que ces dif­fi­cultés ne con­stituent pas un obsta­cle insurmontable ;
  • les diplômes de l’en­seigne­ment supérieur français sont sou­vent spé­ci­fiques de nos uni­ver­sité et de nos grandes écoles : beau­coup sont à peu près incom­préhen­si­bles à l’é­tranger. Cha­cun d’en­tre nous a déjà éprou­vé la dif­fi­culté extrême d’ex­pli­quer à l’é­tranger ce qu’est une grande école d’ingénieurs française ; en par­ti­c­uli­er celle que l’on dit être la plus pres­tigieuse de toutes et qui, tout en les dom­i­nant, a cepen­dant besoin de celles-ci pour par­faire la for­ma­tion de ses élèves !
    Com­ment expli­quer que l’X délivre un diplôme d’ingénieur, recon­nu par l’É­tat, mais qu’il doit impéra­tive­ment être suivi par une for­ma­tion dite com­plé­men­taire ? Ce diplôme, sorte de carte de vis­ite lux­ueuse, n’est pas, a pri­ori com­préhen­si­ble à l’é­tranger. Com­ment alors le faire con­naître et le vendre ?
  • enfin l’hy­per­tro­phie de la for­ma­tion math­é­ma­tique avant l’X et à l’X con­stitue l’une des plus grandes dif­fi­cultés à résoudre pour attein­dre une réelle ouver­ture internationale.
     

Ces hand­i­caps vus de l’é­tranger élèvent une bar­rière d’in­com­préhen­sion autour de l’É­cole que celle-ci doit détru­ire afin de con­stru­ire son offre et de bâtir son image sur les quelques atouts sérieux qu’elle pos­sède. Les deux plus impor­tants sont :

  • l’X est l’une des très rares insti­tu­tions d’en­seigne­ment supérieur au monde qui a une bonne expéri­ence de l’en­seigne­ment sci­en­tifique pluridis­ci­plinaire ou, comme le dit juste­ment Roland Sénéor, mul­ti­dis­ci­plinaire. Le monde d’au­jour­d’hui, con­fron­té à une com­plex­ité crois­sante, est de plus en plus deman­deur d’ingénieurs, de chercheurs, d’en­tre­pre­neurs capa­bles d’embrasser des savoirs divers alors que, para­doxale­ment, les spé­cial­i­sa­tions se mul­ti­plient à l’en­vi. L’É­cole détient là un atout unique et de portée universelle ;
  • le mod­èle anglo-sax­on, en se général­isant, tend à l’hégé­monie, ce qui sus­cite des inter­ro­ga­tions en bien des pays. L’É­cole poly­tech­nique peut de manière légitime et crédi­ble pro­pos­er une alter­na­tive intéres­sante, à la fois européenne et française.


Mais ces atouts ne sont jouables que si l’É­cole évolue en pro­fondeur. Si l’X devait rester une for­ma­tion d’en­seigne­ment supérieur sci­en­tifique de sec­ond cycle, exclu­sive­ment fréquentable par des élèves for­més par les class­es pré­para­toires des meilleurs lycées français, alors l’ou­ver­ture inter­na­tionale resterait con­fi­den­tielle. À côté de cette fil­ière orig­i­nale, unique au monde et remar­quable à cer­tains égards, mais ter­ri­ble­ment hexag­o­nale, il faut que l’É­cole invente d’autres ” pro­duits “, per­for­mants et attrac­t­ifs, c’est-à-dire des for­ma­tions orig­i­nales, certes, mais qui fassent sens sur le marché mon­di­al. Une cer­taine évo­lu­tion s’est déjà man­i­festée depuis les années qua­tre-vingt, avec, par exemple :

  • l’im­pli­ca­tion de l’X dans les enseigne­ments de 3e cycle et le développe­ment de ses for­ma­tions doctorales,
  • le lance­ment, en liai­son avec la Fon­da­tion, de pro­grammes expéri­men­taux, tels que le pro­gramme ” européen ” ou le pro­gramme Jean Monnet.

Mais l’É­cole doit impéra­tive­ment attein­dre au moins trois objec­tifs essen­tiels et beau­coup plus ambitieux :

  • 1 - amen­er, sous sa respon­s­abil­ité directe, la très grande majorité de ses élèves jusqu’à l’en­trée dans la vie professionnelle ;
  • 2 - grâce à ses enseignants, ses chercheurs, ses anciens élèves, rester ou regag­n­er le meilleur niveau mon­di­al dans les domaines sci­en­tifiques qui lui sont tra­di­tion­nelle­ment familiers ;
  • 3 - ouvrir l’É­cole en direc­tion des appli­ca­tions et des nou­velles tech­nolo­gies : sci­ences de la vie, tech­niques de l’in­for­ma­tion, créa­tion d’entreprises.


Bruno Bel­hoste, un des meilleurs con­nais­seurs de l’his­toire de l’É­cole, a posé ce matin la ques­tion fon­da­men­tale : le mod­èle poly­tech­ni­cien, si typ­ique­ment français, si étroite­ment lié aux car­ac­téris­tiques cul­turelles de notre Nation, en par­ti­c­uli­er par sa façon de sélec­tion­ner et de pro­mou­voir ses élites, la pri­mauté des math­é­ma­tiques, le rôle cen­tral des corps de l’É­tat, la tyran­nie du classe­ment, sa tutelle mil­i­taire, ce mod­èle est-il com­pat­i­ble avec une réelle ouver­ture inter­na­tionale ? Il con­state que cette ques­tion se pose depuis 1794 et que depuis deux siè­cles elle n’a jamais reçu de réponse sat­is­faisante. Nous devons être très atten­tifs à cette leçon de l’His­toire. Nous n’avions pas l’am­bi­tion de don­ner aujour­d’hui à cette ques­tion une réponse défini­tive mais nous espérons que nos réflex­ions et celles qui pour­ront en découler con­tribueront à lancer les débats que de telles muta­tions exi­gent dans la com­mu­nauté poly­tech­ni­ci­enne et au-delà.

Ma con­clu­sion de cette journée d’é­tudes serait incom­plète si je n’adres­sais pas, au nom de l’É­cole, de la com­mu­nauté poly­tech­ni­ci­enne tout entière et en mon nom per­son­nel, mes remer­ciements les plus vifs et les plus ami­caux à tous ceux qui ont fait cette journée : ora­teurs, inter­venants, auditeurs.

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