Comment interroger les postulats fondateurs de l’économie ?

Dossier : Après la crise : Les nouveaux défis de la théorie économiqueMagazine N°656 Juin/Juillet 2010
Par Philippe d'IRIBARNE (55)

REPÈRES

REPÈRES
Deux pos­tu­lats, qui sont étroite­ment liés, jouent un rôle fon­da­teur dans la sci­ence économique. Le monde est vu comme com­posé d’in­di­vidus autonomes dont les choix ne doivent rien à l’in­flu­ence de la société. Cor­réla­tive­ment la sci­ence économique s’in­téresse à l’homme uni­versel : elle est à la recherche d’arrange­ments uni­verselle­ment effi­caces per­me­t­tant un bon fonc­tion­nement de l’é­conomie et de la société.

Les pos­tu­lats fon­da­teurs de la sci­ence économique sont fort peu réal­istes. Prenons la notion fon­da­men­tale de con­trat. Une lit­téra­ture qui s’est beau­coup dévelop­pée au cours de ces dernières décen­nies porte sur l’in­com­plé­tude des con­trats. Il est impos­si­ble en pra­tique de définir des con­trats com­plets, prenant en compte toutes les éven­tu­al­ités sus­cep­ti­bles de se pro­duire, qui per­me­t­traient à cha­cun des cocon­trac­tants de s’en­gager en par­faite con­nais­sance de cause.

Des travaux intel­lectuelle­ment très sophis­tiqués ont cher­ché com­ment on pour­rait logique­ment s’y pren­dre, indépen­dam­ment des temps et des lieux, pour remédi­er à cette incom­plé­tude dans une sorte de monde imag­i­naire où les pos­tu­lats fon­da­teurs seraient respectés.

Or, dès qu’on exam­ine de près le fonc­tion­nement réel de rela­tions con­tractuelles, on voit com­bi­en ce fonc­tion­nement, avec tout ce qu’il sup­pose de développe­ment de rela­tions de con­fi­ance entre les con­trac­tants, fait entr­er en jeu des phénomènes qui sont incom­pat­i­bles avec les pos­tu­lats en ques­tion. On peut avoir une idée de ces phénomènes en con­sid­érant deux exemples. 

Des obligations morales

Prenons les rap­ports entre entre­pris­es chi­nois­es. Les claus­es des con­trats qui les lient sont sou­vent peu respec­tées et elles ne peu­vent guère se con­fi­er à la jus­tice pour obtenir répa­ra­tion. Néan­moins, elles font un large usage de con­trats détaillés.

En Chine, un con­trat entre entre­pris­es n’est qu’un épisode d’une rela­tion à long terme

Cette coex­is­tence fait ques­tion. Il appa­raît, à l’ex­a­m­en, qu’elle n’a rien d’ab­surde dans le con­texte cul­turel chinois.

En Chine, un con­trat entre entre­pris­es n’est en général qu’un épisode d’une rela­tion à long terme, où les créances et les dettes s’équili­brent dans la durée. L’é­cart entre ce qui est prévu dans un con­trat et ce qui est advenu en fin de compte, tant en matière de délais, que de qual­ité où de paiement, prend sens dans cette per­spec­tive. Ce que per­met le fait d’avoir signé un con­trat pré­cis n’est pas d’obtenir un enforce­ment de ses claus­es, ou de béné­fici­er de pénal­ités en cas de non-respect de celles-ci. C’est de savoir qui est en dette à l’é­gard de qui et quelle est l’am­pleur de cette dette : celui qui a été favorisé dans l’exé­cu­tion d’un con­trat doit quelque chose à son parte­naire. Indépen­dam­ment de toute oblig­a­tion juridique, une vision chi­noise de la réciproc­ité, source d’une oblig­a­tion morale, s’im­pose alors à lui. 

Ingérence ou désir de coopérer

Chô­mage et collectivité
Les écon­o­mistes pro­posent d’ob­serv­er ce qui se passe dans les pays à faible chô­mage pour trans­pos­er les pra­tiques cor­re­spon­dantes dans les pays à fort chô­mage. Le mod­èle danois, mis en avant lors de la dernière cam­pagne prési­den­tielle, a été à la mode en France. Dans la per­spec­tive uni­ver­sal­iste ain­si adop­tée, on n’a pas à s’oc­cu­per de savoir si celui qui tra­vaille est français, danois, améri­cain, chi­nois ou indi­en. Or, lorsqu’on exam­ine les rap­ports au tra­vail, on con­state qu’ils dif­fèrent forte­ment d’une cul­ture à l’autre. Ain­si, au Dane­mark, pays à faible taux de chô­mage, celui qui perd son emploi est pris en charge par la col­lec­tiv­ité, qui l’in­dem­nise large­ment. En con­trepar­tie, il est obligé de pren­dre n’im­porte quel tra­vail qui lui est pro­posé. Il est dif­fi­cile­ment pens­able d’a­gir de même en France.
Au Dane­mark, la col­lec­tiv­ité doit pren­dre en charge l’ensem­ble de ses mem­bres. Elle est respon­s­able de leur trou­ver un emploi. En con­trepar­tie, il est nor­mal que cha­cun lui soit soumis et obéisse aux déci­sions qu’elle prend pour lui. Sa dig­nité est par­faite­ment préservée à par­tir du moment où les règles aux­quelles il doit ain­si obéir ont été établies par une com­mu­nauté dont il est mem­bre à part entière.
En France, au con­traire, le tra­vail que l’on a, fait par­tie de l’i­den­tité de la per­son­ne : on est jour­nal­iste, fonc­tion­naire, tourneur, etc., et ce serait une atteinte intolérable à cette iden­tité que de deman­der de faire un tra­vail incom­pat­i­ble avec celle-ci.

Au Dane­mark, celui qui perd son emploi est pris en charge par la col­lec­tiv­ité Copen­hagen-Cityscape


Prenons, de même, un con­trat, rédigé par un bon con­nais­seur de la théorie économique des con­trats, passé entre une entre­prise française et le gou­verne­ment libanais. Ce con­trat a été l’ob­jet de diver­gences d’in­ter­pré­ta­tion, entre les par­ties sig­nataires, diver­gences dont la nature était totale­ment étrangère à l’u­nivers que con­sid­ère la théorie.

Pour les Français, un point essen­tiel était la manière dont ” l’e­sprit du con­trat ” définis­sait le statut respec­tif des con­trac­tants. Il ne s’agis­sait pas d’un sim­ple con­trat de sous-trai­tance, plaçant le prestataire dans une posi­tion étroite­ment sub­or­don­née par rap­port au don­neur d’or­dre, mais d’un vrai con­trat de ges­tion déléguée recon­nais­sant l’ex­per­tise, et donc l’au­tonomie de ce prestataire, opéra­teur de classe mondiale.

La con­cep­tion du citoyen et la notion de lib­erté ne sont pas les mêmes dans tous les pays

Cette lec­ture a sus­cité de vives réac­tions par rap­port à la par­tie libanaise, lorsque celle-ci demandait à la par­tie française des comptes détail­lés sur la manière dont le con­trat était exé­cuté. De telles deman­des étaient ressen­ties comme une ingérence insup­port­able impli­quant une mise en cause du pro­fes­sion­nal­isme de l’en­tre­prise prestataire. Or, cette manière de voir était incom­préhen­si­ble pour la par­tie libanaise. Pour cette dernière, s’in­téress­er aux détails de l’exé­cu­tion du con­trat était au con­traire une manière de man­i­fester son désir d’aider la par­tie française dans l’ac­com­plisse­ment de ses tâch­es. Aus­si les réac­tions français­es ont été perçues comme un refus méprisant de coopérer. 

Des “approximations” lourdes de conséquences

Les approx­i­ma­tions font par­tie de la démarche nor­male de toute sci­ence, qui con­duit à mod­élis­er les phénomènes dont elle rend compte en retenant cer­tains traits et en en nég­ligeant d’autres. Mais les écarts entre le mod­èle et la réal­ité ne sont-ils que du sec­ond ordre ? Et les pre­scrip­tions aux­quelles le mod­èle con­duit sont-elles bien fondées sur la part de réal­ité dont il rend compte ou dérivent- elles au con­traire des pos­tu­lats peu réal­istes qui ont présidé à sa construction ?

La com­mu­nauté des écon­o­mistes sait recon­naître les siens

Ain­si, lorsque les écon­o­mistes du FMI et de la Banque mon­di­ale s’in­téressent à la sit­u­a­tion du Gabon ou du Con­go, ils pro­posent de met­tre en place des best prac­tices qui ont fait leurs preuves dans les pays indus­triels. Sont pri­or­i­taires, affir­ment-ils, la mise en place d’une économie libérale et la sécuri­sa­tion des droits de pro­priété. Ce faisant, ils ne se préoc­cu­pent pas de savoir ce qu’est sus­cep­ti­ble de pro­duire en pra­tique la mise en oeu­vre de ces best prac­tices dans les divers envi­ron­nements cul­turels con­cernés, et ils ne s’in­ter­ro­gent pas sur ce qui fonde leur fécon­dité là où on la trou­ve. Ils agis­sent comme les Améri­cains lorsque ceux-ci ont sup­posé qu’il suff­i­sait de met­tre à bas Sad­dam Hus­sein pour que les Irakiens agis­sent en étant mus par leur attache­ment inné à un fonc­tion­nement réguli­er d’in­sti­tu­tions démocratiques.

Niveau de vie et bien-être
Lorsqu’on regarde des indices tels que les taux de sui­cide, de con­som­ma­tion de drogues et de psy­chotropes ou encore les déc­la­ra­tions des indi­vidus sur leur niveau de bien-être sub­jec­tif, on con­state que, dans les pays dévelop­pés, il n’y a pas, depuis au moins trente ans, de cor­réla­tion entre l’évo­lu­tion du niveau de vie et celle du bien-être des indi­vidus. C’est que, une fois sor­ti de la pénurie de biens fon­da­men­taux, l’essen­tiel de ce qu’un indi­vidu tire de sa con­som­ma­tion dépend de son niveau relatif de con­som­ma­tion, lequel reste en moyenne inchangé lorsque la con­som­ma­tion de tous aug­mente. De plus, les con­som­ma­teurs sont en même temps pro­duc­teurs. Si l’on veut appréhen­der les effets sur les con­som­ma­teurs de l’in­ten­si­fi­ca­tion de la con­cur­rence, il faut donc faire le bilan entre deux élé­ments : d’une part ce qui passe par une aug­men­ta­tion générale de con­som­ma­tion ; et d’autre part ce qui passe par l’évo­lu­tion de l’ap­pareil pro­duc­tif, spé­ciale­ment en matière de pré­car­ité des sit­u­a­tions pro­fes­sion­nelles. On peut douter qu’un tel bilan soit positif.

Une vision peu réaliste du monde

De même, les démon­stra­tions visant à mag­ni­fi­er le rôle de la con­cur­rence et du marché reposent sur une vision peu réal­iste du monde. Et cela n’est pas vrai seule­ment pour les marchés financiers.

On voit affirmer comme une évi­dence que, puisque dévelop­per la con­cur­rence aug­mente la lat­i­tude de choix des con­som­ma­teurs, tout en faisant pres­sion sur les prix, cela ne peut qu’aug­menter leur bien-être. Inter­vient alors une con­fu­sion entre, d’une part, les effets de l’aug­men­ta­tion de la con­som­ma­tion d’un indi­vidu sur sa sit­u­a­tion per­son­nelle, la con­som­ma­tion des autres étant inchangée, et d’autre part, les effets sur la sit­u­a­tion de cha­cun d’aug­men­ta­tions par­al­lèles des con­som­ma­tions d’un ensem­ble d’individus. 

Les fourches caudines

Com­ment se fait-il que la sci­ence économique résiste si bien à la réalité ?

Une pre­mière réponse a trait au fonc­tion­nement interne de la dis­ci­pline. Il existe une com­mu­nauté des écon­o­mistes qui con­trôle l’ac­cès à des revues, à des postes uni­ver­si­taires, à des insti­tu­tions comme l’OCDE, le FMI ou la Banque mon­di­ale. Cette com­mu­nauté sait recon­naître les siens. Dès lors, échap­per aux pos­tu­lats fon­da­teurs de l’é­conomie, autour desquels cette com­mu­nauté se rassem­ble, c’est ne plus être économiste.

Et, si l’on n’est plus écon­o­miste, il n’est plus ques­tion d’oc­cu­per un poste d’é­con­o­miste. Si l’on n’est pas d’ac­cord avec la manière ” nor­male ” de faire de l’é­conomie, il faut se soumet­tre ou se démet­tre : soit pass­er sous les fourch­es caudines de la dis­ci­pline, soit chercher des endroits plus accueil­lants. Beau­coup de ceux qui ten­tent de faire évoluer la dis­ci­pline en font l’expérience. 

L’effet d’intimidation

L’es­sor de la gestion
Faire un tra­vail d’in­té­gra­tion au niveau élé­men­taire du fonc­tion­nement des entre­pris­es ne va pas de soi, mais les con­nais­sances ont bien pro­gressé dans ce domaine au cours des trente dernières années. Deux fac­teurs ont facil­ité ce pro­grès. D’une part, d’un point de vue académique, les analy­ses cor­re­spon­dantes jouis­sent d’un statut tout à fait cor­rect dans une dis­ci­pline con­sti­tuée, avec ses enseigne­ments, ses postes, la pos­si­bil­ité d’y faire car­rière : la ges­tion. S’y con­sacr­er n’est donc pas un hand­i­cap en matière de car­rière uni­ver­si­taire. De plus, il n’est pas trop dif­fi­cile de trou­ver des spon­sors pour faire avancer ce type de recherche, car nom­bre d’en­tre­pris­es sont préoc­cupées par la ges­tion de la diver­sité de leur per­son­nel de par le monde.

En même temps qu’elle est fer­mée sur elle-même, la com­mu­nauté des écon­o­mistes est par­v­enue à pro­duire une représen­ta­tion de ses travaux qui les rend crédi­bles aux yeux du pro­fane. L’é­conomie a l’ap­parence d’une sci­ence mature, qui dis­pose de mod­èles économétriques, de sta­tis­tiques, d’élab­o­ra­tions math­é­ma­tiques, toutes choses dif­fi­cile­ment com­préhen­si­bles pour le pro­fane et sus­cep­ti­bles de l’impressionner.

Quand on veut faire évoluer la dis­ci­pline, et au pre­mier chef inté­gr­er des ques­tions de rel­a­tiv­ité cul­turelle — qu’estce qu’un con­trat ? qu’est-ce qu’être chômeur ? — on abor­de des domaines où la mod­éli­sa­tion math­é­ma­tique est tout sauf évidente.

Cela peut donc don­ner l’im­pres­sion de cess­er de faire de la ” sci­ence “, ou du moins d’opér­er une régres­sion sci­en­tifique. L’ef­fet d’in­tim­i­da­tion — les math­é­ma­tiques, les sta­tis­tiques — joue à plein.

Des disciplines qui s’ignorent

Simul­tané­ment il n’est pas facile, d’un strict point de vue intel­lectuel, de pro­gress­er dans la com­préhen­sion des rap­ports entre l’é­conomie et la société. Pour ce faire, on ne peut se dis­penser d’en­tr­er dans le fonc­tion­nement men­tal des acteurs, con­sid­ér­er le sens qu’ils don­nent aux sit­u­a­tions asso­ciées à la vie dite économique, qu’il s’agisse de la vie de tra­vail, de la con­som­ma­tion ou du fonc­tion­nement des marchés. Et il faut con­sid­ér­er les con­séquences de ce sens sur la manière dont ils vivent ces sit­u­a­tions et y réagis­sent. Ce type d’analyse exige de pren­dre en compte un ensem­ble de phénomènes actuelle­ment étudiés en ordre dis­per­sé par des dis­ci­plines qui, pour l’essen­tiel, s’ig­norent mutuelle­ment : soci­olo­gie, anthro­polo­gie, lin­guis­tique, philoso­phie politique. 

Pas de discipline bien identifiée

Pass­er au niveau des économies glob­ales est dif­fi­cile. D’un point de vue académique, il n’ex­iste pas de dis­ci­pline bien iden­ti­fiée, comme l’est la ges­tion, où les recherch­es cor­re­spon­dantes pour­raient trou­ver une place pleine­ment respectable. De plus il n’est pas facile de réu­nir les moyens néces­saires pour faire avancer la recherche. La plu­part des insti­tu­tions qui seraient sus­cep­ti­bles de s’in­téress­er au sujet, comme la Banque mon­di­ale ou la Com­mis­sion européenne, ne veu­lent pas trop enten­dre par­ler de cet élé­ment de com­pli­ca­tion, dont la prise en compte est de nature à semer des doutes sur leur action.

Il n’est pas facile de réu­nir les moyens néces­saires pour faire avancer la recherche

De plus les écon­o­mistes, qui y tien­nent le haut du pavé, risquent de voir leur posi­tion men­acée si l’en­racin­e­ment social et cul­turel des phénomènes “économiques ” est pris en compte. L’é­tude de ces phénomènes, peu­vent-ils plaider, dans un par­fait raison­nement cir­cu­laire, n’est pas con­cernée par des approches plus larges. En effet de tels phénomènes relèvent par déf­i­ni­tion, la manière même de les nom­mer l’at­teste, de la sci­ence économique. Or, des approches visant à pren­dre en compte l’en­racin­e­ment social et cul­turel de l’é­conomie ne font pas par­tie de cette sci­ence, mais de la soci­olo­gie ou de l’an­thro­polo­gie. À par­tir du moment où l’é­tat actuel de la dis­ci­pline est con­sid­éré comme car­ac­térisant son essence on ne voit pas trop com­ment elle pour­rait évoluer.

BIBLIOGRAPHIE

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• Dossier “Les dif­férences cul­turelles “, La jaune et la Rouge n° 624, avril 2007.

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