Les économistes avant et après la crise

Dossier : Après la crise : Les nouveaux défis de la théorie économiqueMagazine N°656 Juin/Juillet 2010
Par Patrick ARTUS (70)

REPÈRES

REPÈRES
Il est fréquent de cri­ti­quer les écon­o­mistes pour leur inca­pac­ité à avoir prévu la crise. “Com­ment avons-nous pu nous tromper autant ? ” “Com­ment les écon­o­mistes ont-ils fait pour avoir tout faux?” La grav­ité et l’ex­ten­sion mon­di­ale de la crise, ou les formes pré­cis­es qu’elle a prise n’ont pas été explicite­ment prévues par les écon­o­mistes. Mais il faut rap­pel­er que de nom­breux écon­o­mistes avaient souligné les risques majeurs que courait l’é­conomie mon­di­ale : excès de liq­uid­ité avec les poli­tiques moné­taires très expan­sion­nistes et les poli­tiques de sous-éval­u­a­tion des taux de change dans les pays émer­gents, excès d’en­det­te­ment des ménages, développe­ment du marché des crédits immo­biliers sub­prime aux États-Unis, excès de la titri­sa­tion, effets pro­cy­cliques des normes pru­den­tielles et compt­a­bles, défor­ma­tion du partage des revenus, déséquili­bres des bal­ances courantes, etc.

De fauss­es raisons sont sou­vent invo­quées pour expli­quer “l’aveu­gle­ment des écon­o­mistes “. La pre­mière est leur croy­ance en un cer­tain nom­bre de pos­tu­lats qui ne cor­re­spon­dent pas au fonc­tion­nement du monde réel. On cite sou­vent la croy­ance en la ratio­nal­ité (l’ef­fi­cience) des marchés financiers ; les ver­tus sta­bil­isantes du développe­ment des marchés financiers (par exem­ple de la créa­tion des marchés dérivés, de taux de change, de crédit) ; la croy­ance dans la capac­ité des poli­tiques économiques, par­ti­c­ulière­ment moné­taires, à sta­bilis­er l’économie.

C’est faire injure aux écon­o­mistes que de dire qu’ils ont cru sans réserve à ces théories

L’ef­fi­cience des marchés financiers sig­ni­fie que les prix des act­ifs financiers obtenus à l’équili­bre des marchés con­stituent la meilleure pré­dictibil­ité de la vraie valeur future de ces act­ifs et de revenus qu’ils verseront à leurs déten­teurs. La créa­tion des marchés dérivés accroît nor­male­ment la capac­ité à gér­er le risque et à diver­si­fi­er de façon opti­male les porte­feuilles ; enfin les ban­ques cen­trales ont, avant la crise, pop­u­lar­isé la théorie de la “Grande Mod­éra­tion “, expli­quant que les poli­tiques moné­taires avaient réus­si à réduire à la fois la vari­abil­ité de la crois­sance, de l’in­fla­tion et des taux d’in­térêt. Mais c’est faire injure aux écon­o­mistes que de dire qu’ils ont cru sans réserve à ces théories, ce qui les aurait ren­dus inca­pables de com­pren­dre le rôle du fonc­tion­nement des marchés financiers dans le déclenche­ment de la crise.

Essay­er d’expliquer
La qua­si-total­ité des travaux en finance doc­u­mente et essaye d’ex­pli­quer les raisons de l’ab­sence d’ef­fi­cience des marchés financiers, due à la présence d’in­ter­venants sans infor­ma­tion, aux com­porte­ments mou­ton­niers, aux inci­ta­tions reçues par les gérants de fonds.

Les marchés dérivés

Dès le début de l’in­tro­duc­tion des marchés dérivés, de nom­breuses recherch­es ont essayé d’é­val­uer leur car­ac­tère poten­tielle­ment désta­bil­isant, en par­ti­c­uli­er, s’ils ser­vent de sup­port d’in­vestisse­ment et de spécu­la­tion et non de marchés de cou­ver­ture. Récem­ment, ces travaux ont aus­si cou­vert les marchés dérivés de matières pre­mières, avec les recherch­es de la CFIC, du FMI. Enfin, la théorie de la Grande Mod­éra­tion a été vio­lem­ment et générale­ment cri­tiquée, en par­ti­c­uli­er parce qu’elle nég­ligeait d’autres caus­es pos­si­bles pour la dis­pari­tion de l’in­fla­tion (glob­al­i­sa­tion, déré­gle­men­ta­tion du marché du tra­vail) ain­si que l’ex­trême volatil­ité de prix des act­ifs (actions, immo­bili­er). Il est donc très incor­rect de dire que les écon­o­mistes ont adhéré sans réserve à des théories ” ras­sur­antes ” quant à la sit­u­a­tion des marchés financiers. 

Trois bonnes raisons

Une influ­ence contestable
Une autre cri­tique injus­ti­fiée vis-à-vis des écon­o­mistes, par­ti­c­ulière­ment des écon­o­mistes européens, con­siste à dire qu’ils sont inféodés au secteur financier, compte tenu du rôle des écon­o­mistes des ban­ques ou des allers et retours d’é­con­o­mistes entre les ban­ques, les organ­i­sa­tions inter­na­tionales et les uni­ver­sités. Mais, d’une part, cette sit­u­a­tion est assez spé­ci­fique au monde anglo-sax­on ; d’autre part, les uni­ver­si­taires ont des inci­ta­tions tout à fait dif­férentes : pub­li­ca­tions dans les revues sci­en­tifiques les plus pres­tigieuses, et il est donc très dou­teux que leur pro­duc­tion sci­en­tifique soit influ­encée par le secteur financier.

Il faut donc se tourn­er vers les ” vraies raisons ” qui expliquent l’ab­sence de prévi­sion de la crise par les écon­o­mistes. Nous en voyons trois : la spé­cial­i­sa­tion des écon­o­mistes alors que l’analyse de la crise néces­si­tait une approche forte­ment mul­ti­dis­ci­plinaire ; l’u­til­i­sa­tion par les écon­o­mistes de mod­èles math­é­ma­tiques qui font référence à un instant don­né et qui sont pour­tant très éloignés de la réal­ité ; la dif­fi­culté à prévoir l’é­conomie dans un monde d’équili­bres mul­ti­ples, ou, de manière équiv­a­lente, de crises sys­témiques. Il faut recon­naître que les mod­èles, théoriques et empiriques, util­isés par les écon­o­mistes avant la crise ne leur per­me­t­taient pas de la prévoir. En par­ti­c­uli­er, de plus en plus d’é­con­o­mistes ont util­isé, dans le cadre de ce qu’on appelle la “nou­velle syn­thèse néokeynési­enne” des mod­èles dynamiques d’équili­bre général avec des chocs stochastiques.

Des mécanismes impossibles à modéliser

Irréal­isme et simulation
On peut intro­duire, dans les mod­èles des ban­ques, un marché du crédit ou des imper­fec­tions finan­cières. Mais, d’une part ils con­ser­vent des hypothès­es très irréal­istes (ratio­nal­ité des antic­i­pa­tions, con­som­ma­teur et épargnant représen­tat­ifs uniques), d’autre part, ils ne peu­vent être util­isés qu’en sim­u­la­tion avec un arbi­trage numérique ad hoc, qui est fait pour essay­er de rap­procher leurs pro­priétés de cer­tains ” faits styl­isés” observés.

Ces mod­èles ont été large­ment util­isés par les ban­ques cen­trales et les insti­tu­tions inter­na­tionales. Bien évidem­ment, ils ne peu­vent repro­duire aucun des mécan­ismes qui ont con­duit à la crise : com­pres­sion des salaires pour soutenir la prof­itabil­ité des entre­pris­es et des pays de l’OCDE, mal­gré la con­cur­rence des pays émer­gents, et sub­sti­tu­tion du crédit aux revenus salari­aux pour sta­bilis­er la demande des ménages ; néces­sité pour les ban­ques de titris­er les crédits pour pou­voir accroître l’en­cours de crédit sans accroître leurs besoins de fonds pro­pres, et déstruc­tur­er les act­ifs titrisés de manière à ce que, en théorie, leur niveau de risque soit accept­able pour les investis­seurs ; bulle sur les prix de l’im­mo­bili­er qui, lorsqu’elle éclate, accroît vio­lem­ment le taux de défaut des emprun­teurs et fait chuter les prix des act­ifs liés aux crédits immo­biliers ; trans­mis­sion de la crise aux autres class­es d’ac­t­ifs par les ventes for­cées de cer­tains investis­seurs ou de ban­ques qui doivent obtenir de la liq­uid­ité ; crise de liq­uid­ité sur la plu­part des marchés financiers lorsque les acheteurs dis­parais­sent et que, en con­séquence, les prix d’équili­bre s’écroulent.

Les mod­èles ne pou­vaient repro­duire aucun des mécan­ismes qui ont con­duit à la crise

Tous ces mécan­ismes sont impos­si­bles à intro­duire dans un mod­èle for­mal­isé, qu’il soit du type des mod­èles d’équili­bre sto­chas­tique vus plus haut, ou d’autres types (en par­ti­c­uli­er les “VAR struc­turels ” beau­coup util­isés par les ban­ques cen­trales, la BCE pour estimer économétrique­ment le pro­fil dynamique de réac­tion de l’é­conomie à des chocs moné­taires ou réels). 

Pas d’approche multidisciplinaire

La sec­onde cause effec­tive de ” l’échec des écon­o­mistes” est l’in­suff­i­sance de l’ap­proche mul­ti­dis­ci­plinaire. Pour com­pren­dre et prévoir la crise, il aurait fal­lu en effet pou­voir faire tra­vailler ensem­ble des spé­cial­istes du marché immo­bili­er améri­cain (crédits sub­prime ; rôle des bro­kers, des ban­ques et des agences) ; des spé­cial­istes de la titri­sa­tion, de la struc­tura­tion ; des spé­cial­istes de théorie ban­caire et d’é­conomie inter­na­tionale ; des spé­cial­istes des anom­alies sur les marchés financiers, des compt­a­bles et des écon­o­mistes d’en­tre­pris­es, pour com­pren­dre le rôle pro­cy­clique et désta­bil­isant des normes compt­a­bles (IAS) et pru­den­tielles (Bâle II, Solv­abil­ité pour les assureurs) : lorsque le prix d’un act­if financier baisse, les règles compt­a­bles for­cent son déten­teur à pro­vi­sion­ner les pertes ; cela réduit ses fonds pro­pres et réduit, en rai­son des normes pru­den­tielles de cap­i­tal régle­men­taire, sa capac­ité à détenir des act­ifs risqués, d’où une nou­velle baisse des prix des act­ifs, etc.

Équilibres multiples

Com­pren­dre les interactions
La recherche économique s’est spé­cial­isée. On com­prend bien, pris isolé­ment, les mécan­ismes du marché du tra­vail, de choix d’é­pargne, d’in­vestisse­ment, de for­ma­tion des cours bour­siers, des taux de change. On a beau­coup de mal à com­pren­dre les inter­ac­tions entre ces mécanismes.

La troisième cause de l’échec des écon­o­mistes est la dif­fi­culté de prévi­sion en présence de sys­tèmes com­plex­es. On par­le sou­vent de risque sys­témique : un petit choc ne résulte pas en une per­tur­ba­tion locale mais en une per­tur­ba­tion qui affecte tout le sys­tème économique et financier. Une fail­lite de banque, on le sait, est un risque sys­témique, puisqu’elle se trans­met aux autres ban­ques (par le marché inter­ban­caire), puis aux clients des ban­ques (déposants, emprun­teurs). Pour les écon­o­mistes, il s’ag­it plutôt d’équili­bres mul­ti­ples. Lorsque l’é­conomie se trou­ve à un cer­tain équili­bre, un choc, au lieu de déplac­er légère­ment cet équili­bre, con­duit au pas­sage à un équili­bre économique com­plète­ment dif­férent. Voyons l’ex­em­ple de la sit­u­a­tion des pays émer­gents. Jusqu’à l’été 2008, la thèse dom­i­nante était celle de la ” décor­réla­tion” : les pays de l’OCDE étaient en réces­sion avec la crise des crédits sub­prime, les pays émer­gents gar­daient une crois­sance robuste grâce à leur dynamique domes­tique. De ce fait, des flux mas­sifs de cap­i­taux se dirigeaient des pays de l’OCDE, surtout des États-Unis, vers les pays émer­gents. Le dol­lar bais­sait ; les mon­naies des émer­gents s’ap­pré­ci­aient et leurs marchés d’ac­tions mon­taient vio­lem­ment. Bru­tale­ment, après la fail­lite de Lehman, les antic­i­pa­tions con­cer­nant les émer­gents changent : ils ont été atteints par la crise ; les cap­i­taux reflu­ent vers les États-Unis, les mon­naies des émer­gents se dépré­cient, et ils ren­trent eux aus­si en récession. 

Ni incompétents ni vendus

Il aurait fal­lu pou­voir faire tra­vailler ensem­ble des spé­cial­istes de nom­breux secteurs

Quelle sera main­tenant l’évo­lu­tion du méti­er d’é­con­o­miste ? Les écon­o­mistes ne sont, on l’a vu, ni incom­pé­tents ni “ven­dus” aux ban­ques. Ils ont souf­fert de la dépen­dance vis-à-vis d’in­stru­ments mod­élisés sim­plistes (même s’ils sont tech­nique­ment com­pliqués), de l’in­suff­i­sance de la pluridis­ci­pli­nar­ité, de la capac­ité des économies à sauter bru­tale­ment d’un équili­bre à l’autre lorsqu’il y a mod­i­fi­ca­tion des antic­i­pa­tions, des consensus.

L’évo­lu­tion à venir sera nor­male­ment la con­séquence logique de ces évo­lu­tions, pluridis­ci­pli­nar­ité et recon­nais­sance du car­ac­tère intrin­sèque­ment insta­ble des économies, et en par­ti­c­uli­er des marchés financiers. La norme de val­ori­sa­tion des act­ifs à un instant don­né dépend du con­sen­sus des inter­venants sur les marchés de ces act­ifs, qui peut se mod­i­fi­er bru­tale­ment si une nou­velle forme d’analyse devient consensuelle.

La chute de Lehman Brothers
La fail­lite de Lehman Broth­ers en sep­tem­bre 2008 fait pass­er de la con­vic­tion qu’il ne peut pas y avoir de fail­lite ban­caire, grâce à l’in­ter­ven­tion des ban­ques cen­trales et des gou­verne­ments, à la con­vic­tion exacte­ment opposée. Bru­tale­ment, plus per­son­ne ne veut prêter aux ban­ques, y com­pris les ban­ques elles-mêmes entre elles. Le marché inter­ban­caire se ferme, la dis­tri­b­u­tion de crédit s’ar­rête, ce qui entraîne l’ef­fon­drement de l’emploi et du com­merce extérieur : le nou­v­el équili­bre est totale­ment dif­férent de l’équili­bre ini­tial en rai­son de la rup­ture des antic­i­pa­tions sur la sit­u­a­tion des banques.

Poster un commentaire