Ouagadougou

Concentrations urbaines au Sud

Dossier : Les mégapolesMagazine N°606 Juin/Juillet 2005
Par Alain HENRY (73)

La ville, un accélérateur économique et social

La ville, un accélérateur économique et social

La ville est un puis­sant attracteur de valeur économique et sociale. C’est, dès l’o­rig­ine, le lieu du pou­voir et du marché ; c’est vers les villes que, de tout temps, les ruraux sont par­tis essen­tielle­ment pour chang­er de mode de vie. La ville est d’abord une don­née pos­i­tive (même s’il faut veiller à cor­riger ses impacts négat­ifs). La ville représente, estime-t-on, une mul­ti­pli­ca­tion par cinq de la valeur ajoutée par habi­tant, sous cer­taines con­di­tions. Elle est un accéléra­teur des échanges économiques, moné­taires et cul­turels. Marx notait ain­si que ” l’ap­pari­tion de la ville est un grand progrès “.

Dans les pays en développe­ment les indi­ca­teurs soci­aux en zone urbaine restent supérieurs à ceux de la cam­pagne. Les villes con­tin­u­ent d’at­tir­er et leur crois­sance s’ac­célère. Leurs couronnes démo­graphiques se den­si­fient autour de ce qui fut sou­vent l’an­ci­enne ville colo­niale ; mais ces couronnes con­stituent des poches d’ac­cu­mu­la­tion d’une pau­vreté de masse, allant de pair avec une sur­con­som­ma­tion des ressources en ter­res et en eau, et un accroisse­ment des pol­lu­tions. Elles posent des prob­lèmes lourds de ges­tion pour lesquels sou­vent il n’ap­pa­raît pas de solu­tions simples.

Le cas de Oua­gadougou, cap­i­tale du Burk­i­na Faso — bien que n’é­tant pas une méga­pole au sens strict — est représen­tatif de la méta­mor­phose que con­nais­sent les grandes villes du Sud. Une vue aéri­enne révèle net­te­ment les deux villes, la ” formelle ” et ” l’in­formelle ” (cf. photo).


Oua­gadougou : la ville “ formelle ” en bas à droite, la ville “ informelle ” ailleurs. © HYDROCONSEIL

On recon­naît ain­si d’une part la ville ini­tiale, sorte d’a­vatar de la ville bour­geoise du xixe siè­cle, avec sa struc­ture de via­bil­i­sa­tion, per­me­t­tant le pas­sage des réseaux d’as­sainisse­ment. D’un autre côté, on décou­vre la ville ” informelle ” : il s’ag­it de l’ac­cu­mu­la­tion urbaine périphérique de la couronne nord-ouest de la ville. Quand on par­le des grandes villes du monde en développe­ment, c’est en général à cette nou­velle couronne d’ac­cu­mu­la­tion ” informelle ” que l’on se réfère.

La ville pro­gresse ain­si beau­coup plus vite que les amé­nage­ments. L’é­cart se creuse d’au­tant plus que l’on manque de poli­tiques publiques. Lorsque ces dernières exis­tent, elles restent insuff­isantes. Leur amélio­ra­tion deman­dera encore un tra­vail abon­dant de recherch­es. La ville — sa couronne ” informelle ” — est tou­jours en avance sur les équipements urbains, avec les con­séquences néga­tives que cette sit­u­a­tion entraîne : asphyx­ie de la cir­cu­la­tion, paralysie des quartiers, ren­force­ment des phénomènes de pau­vreté, ten­sions et déstruc­tura­tions sociales. Le prob­lème est sou­vent aggravé par le fait que l’on con­cen­tre les efforts sur la par­tie cen­trale ” formelle “.

D’i­ci 2025, les experts esti­ment que le monde comptera un mil­liard d’ur­bains en plus, soit un mil­lion de plus chaque semaine. Il fau­dra des efforts con­sid­érables de gou­ver­nance pour pro­pos­er à ce sup­plé­ment d’ur­bains un milieu de vie économique­ment et sociale­ment viable. Cela sup­poserait notam­ment que l’on tra­vaille — selon la for­mu­la­tion de Jean-Marie Cour — sur la ” ges­tion des flux de peu­ple­ment ” (cf. encadré).

Enjeux de la lutte contre la pauvreté

Le pre­mier enjeu de lutte con­tre la pau­vreté passe en effet par de la pro­duc­tion de fonci­er. À titre d’im­age, et bien que Toc­queville par­le dans le con­texte très dif­férent du xixe siè­cle, on peut rap­pel­er cette obser­va­tion qu’il fit lors d’un voy­age en Algérie, dénonçant le fait que les pau­vres ” mouraient au milieu des car­refours “, faute de se voir attribuer des droits fonciers. D’une cer­taine manière, un même prob­lème de sécuri­sa­tion des statuts d’oc­cu­pa­tion des pop­u­la­tions hypothèque l’in­stal­la­tion des pop­u­la­tions des pays en développement.

Il existe aus­si un for­mi­da­ble retard en matière de four­ni­ture des ser­vices de base. En matière de trans­ports (l’un des trois pre­miers postes de dépense des ménages avec l’al­i­men­ta­tion et le loge­ment), 40 % des déplace­ments urbains en Afrique sub­sa­hari­enne se font à pied. Ceux qui ont vis­ité ces régions ont pu voir ces armées de pié­tons en mou­ve­ment tous les matins et tous les soirs aux abor­ds des grandes villes africaines.

En matière d’eau potable — l’un des grands axes d’in­ter­ven­tion de l’AFD, domaine dans lequel les com­pé­tences français­es sont fortes -, l’ob­jec­tif de réduc­tion de la pau­vreté du mil­lé­naire sup­poserait d’ap­pro­vi­sion­ner de manière durable 400 000 per­son­nes sup­plé­men­taires chaque jour ; l’aide française réus­sit plus ou moins chaque année à cou­vrir trois jours (moins de 1 %) de ces besoins sup­plé­men­taires. C’est dire l’am­pleur du prob­lème. On peut faire aujour­d’hui le même con­stat que dans le Paris du xvi­i­ie siè­cle où les pau­vres payaient l’eau beau­coup plus cher que les rich­es. Partout aujour­d’hui, les pau­vres payent sys­té­ma­tique­ment plus cher l’ac­cès aux ser­vices de base : eau et énergie, pour ne pas par­ler de l’as­sainisse­ment et de la san­té, domaines dans lesquels les retards sont plus impor­tants encore. Les enjeux sont donc considérables.

Con­sid­érés en ter­mes d’in­vestisse­ments, on est encore loin de pou­voir sat­is­faire les besoins de base. En Afrique sub­sa­hari­enne, le mon­tant des équipements urbains exis­tant représente de l’or­dre de 150 &euro ; par habi­tant ; il faudrait pour tout nou­v­el urbain 6 &euro ; par an en investisse­ment et de l’or­dre de 4,5 &euro ; pour les dépens­es de main­te­nance, soit au total 10 &euro ; env­i­ron par an. Les bud­gets locaux des munic­i­pal­ités cor­re­spon­dent à un mon­tant de l’or­dre de 1,5 &euro ; par habi­tant. On est loin du compte.

Face à la lour­deur de la tâche, on doit cepen­dant soulign­er que l’équipement en infra­struc­tures de base présente une excel­lente jus­ti­fi­ca­tion économique. Les spé­cial­istes des ques­tions de réduc­tion de la pau­vreté con­sid­èrent en effet que le trans­fert de revenus des rich­es sous forme de for­ma­tion de cap­i­tal fixe, notam­ment d’in­fra­struc­tures de base, con­stitue une des manières vrai­ment effi­caces d’aider à la crois­sance économique tout en lut­tant con­tre les inégalités.

Démarches et propositions

Face à ces enjeux, j’évo­querai ici quelques-unes des démarch­es de l’aide française. Notons d’abord qu’elle ne pour­ra avoir d’im­pact qu’en tra­vail­lant aux côtés des bailleurs mul­ti­latéraux, aux­quels cepen­dant elle peut apporter l’in­flu­ence française.

La pre­mière propo­si­tion con­cerne la néces­saire mais dif­fi­cile sécuri­sa­tion du fonci­er. Elle sup­pose une bonne régu­la­tion, qui soit à la fois légitime, sociale­ment accept­able et respec­tée, et véri­ta­ble­ment inté­grée dans le corps social. Sans aller jusqu’aux pays en développe­ment, on pour­rait citer l’im­age para­doxale de Kourou en Guyane : elle ne réside pas dans le fait que les Indi­ens vivent au pied des fusées, mais dans la crois­sance des bidonvilles au pied de ces fusées ; faute de règles claires, l’ad­min­is­tra­tion française elle-même a des dif­fi­cultés à dis­tribuer le fonci­er dans ce départe­ment, mal­gré l’abon­dance de ter­rains. Dans le même temps, on y mène des poli­tiques de réha­bil­i­ta­tion des loge­ments insalu­bres et de pro­duc­tion de loge­ments, qui con­stituent une expéri­ence intéres­sante. L’AFD con­tribue à ce type d’ac­tion dans les pays pau­vres avec un relatif suc­cès, au Maroc par exem­ple. Ce sont des actions de longue haleine.

Mieux gérer le peuplement de la planète

… C’est en effet de notre temps que l’essen­tiel du peu­ple­ment de la planète se met en place, à un rythme sans équiv­a­lent dans l’his­toire. Gér­er ce proces­sus de peu­ple­ment mieux qu’on ne l’a fait dans le passé est une con­di­tion sine qua non du développe­ment durable.

C’est parce que les règles du jeu de l’é­conomie monde ont été conçues par des pays où les prob­lèmes engen­drés par le peu­ple­ment ne se posent plus qu’elles ne sont pas adap­tées à la sit­u­a­tion de la plu­part des pays en développe­ment. Si la ges­tion du peu­ple­ment de la planète est bien le plus grand défi auquel notre généra­tion est con­fron­tée, il faut se don­ner les moyens d’y faire face, et la pre­mière con­di­tion est de chang­er de par­a­digme… (selon) une grille de lec­ture redonnant au fac­teur peu­ple­ment le rôle central.

Si… les investisse­ments publics néces­sités par le peu­ple­ment font par­tie des biens publics globaux, de respon­s­abil­ité plané­taire, une nou­velle approche de l’aide s’im­pose, avec pour prin­ci­pal objec­tif de con­tribuer à la mise en place de ces investisse­ments au rythme imposé par le peu­ple­ment. Il est notam­ment pro­posé d’in­stau­r­er, en com­plé­ment de l’Aide publique au développe­ment tra­di­tion­nelle, un mécan­isme de trans­ferts automa­tiques et pérennes dimen­sion­né en fonc­tion des besoins et basé sur la créa­tion régulière de mon­naie cen­trale par le Fonds moné­taire international…

Jean-Marie Cour (56)

Extrait du résumé de l’ar­ti­cle ” Com­ment redonner du sens à l’Aide publique au développe­ment ? En lui fix­ant un objec­tif sim­ple : mieux gér­er le peu­ple­ment de la planète ” — Cahi­er du Con­seil général des Ponts et Chaussées n° 8, sep­tem­bre 2003.

Un deux­ième domaine, qui prend une impor­tance crois­sante, est celui des infra­struc­tures struc­turantes telles que les grands drainages et les canaux d’assainisse­ment. C’est prob­a­ble­ment celui qui est le mieux pris en charge par les États et par les col­lec­tiv­ités locales des pays en développe­ment. Ce sont des travaux que l’on pour­rait qual­i­fi­er en un cer­tain sens ” d’hauss­man­niens “, mais pour des villes et avec une approche qui sont évidem­ment dif­férentes. Il y a aujour­d’hui une con­science sociale plus aiguë qu’au temps d’Hauss­mann. L’AFD, quant à elle, porte une grande atten­tion à gér­er la relo­cal­i­sa­tion des pop­u­la­tions, selon des règles strictes, en coopéra­tion avec les ONG et les autres bailleurs. On ne pour­ra donc pas faire avancer aus­si vite qu’Hauss­mann, tan­dis que l’on fait face à un vaste besoin.

La troisième démarche con­cerne la néces­saire adap­ta­tion des tech­niques, domaine où l’on est aus­si en retard, et pour lequel la réflex­ion est insuff­isante. Comme le note Pierre Calame dans ce numéro de la revue, si l’on veut un développe­ment ” durable “, il faut inven­ter une ville dont les coûts d’in­vestisse­ment par habi­tant, le niveau de pré­da­tion en énergie, la con­som­ma­tion des ressources en général ne soient pas les mêmes que par le passé. L’AFD sou­tient des travaux de recherche dans ce sens, notam­ment pour aider les col­lec­tiv­ités et les gou­verne­ments locaux à mieux penser leurs choix. Il faut les con­va­in­cre de lever la chape des normes tech­nologiques, sans leur don­ner le sen­ti­ment que l’on veut leur faire adopter des normes dégradées, ce qui les inquiète et bloque sou­vent les adap­ta­tions nécessaires.

Une autre démarche spé­ci­fique est celle de l’in­ter­mé­di­a­tion sociale. Pour gér­er la ville, il faut impli­quer les pop­u­la­tions, leur per­me­t­tre de for­muler leur demande, diverse et par­ti­c­ulière, afin de la struc­tur­er et de voir com­ment on y répond à des coûts accept­a­bles. Le mal­heur des États, des bailleurs de fonds et des admin­is­tra­tions en général, c’est de con­sid­ér­er sou­vent que la ques­tion se résout selon l’équa­tion ” un besoin, une solu­tion, une organ­i­sa­tion “. Il n’y a pas un besoin, mais des besoins de ser­vices diver­si­fiés. N’im­porte quel exploitant de ser­vice d’eau sait que l’idée selon laque­lle 20 % des clients représen­tent 80 % des cas à résoudre est mal­heureuse­ment illu­soire ; chaque client est un cas par­ti­c­uli­er qui a des besoins pro­pres et qui cherche à déroger aux règles générales.

Exem­ples d’état des ser­vices des eaux dans les pays en développement
Indi­ca­teurs Per­for­mances
Taux de desserte
par branchements
indi­vidu­els et collectifs
Kampala 13% Ouagadougou 38%
Kigali 19% Oulan-Bator 43%
Nouakchott 25% Delhi 53%
Luanda 29% Djakarta 55%
Conakry 31% Hô Chi Minh-Ville 57%
Dar es-Salaam 36% Karachi 58%
Ren­de­ment du réseau
(eau consommée/eau produite)
Dar es-Salaam 47% Bangui 54%
Nairobi 50% Sâo Paulo 60%
Karachi 50% Kinshasa 60%
Dacca 52%
Fonc­tion­nement intermittent
(exem­ples)
Alger – Amman – Braz­zav­ille – Kaboul – Nairo­bi –N’D­ja­me­na – Port-au-Prince – Trinité-et-Tobago
Taux de facturation
(eau facturée/eau consommée
Kinshasa 13% Kampala 55%
Port-au-Prince 25% Karachi 56%
Bangui 30% Conakry 60%
Vientiane 37% Offices libanais 60%
Yaoudé-Douala 54%
Source : L. Guérin, thèse pro­fes­sion­nelle, mas­ter d’administration publique, École nationale des ponts et chaussées, Paris, 2003.


L’in­ter­mé­di­a­tion sociale est néces­saire aus­si pour recou­vr­er les coûts. Par­mi les out­ils de la régu­la­tion, il en est un en effet qui est aus­si fon­da­men­tal que les autres, le prix. Le fait que les gens payent pour l’eau — même très peu — a de nom­breuses ver­tus : au-delà d’une con­tri­bu­tion au recou­vre­ment des coûts, il aide cha­cun à pren­dre con­science que l’eau payante ne doit pas être gaspillée. L’ar­gu­ment est même util­isé par les fontainiers pour dis­ci­plin­er les queues aux bornes-fontaines. Quel que soit l’é­tat de pau­vreté, une par­tic­i­pa­tion finan­cière min­i­male des per­son­nes con­cernées est nécessaire.

Plus générale­ment l’aide aux pays en développe­ment en matière d’ur­ban­i­sa­tion implique le ren­force­ment des pro­gram­ma­tions, utiles à l’an­tic­i­pa­tion des besoins en fonci­er. Il faut des démarch­es pluri­an­nuelles et une for­mal­i­sa­tion accrue des méth­odes et des procé­dures. Pour accélér­er le décaisse­ment de l’aide, l’idéal serait d’avoir une ” approche pro­gramme “, qui sup­pose, entre autres, de dis­pos­er de mod­èles d’opéra­tions ” repro­ductibles “, au moins à l’échelle de leur con­texte social et culturel.

Un tel mod­èle, mod­este mais rel­a­tive­ment repro­ductible, a été appliqué dans la durée — sur les quar­ante dernières années — à l’élim­i­na­tion des bidonvilles en Tunisie (certes il ne s’ag­it pas encore de méga­lopoles). La démarche a con­sisté à organ­is­er les villes en suiv­ant de près l’in­stal­la­tion fon­cière spon­tanée. L’ad­min­is­tra­tion veille à ce que les pro­prié­taires fonciers vendent leurs lots de façon essen­tielle­ment struc­turée. Puis, quand la den­sité d’habi­tat est suff­isante, le maire légalise la sit­u­a­tion. Ensuite la société d’eau et d’élec­tric­ité pro­pose des branche­ments soci­aux à très bas prix. On est encore à ce moment dans un quarti­er insalu­bre, sans cir­cu­la­tion, avec de la boue, des déchets qui s’en­tassent… Mais une fois achevée cette pre­mière étape de régu­lar­i­sa­tion fon­cière et de rac­corde­ment à l’eau et l’élec­tric­ité, les mairies pro­gram­ment l’as­sainisse­ment et la voirie. Dès lors, les déchets s’é­vac­uent, les quartiers se décon­ges­tion­nent, la cir­cu­la­tion peut se faire ; on en voit l’ef­fet immé­di­at : l’habi­tat s’améliore, les bou­tiques s’ou­vrent au rez-de-chaussée et les étages appa­rais­sent aux maisons. Ce qui au départ était insalu­bre — en voie de ” bidonvil­li­sa­tion ” — finit par devenir un quarti­er rési­den­tiel pop­u­laire. Il y là une démon­stra­tion de trans­for­ma­tion urbaine, pos­si­ble avec une pro­gram­ma­tion, certes assez lourde, mais qui fait ses preuves.

Enjeux de gouvernance

L’en­vi­ron­nement économique et régle­men­taire dans les pays en développe­ment doit certes être amélioré. Mais l’ex­is­tence d’une démoc­ra­tie locale est fondamentale.

La décen­tral­i­sa­tion est à l’or­dre du jour dans tous les débats inter­na­tionaux ; ses pro­grès sont cepen­dant encore lents. Elle est néces­saire pour mieux coller à la demande qui est mul­ti­ple et locale. Elle seule per­met aux intéressés d’ex­ercer un con­trôle. Ce qu’écrivait Toc­queville à l’époque colo­niale, vers 1870, reste cri­ant de vérité : ” On ne saurait se fig­ur­er la perte de temps et d’ar­gent, les souf­frances sociales, les mis­ères indi­vidu­elles qu’a pro­duite en Afrique l’ab­sence de pou­voir munic­i­pal. ” On en est tou­jours au même point. Il ajoutait : ” Les besoins des villes sont si nom­breux, si var­iés, si changeants, si par­ti­c­uliers, que le pou­voir local seul peut les con­naître à temps, en com­pren­dre l’é­ten­due et les sat­is­faire. Un pays où les traces même de la com­mune n’ex­is­tent pas, cela est entière­ment nou­veau dans le monde. ” Il con­clu­ait prophé­tique : ” L’œu­vre est pres­sante et on peut prévoir qu’elle sera difficile. ”

Port-au-Prince.
Port-au-Prince. © GUILLAUME JOSSE

L’amélio­ra­tion de la gou­ver­nance ne passe pas seule­ment par l’émer­gence de la ges­tion munic­i­pale. Elle néces­site aus­si une ges­tion effi­cace des réseaux, laque­lle a un pou­voir struc­turant, non pas seule­ment du point de vue de l’e­space, mais de la mise en place d’une inter­mé­di­a­tion entre les citoyens, de la ges­tion des sol­i­dar­ités col­lec­tives. Une des con­di­tions corol­laires de la bonne gou­ver­nance est qu’elle soit accom­pa­g­née de la mise en œuvre de poli­tiques sec­to­rielles, d’une éval­u­a­tion de ces poli­tiques, et d’une mesure des impacts économiques. Ce sont là des dis­po­si­tions que l’AFD met en place pour elle-même, car elle n’a encore que peu de mesures d’im­pact des poli­tiques qu’elle applique. Nous ten­tons de rat­trap­er nos retards dans ce domaine.

Une ges­tion qui se veut effi­cace doit aus­si pren­dre des formes adap­tées à la cul­ture poli­tique de la société con­cernée. La manière de réguler une société n’est pas la même ici et ailleurs. Par exem­ple, en France, le cur­sus sco­laire d’un enfant est une affaire essen­tielle­ment indi­vidu­elle, celle des familles et des élèves qui sont lancés dans une com­péti­tion indi­vidu­elle. Les Français n’ac­cepteraient guère un sys­tème de type hol­landais où ce sont la col­lec­tiv­ité et les pro­fesseurs — et non les par­ents — qui fab­riquent le cur­sus sco­laire d’un enfant. Mais aux Pays-Bas l’avenir que la col­lec­tiv­ité pré­pare n’est pas celui du futur statut de l’in­di­vidu au sein d’une société hiérar­chisée selon les tal­ents, c’est celui d’un mem­bre capa­ble de jouer son rôle au sein de la com­mu­nauté. Si déjà les dif­férences sont telles entre deux cul­tures européennes voisines, on imag­ine la dif­fi­culté que l’on aura à con­cevoir une régu­la­tion pour les dif­férents pays du Sud.

Pour en don­ner un exem­ple, il suf­fi­rait de racon­ter les ten­sions que con­naît aujour­d’hui le parte­nar­i­at pub­lic-privé pour la dis­tri­b­u­tion d’eau urbaine et d’élec­tric­ité à Bamako. Depuis bien­tôt trois ans, nous ne par­venons pas à faire baiss­er le rap­port de forces entre les parte­naires. L’ex­is­tence d’une com­mis­sion de régu­la­tion — en copié col­lé du mod­èle bri­tan­nique — n’y change rien ; les rap­ports sont si dif­fi­ciles qu’en juin dernier la presse locale a vu le décès du Secré­taire général de la Com­mis­sion de régu­la­tion comme un cas pos­si­ble de mort par empoi­son­nement. L’in­ven­tion de la gou­ver­nance est à chaque fois une épreuve dif­fi­cile, déli­cate, celle de la mod­erni­sa­tion d’une société.

Il y a d’autres aspects plus clas­siques, comme la néces­sité de réformer la fis­cal­ité locale pour que les munic­i­pal­ités aient une exis­tence finan­cière pro­pre. L’AFD tra­vaille à la créa­tion d’outils de finance­ment des col­lec­tiv­ités locales et cherche aujour­d’hui à met­tre en place des mul­ti­parte­nar­i­ats : impli­quant non seule­ment le pub­lic et le privé, mais en fait l’É­tat, les col­lec­tiv­ités locales, le secteur privé inter­na­tion­al, le privé local, les ONG, les associations…

Un dernier point enfin doit vis­er la capac­ité de ges­tion des ser­vices. La maîtrise d’ou­vrage des col­lec­tiv­ités locales doit être con­sid­érable­ment ren­for­cée. Par­fois, dans les munic­i­pal­ités de grandes villes des pays en développe­ment, le seul cadre est un sim­ple insti­tu­teur à la retraite, entouré d’employés nom­breux, mais sans aucune qual­i­fi­ca­tion. Il faut les aider à pro­gress­er, leur pro­pos­er une ” maîtrise d’ou­vrage partagée “. Sans atten­dre que les autorités locales aient une capac­ité de ges­tion, il faudrait pou­voir les associ­er aux opéra­tions de délé­ga­tion de ges­tion et de parte­nar­i­at pub­lic-privé. Il faudrait tra­vailler à la for­mal­i­sa­tion des méth­odes de plan­i­fi­ca­tion et de man­age­ment urbain.

On le voit, la tâche est con­sid­érable. Le ren­force­ment des capac­ités de ges­tion et la for­ma­tion doivent rester pri­or­i­taires dans l’a­gen­da de l’aide au développement. 

L’au­teur adresse ses remer­ciements à Jean-Paul Lan­ly pour son aide et pour sa pré­cieuse con­tri­bu­tion à la rédac­tion de cet article.

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