Comment partager un grand marché ? L’Europe vingt ans après

Dossier : Libéralisme, globalisationMagazine N°623 Mars 2007
Par Philippe HERZOG (59)

Libéralisation sans intégration ?

Libéralisation sans intégration ?

La révo­lu­tion infor­ma­tion­nelle a boulever­sé le paysage. Les pro­duits incor­porent de plus en plus de ser­vices et les ser­vices s’in­dus­tri­alisent : les activ­ités se recom­posent (InduSer­vices). La chaîne de créa­tion de valeur est inter­na­tion­al­isée ; l’in­no­va­tion relie idées et marchés par-delà les fron­tières ; la tech­nolo­gie et les réseaux se parta­gent. Dès lors, la demande de ser­vices con­naît une crois­sance très forte et, nou­veauté his­torique, le com­merce inter­na­tion­al de ser­vices est en plein essor. 

Le moteur, c’est l’in­vestisse­ment direct à l’é­tranger, la con­struc­tion des réseaux logis­tiques et infor­ma­tion­nels des multi­na­tionales. Les échanges se mul­ti­plient pour la finance, le busi­ness, la com­mu­ni­ca­tion. Con­traire­ment aux idées reçues, ce n’est pas l’OMC qui impose le libre-échange. La négo­ci­a­tion mul­ti­latérale pour les ser­vices est par­ti­c­ulière­ment dif­fi­cile. La libéral­i­sa­tion est décidée de façon autonome par les États et par l’U­nion européenne.

Pour­tant les mesures de libéral­i­sa­tion n’en­traî­nent pas un raz-de-marée du com­merce intraeu­ropéen. La crois­sance des échanges de ser­vices de l’Eu­rope avec l’ex­térieur, surtout dans l’e­space transat­lan­tique, est beau­coup plus rapi­de que celle du com­merce intérieur. Il est en pro­por­tion deux à trois fois inférieur à celui que con­nais­sent les États-Unis. Les firmes étrangères utilisent mieux le grand marché que nous-mêmes. Pourquoi ?

Rap­pelons-nous les qua­tre modes pos­si­bles pour l’échange des ser­vices : investisse­ments à l’é­tranger ; cir­cu­la­tion des con­som­ma­teurs ; des tra­vailleurs ; com­merce élec­tron­ique. Seul le pre­mier est réelle­ment libéral­isé. La cir­cu­la­tion des tra­vailleurs et des con­som­ma­teurs est faible (tourisme excep­té) : la nation­al­ité nous enferme. L’e­space reste frag­men­té ; les mass­es d’in­vestisse­ments néces­saires pour des réseaux transeu­ropéens font défaut ; l’échange trans­fron­tières est abu­sive­ment coûteux.

Les États-Unis ont con­duit une stratégie de com­péti­tiv­ité très agres­sive axée sur un lead­er­ship mon­di­al de la finance et des ser­vices aux entre­pris­es. La Grande-Bre­tagne trou­ve une spé­cial­i­sa­tion sur les mêmes créneaux. L’U­nion ne parvient pas à créer les syn­er­gies, mobilis­er les pro­jets pour un développe­ment InduSer­vices tirant par­ti du grand espace. Com­ment ne pas stig­ma­tis­er l’ir­re­spon­s­abil­ité de ses mem­bres ? Une cer­taine con­nivence relie les États et leurs « cham­pi­ons » : ven­dre et s’in­staller ailleurs, oui, ouvrir « son » ter­ri­toire, non (cf. énergie, finance…). Des restruc­tura­tions, des réseaux, des mobil­ités d’in­térêt mutuel et européen sont néces­saires pour l’in­té­gra­tion indus­trielle ; ain­si que des poli­tiques sus­cep­ti­bles de bâtir l’é­conomie de la con­nais­sance et du développe­ment durable.

L’U­nion doit se don­ner les com­pé­tences et les ressources pour assumer ces enjeux. 

Vers un droit positif européen ?

Explorons pas à pas la ques­tion du marché des ser­vices. Chateaubriand a écrit qu’en France, tout com­mence et tout finit par des chan­sons. Dans l’U­nion européenne, tout com­mence et tout finit par le droit.

La libéral­i­sa­tion n’a été entre­prise que dans un petit nom­bre de secteurs : l’én­ergie, les com­mu­ni­ca­tions, les trans­ports, les ser­vices financiers. Les pre­miers « paque­ts » de direc­tives ont ouvert l’ac­cès des tiers aux réseaux nationaux et les États ont créé des régu­la­teurs plus ou moins indépen­dants. Pour les autres secteurs les bar­rières admin­is­tra­tives per­durent. M. Bolkestein (ancien com­mis­saire européen chargé du marché intérieur) a voulu accélér­er les choses par une direc­tive hor­i­zon­tale, fondée sur le principe du droit du pays d’origine. 

C’est un levi­er qui force l’ou­ver­ture des espaces nationaux, mais qui remet en ques­tion les règles nationales d’or­dre public.

Le Par­lement européen et le Con­seil, comme c’é­tait prévis­i­ble, ont cor­rigé la copie. Le principe du droit du pays d’o­rig­ine est écarté, mais celui du pays d’ac­cueil est encadré : les règles intérieures devront être jus­ti­fiées (san­té, envi­ron­nement…), et respecter des principes de non-dis­crim­i­na­tion, néces­sité et pro­por­tion­nal­ité. Des guichets uniques nationaux seront créés per­me­t­tant aux prestataires extérieurs de dis­pos­er des infor­ma­tions néces­saires en un seul lieu.

Le droit nation­al du tra­vail con­tin­uera de s’ap­pli­quer. Les risques de dump­ing social sont exagérés et les prob­lèmes de mobil­ité trans­fron­tières demeurent sans répons­es sat­is­faisantes. En fait les intérêts soci­aux s’op­posent. Les petites entre­pris­es des nou­veaux pays mem­bres cherchent à accéder aux marchés des anciens, c’est néces­saire pour dévelop­per l’emploi. Les pays dévelop­pés leur refusent l’en­trée bien que leurs pro­pres entre­pris­es soient déjà établies à l’ex­térieur et qu’ils soient expor­ta­teurs nets de ser­vices. La pro­tec­tion des « acquis » intérieurs ignore la réciproc­ité et la solidarité.

En l’é­tat, ce texte va faciliter la lib­erté d’étab­lisse­ment des firmes et des pro­fes­sions libérales à l’é­tranger. Compte tenu de leurs avan­tages com­para­t­ifs, la Grande-Bre­tagne et les Pays-Bas pour­raient être les prin­ci­paux bénéficiaires.

Les Ser­vices d’in­térêt général (SIG) ont été placés hors du champ de la direc­tive, qui con­cerne prin­ci­pale­ment les ser­vices juridiques, infor­ma­tiques, logis­tiques et de dis­tri­b­u­tion. Les traités ont établi un Yal­ta : le droit est européen pour le marché et la con­cur­rence, mais chaque État est maître chez lui pour les SIG. Nulle part les traités ne définis­sent les SIG. Mais ils dis­ent que les Ser­vices d’in­térêt économique général (SIEG) — non plus défi­nis — sont soumis aux règles de la con­cur­rence, sauf déro­ga­tions. Qu’est-ce qui est « économique » et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Mys­tère. Face aux con­flits d’in­térêts qui se sont dévelop­pés, la Cour de jus­tice et la Com­mis­sion européenne ont le pou­voir de décider des éventuelles dérogations.

Le Par­lement européen (PE) souhaite définir lui-même les principes. Les rap­ports Lan­gen (2001) et Her­zog (2004) ont réu­ni une majorité en faveur d’une lég­is­la­tion. Mais la Com­mis­sion européenne, qui dis­pose du mono­pole d’ini­tia­tive, cache son refus der­rière des ater­moiements. Les votes négat­ifs sur le pro­jet de Traité con­sti­tu­tion­nel n’arrangent rien. Ce pro­jet appelle explicite­ment à légifér­er sur les SIEG, et il con­sti­tu­tion­nalise la Charte des droits fon­da­men­taux qui inclut l’ac­cès aux SIEG.

Une lég­is­la­tion devra accorder les vio­lons. Pas sim­ple : les mis­sions et les modes d’or­gan­i­sa­tion dif­fèrent pro­fondé­ment d’un pays à l’autre. Ser­vice pub­lic en France : l’É­tat est garant d’une bonne presta­tion. Pub­lic util­i­ties en Angleterre : soyons prag­ma­tiques, une régu­la­tion doit per­me­t­tre l’ac­cès de tous. Dasein­vor­sor­gen en Alle­magne : il s’ag­it de ser­vices de prévoy­ance sociale, acces­si­bles à prox­im­ité. Ser­vices d’É­tat dans les anciens pays com­mu­nistes : on ser­vait l’É­tat, pas les usagers. Les États veu­lent garder leurs prérog­a­tives. La société civile, les villes et régions craig­nent une direc­tive cadre où « Brux­elles » imposerait des Oblig­a­tions de ser­vice pub­lic (OSP).

Dans un pre­mier pro­jet de rap­port au PE, j’avais pro­posé de bâtir des biens publics européens : ce fut un tol­lé général à droite comme à gauche. J’ai dû ajuster le tir et n’ai trou­vé un relatif con­sen­sus que sur un com­pro­mis : réduire la pres­sion du marché et de la con­cur­rence pour accroître la lib­erté d’ad­min­is­tra­tion décen­tral­isée. Mais je demeure con­va­in­cu qu’à côté des SIG locaux, régionaux, voire nationaux, il faut aus­si des biens publics européens, par exem­ple pour que les jeunes acquièrent, par jume­lages, une édu­ca­tion européenne dès le col­lège ; pour la san­té publique et l’in­for­ma­tion (bib­lio­thèque numérique européenne) ; pour des réseaux transeu­ropéens de trans­port « pro­pre » (fer­routage et fret marchan­dis­es) et de tran­sit énergé­tique (inter­con­nex­ions) ; pour les paiements trans­fron­tières et la com­pen­sa­tion-livrai­son des titres financiers… Autant de pro­jets qui appel­lent l’action.

Le tra­vail du Par­lement européen a néan­moins ébran­lé les posi­tions dog­ma­tiques. La dis­tinc­tion des traités entre les SIG dits « économiques » parce qu’ex­iste un marché, et ceux qui ne le sont pas, appa­raît ridicule quand le marché, l’ad­min­is­tra­tion publique et l’é­conomie sociale sont de plus en plus imbriqués. Le finance­ment pub­lic pour les ser­vices locaux, le loge­ment social, les hôpi­taux est désor­mais admis ; les OSP pour les infra­struc­tures de réseaux et la pro­mo­tion des « ser­vices uni­versels », également.

Mais faute de choix col­lec­tifs partagés par les Européens, le déséquili­bre sub­siste en faveur du marché. Ain­si, l’U­nion décide de la fin du « domaine réservé » (hors con­cur­rence) pour la Poste, sans avoir don­né une déf­i­ni­tion sub­stantielle du Ser­vice uni­versel (SU). Dans l’élec­tric­ité, l’É­tat-nation peut décider d’une tar­i­fi­ca­tion à un prix abor­d­able. Mais la Com­mis­sion accuse la France de dress­er bar­rière à l’en­trée avec des prix bas ! Certes le tarif doit cou­vrir les coûts réels, mais com­ment accuser de fauss­er le marché quand il y a huit marchés dif­férents dans l’U­nion et quand on ne sait pas où est le prix, la Com­mis­sion elle-même enquê­tant pour sus­pi­cion de « prix mal­hon­nêtes » ? Elle milite pour la dé-inté­gra­tion des monopoles nationaux (sépa­ra­tion des activ­ités de pro­duc­tion, com­mer­cial­i­sa­tion, dis­tri­b­u­tion et tran­sit) afin d’im­pos­er la con­cur­rence. Cela n’as­sur­erait pas pour autant l’in­vestisse­ment dans des réseaux trans­fron­tières ni une tar­i­fi­ca­tion raisonnable du trans­fron­tières, en rai­son des diver­gences d’in­térêts nationaux et de l’ab­sence d’un régu­la­teur au niveau de l’Union. 

Vers une régulation européenne ?

Sup­primer des rentes de monopoles pour faire place à l’in­no­va­tion de marché, c’est bien, mais récipro­que­ment la con­cur­rence devrait respecter des logiques de « bien pub­lic ». L’ex­péri­ence anglaise de libéral­i­sa­tion fait une large place à la « régu­la­tion », même si en la matière les bons mod­èles ne sont pas encore trou­vés. Dieter Helm, écon­o­miste anglais, définit la régu­la­tion comme la com­bi­nai­son de règles, d’inci­ta­tions et de coor­di­na­tions, visant à garan­tir à la fois une con­cur­rence effec­tive et le respect de choix col­lec­tifs socié­taux et environnementaux.

Au niveau de l’U­nion européenne, c’est par­ti­c­ulière­ment dif­fi­cile, la poli­tique de con­cur­rence n’est pas conçue pour faire face à une sit­u­a­tion de com­péti­tion très monop­o­lis­tique, et ni les mod­èles ni les struc­tures de régu­la­tion ne sont au point. Cela étant, secteur par secteur, les chantiers sont ouverts. Petite revue de détail.

Pour l’én­ergie, les trans­ports et les télé­com­mu­ni­ca­tions, de gros efforts ont été engagés mais il est dif­fi­cile de nier les défail­lances de marché. Les prix aug­mentent, les investisse­ments man­quent, les échanges trans­fron­tières sont pénal­isés par le niveau des tar­ifs et l’in­suff­i­sance des inter­con­nex­ions. La Com­mis­sion veut lever ces obsta­cles en accen­tu­ant sa poli­tique de con­cur­rence. Ain­si pour l’én­ergie elle veut une sépa­ra­tion pat­ri­mo­ni­ale entre les pro­duc­teurs et les opéra­teurs de réseaux (unbundling). Mais cette dé-inté­gra­tion pour­rait com­pli­quer la sécuri­sa­tion des investisse­ments à long terme, donc la sécu­rité d’ap­pro­vi­sion­nement. Peut-être serait-elle jus­ti­fiée s’agis­sant de l’élec­tric­ité. C’est plus com­pliqué pour le gaz parce que les coûts de trans­ports sont beau­coup plus élevés et les con­trats à long terme sont néces­saires pour un pays qui ne dis­pose pas de ressources ou en est éloigné. Cela étant, ne nous lais­sons pas tir­er en arrière par les nos­tal­giques des monopoles nationaux. On croit rêver quand on entend par­ler de la rena­tion­al­i­sa­tion d’EDF-GDF. Mono­pole à l’in­térieur, cap­i­tal­iste à l’ex­térieur : quelle éthique ! Et qui peut croire que la France pour­ra renou­vel­er son parc nucléaire sans alliances indus­trielles et finance­ments de marché, et assur­er sa sécu­rité d’ap­pro­vi­sion­nement gazier en méprisant les règles de la con­cur­rence qu’elle a signées !

Les prob­lèmes com­binés des prix, du cli­mat et de la sécu­rité d’ap­pro­vi­sion­nement oblig­ent à met­tre en place une Com­mu­nauté de l’én­ergie dont le socle sine qua non est un grand marché régulé. Les États devront assumer une com­plé­men­tar­ité des choix des sources pour un mix énergé­tique viable et pour l’ef­fi­cac­ité énergé­tique. Ain­si l’ob­jec­tif de 20 % de la part des renou­ve­lables pour­rait être rem­placé par celui de 60 % pour une énergie sans car­bone, impli­quant l’ac­cep­ta­tion du nucléaire, à con­di­tion de partager la sûreté et le traite­ment des déchets, et du char­bon, à con­di­tion de capter le CO2. L’ob­jec­tif d’un réseau européen sans cou­tures ni effets de fron­tière pour­rait légitimer la trans­for­ma­tion des grands opéra­teurs de réseaux en pub­lic util­i­ties soumis à un régu­la­teur européen. Et cela per­me­t­trait aus­si de dis­pos­er d’une unité d’ac­tion face au géant russe et aux autres puissances.

Dans les trans­ports ter­restres, où les prob­lèmes sont com­pa­ra­bles, les résis­tances sont encore plus fortes. Il paraît aber­rant que nos cheminots soient régulière­ment en grève con­tre l’Eu­rope de la con­cur­rence, alors que les con­cur­rents extérieurs ne pénètrent pas chez nous, et que le rail peut avoir un for­mi­da­ble avenir dans ce petit con­ti­nent. Il faut s’armer de l’im­pératif écologique : on doit réduire mas­sive­ment les émis­sions de CO2, et pour cela l’ob­jec­tif n° 1 est une poli­tique de trans­port pro­pre. Les infra­struc­tures trans­fron­tières de fret et de fer­routage devraient être dévelop­pées et gérées comme des biens publics ; les muta­tions des trans­ports urbains et de la logis­tique activées dans une per­spec­tive de développe­ment durable. Pour les télé­com­mu­ni­ca­tions, l’U­nion a su met­tre en place des normes com­munes, par exem­ple pour les télé­phones mobiles. Mais la régu­la­tion reste enfer­mée dans l’e­space nation­al. La dupli­ca­tion des investisse­ments a provo­qué une crise dans l’in­dus­trie, qui ne sait pas com­bin­er con­tenus et con­tenants, le besoin de poli­tiques de la demande infor­ma­tion­nelle étant évident.

La san­té ne fait pas l’ob­jet d’une direc­tive de libéral­i­sa­tion. Son finance­ment repose sur les régimes nationaux de sécu­rité et de pro­tec­tion sociale. Mais les prob­lèmes de san­té publique dépassent les fron­tières et chaque État est con­fron­té au casse-tête de l’ef­fi­cac­ité des régimes. Un marché unique des médica­ments est à bâtir. La cir­cu­la­tion des patients et des per­son­nels de san­té doit être favorisée ; elle appelle des dis­posi­tifs de partage des coûts ; les coopéra­tions trans­fron­tières pub­lic-pub­lic, pub­lic-privé, également.

S’agis­sant des ser­vices soci­aux per­son­nels, l’ex­i­gence de prox­im­ité n’est pas con­testable, et elle ne s’op­pose pas à l’in­no­va­tion. La tra­di­tion­nelle notion de « tiers secteur » entre marché et État n’est plus adap­tée, et d’ailleurs après un gros effort de prise de con­science les asso­ci­a­tions et les mutuelles à but non lucratif assu­ment le fait qu’elles sont prestataires sur le marché. Ce qu’elles deman­dent, c’est l’in­tro­duc­tion de règles de respect de la diver­sité des types d’entreprises.

L’U­nion a forgé un impor­tant droit de l’en­vi­ron­nement, il en découle des objec­tifs de qual­ité et des principes de ges­tion que chaque État doit respecter. Cela étant, l’or­gan­i­sa­tion des ser­vices est essen­tielle­ment locale et régionale, notam­ment pour le traite­ment des eaux et des déchets. Pour l’in­stant des direc­tives de libéral­i­sa­tion sont écartées. Ce qui n’empêche pas la péné­tra­tion des grands opéra­teurs privés, mais faute de sol­i­dar­ités trans­fron­tières et compte tenu du coût des investisse­ments, les iné­gal­ités régionales sont considérables. 

Dans les ser­vices infor­ma­tion­nels, les prob­lèmes de régu­la­tion sont posés à l’échelle mon­di­ale : ain­si Inter­net est un bien pub­lic mon­di­al régulé par une entre­prise privée améri­caine ! L’U­nion est divisée par la bar­rière des langues mais surtout par des États soucieux de préserv­er une tutelle sur « leurs » citoyens. Il y a besoin de télévi­sion et de ciné­ma européens car la cir­cu­la­tion des infor­ma­tions et des œuvres entre les nations, qui per­me­t­trait de créer un espace pub­lic et cul­turel com­mun, reste très pauvre.

Les pre­mières fon­da­tions d’un marché européen des ser­vices financiers ont été créées, grâce à la procé­dure Lam­falussy, qui repose sur la con­sul­ta­tion des pro­fes­sion­nels et la coopéra­tion des régu­la­teurs nationaux. Les « marchés de gros » ont pro­gressé, mais les « marchés de détail » de la banque et des assur­ances restent pro­fondé­ment nationaux.

L’in­té­gra­tion finan­cière est une ques­tion cru­ciale pour l’u­til­i­sa­tion du grand marché et la dynami­sa­tion de l’U­nion économique. En effet, sor­tir de la balka­ni­sa­tion des sys­tèmes nationaux per­me­t­trait d’abaiss­er forte­ment le coût du cap­i­tal et de génér­er les inno­va­tions sus­cep­ti­bles de financer les pro­jets transfrontières.

L’in­té­gra­tion finan­cière est aus­si néces­saire pour faire face au défi démo­graphique, résoudre les prob­lèmes des retraites et faire entr­er les jeunes dans une société de la connaissance.

En mutu­al­isant nos ressources et en partageant les risques, nous pour­rions résoudre ces prob­lèmes, d’où un agen­da ambitieux. Dépass­er la logique des cham­pi­ons nationaux avec la for­ma­tion d’ac­teurs financiers opérant à l’échelle européenne — ban­ques, assur­ances, fonds de pri­vate equi­ty, fonds de pen­sion -, avec des pub­lic util­i­ties pour les paiements et le back office des titres ; une régu­la­tion européenne, atout essen­tiel dans la com­péti­tion mon­di­ale en matière de finances ; l’har­mon­i­sa­tion de la pro­tec­tion des con­som­ma­teurs et de la fis­cal­ité de l’épargne. 

Vers un capitalisme partenarial européen ?

On m’ob­jectera : cela n’est pas réal­iste. Je n’ai qu’une réponse : appuyons-nous sur l’ex­péri­ence, toutes ces ques­tions sont sur la table. Ce qui manque c’est l’e­sprit de partage des responsabilités.

Les États ont signé pour le marché et s’y opposent ; ils accusent la Com­mis­sion qui fait son tra­vail mais sans man­dat ni com­pé­tences adéquates.

Côté entre­pris­es, il y a aus­si un dou­ble jeu. Beau­coup veu­lent la lib­erté com­plète d’aller ailleurs tout en deman­dant des appuis à « leur » État. La France défend ses cham­pi­ons nationaux. La Grande-Bre­tagne pré­tend être ouverte à tous les action­naires extérieurs, pour­tant son gou­verne­ment s’op­pose à l’en­trée d’in­vestis­seurs russ­es — à juste titre, faute de réciproc­ité -, et la Bourse de Lon­dres exige de garder l’ap­pui d’une régu­la­tion spé­ci­fique­ment bri­tan­nique. Ain­si ce que les marx­istes appelaient le « cap­i­tal­isme monop­o­liste d’É­tat » (nation­al) n’est pas mort.

Il faut main­tenant un saut qual­i­fi­catif pour achev­er le grand marché : des plans sec­to­riels dans les domaines stratégiques, des pub­lic util­i­ties pour les réseaux trans­fron­tières, une har­mon­i­sa­tion fis­cale… Cela incit­erait les entre­pris­es à mieux exploiter les poten­tiels du marché intérieur. Mais on devra aus­si expliciter leur part de core­spon­s­abil­ité avec les insti­tu­tions publiques. Elle est évi­dente pour l’é­conomie de la con­nais­sance, les plates-formes tech­nologiques, les pro­jets stratégiques que n’as­su­ment pas le marché (cf. Galileo), la créa­tion et la ges­tion des grands réseaux…

Voici quelques élé­ments du cadre néces­saire pour créer ain­si des iden­tités européennes d’entreprises.

1) Les restruc­tura­tions devront être dis­cutées et choisies en fonc­tion de l’in­térêt indus­triel. Elles ne seront pas pilotées par les seuls investis­seurs glob­al­isés et n’obéiront pas à la logique stérile des cham­pi­ons nationaux. La via­bil­ité du pro­jet fera appel à des pactes d’ac­tion­naires sta­bles, où des fonds col­lec­tifs paneu­ropéens devront jouer un rôle émi­nent. Il faut donc rou­vrir le chantier des règles des OPA et de la gouvernance.

La diver­sité des types d’en­tre­pris­es est un atout essen­tiel. Les mesures de libéral­i­sa­tion met­tent en cause les monopoles nationaux, mais elles n’oblig­ent pas à pri­va­tis­er les entre­pris­es publiques. Mais celles-ci ont des besoins de finance­ment qui les con­duisent vers le marché. Brux­elles les traite alors comme les autres entre­pris­es com­mer­ciales. Un défi pour l’avenir est la for­ma­tion d’en­tre­pris­es pou­vant rester mixtes, à la fois com­mer­ciales et de ser­vice public.

2) La for­ma­tion d’un marché européen du tra­vail est néces­saire : il s’ag­it de dévelop­per des mobil­ités qual­i­fi­antes et de réus­sir les restruc­tura­tions. Des con­ven­tions col­lec­tives européennes sont néces­saires, et une coges­tion de ressources mutu­al­isées pour sécuris­er les par­cours. Dans beau­coup de pays, les fonc­tion­naires sont devenus des agents comme les autres, cou­verts par des con­ven­tions col­lec­tives. La mobil­ité trans­fron­tières des agents publics doit aus­si être organisée.

Tout cela est en rup­ture avec la vieille cul­ture de préférence nationale pour l’emploi.

3) Le développe­ment des parte­nar­i­ats pub­lic-privé (PPP) est une immense oppor­tu­nité. Des cen­taines de mil­liards d’eu­ros d’in­vestisse­ments publics et privés aujour­d’hui en souf­france pour­raient être réal­isés ; on pour­rait dif­fuser l’in­no­va­tion et créer des réseaux en partageant les risques. Les PPP se com­plex­i­fient : ni marchés publics ni pri­vati­sa­tions, ils asso­cient durable­ment des entre­pris­es et des col­lec­tiv­ités publiques. Qui porte la dette ? Les risques sont-ils bien répar­tis ? Les col­lec­tiv­ités publiques sont sou­vent en asymétrie d’in­for­ma­tion, elles doivent se dot­er d’une capac­ité de con­trac­tu­al­i­sa­tion et de coges­tion. Les États ne peu­vent plus décider seuls des investisse­ments publics qui struc­turent l’avenir.

4) Les col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales joueront un rôle crois­sant. La mon­di­al­i­sa­tion entraîne la déter­ri­to­ri­al­i­sa­tion d’ac­tiv­ités, mais elle per­met aus­si de nou­velles local­i­sa­tions, et la capac­ité d’in­no­va­tion est essen­tielle pour reli­er idées et marchés. Cela appelle l’in­té­gra­tion locale à des réseaux trans­fron­tières, et impose la prox­im­ité aux prestataires de marché. L’U­nion devrait favoris­er la mul­ti­pli­ca­tion des coopéra­tions inter­ré­gionales frontal­ières et trans­fron­tières. Il faut empêch­er les États de rena­tion­alis­er les poli­tiques régionales et de réduire les fonds struc­turels. Ils n’ont pas com­pris que l’ob­jec­tif de cohé­sion sociale et ter­ri­to­ri­ale dans la stratégie de Lis­bonne est un fac­teur essen­tiel de la com­péti­tiv­ité globale.

En 1986, l’Acte unique c’é­tait : un objec­tif, le marché unique ; un hori­zon, 1992 ; une méth­ode, le vote à la majorité qual­i­fiée. Vingt ans après l’ob­jec­tif n’est pas atteint. Le réseau asso­ci­atif Con­fronta­tions Europe, que je pré­side, pro­pose aujour­d’hui un Nou­v­el Acte unique. Objec­tifs : achev­er et partager le grand marché ; éla­bor­er des poli­tiques com­munes pour la société de la con­nais­sance et le développe­ment durable ; dot­er l’U­nion d’une capac­ité de prospec­tive et de poli­tique macroé­conomique. La méth­ode fera appel à un agen­da pré­cis et à un vote majori­taire, ain­si qu’à la mobil­i­sa­tion des acteurs économiques et soci­aux. Des out­ils seront créés pour les parte­nar­i­ats, avec un véri­ta­ble budget.

L’i­den­tité européenne n’a rien d’év­i­dent : elle se con­stru­it à l’épreuve de l’altérité. Tous les jeunes devraient pou­voir devenir européens par les échanges sco­laires. Les tra­vailleurs devraient pou­voir amélior­er leur com­pé­tence et leur qual­i­fi­ca­tion grâce à la mobil­ité sur un marché du tra­vail européen. Cha­cun devrait pou­voir par­ticiper à des coopéra­tions inter­ré­gionales, accéder à des biens publics transeu­ropéens, inscrire ses pro­jets de vie dans l’e­space com­mun. Voilà la per­spec­tive poli­tique ; elle seule don­nera sens au marché et au droit, qui sont si dif­fi­ciles à partager **.

** Cette propo­si­tion est présen­tée dans La Let­tre de Con­fronta­tions Europe n° 77. Con­fronta­tions Europe, 227, boule­vard Saint-Ger­main, 75007 Paris. Tél. : 01.43.17.32.83. www.confrontations.org

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