Chostakovitch en 1950.

Chostakovitch

Dossier : Arts,Lettres et SciencesMagazine N°717 Septembre 2016Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Le com­pos­i­teur dont l’œuvre est la plus intime­ment mar­quée par les événe­ments sociopoli­tiques dont elle était contemporaine.

De tous les com­pos­i­teurs des XIXe et XXe siè­cles, Chostakovitch (1906–1975) est sans doute celui dont l’œuvre est la plus intime­ment mar­quée par les événe­ments sociopoli­tiques dont elle était contemporaine. 

D’abord révéré par le régime sovié­tique bien que non inscrit au Par­ti, il tombe en dis­grâce dans les années 1930, échappe de peu et par un pur hasard à la grande purge stal­in­i­enne de 1934–1937 ; lâché et dénon­cé par ses amis, il vit en per­ma­nence sous la men­ace – et la crainte – de l’arrestation.


Chostakovitch en 1950. 
CC DEUTSCHE FOTOTHEK

Après l’accalmie des per­sé­cu­tions, due à la guerre, l’attribution du prix Staline et la com­po­si­tion en 1942 de la 7e Sym­phonie « Leningrad », Chostakovitch est à nou­veau publique­ment cri­tiqué en 1948, y com­pris par son pro­pre fils Maxime ; il perd son emploi, etc. On l’aura com­pris : le com­pos­i­teur – et sa musique – sont mar­qués à jamais par l’angoisse ; et la déri­sion et le grotesque dont son œuvre est émail­lée sont de courageux palliatifs. 

Les trois œuvres enreg­istrées par Vladimir Ashke­nazy au piano, les deux Trios avec Zsolt-Tihamér Vison­tay au vio­lon et Mats Lid­ström au vio­lon­celle, et la Sonate pour alto et piano avec Ada Meinich1 sont un résumé de la vie du compositeur. 

Lors de la com­po­si­tion du 1er Trio, il a dix-sept ans, il est amoureux et insou­ciant, la révo­lu­tion est jeune et belle, et les pre­mières répres­sions n’atteignent pas encore les intel­lectuels et les artistes. Superbe et déli­cieuse petite œuvre en un mou­ve­ment, dont la sérénité presque fau­réenne est briève­ment coupée par instants par les pre­mières vio­lences, peut-être pré­moni­toires. À décou­vrir absolument. 

Le Trio n° 2, l’un des grands chefs‑d’œuvre de Chostakovitch, dédié à l’un de ses amis morts, est poignant d’un bout à l’autre : vous ne pour­rez l’écouter les yeux secs, depuis l’andante du début, angois­sé et loin­tain, qui sem­ble détourné d’un chant de la révo­lu­tion, à l’alle­gret­to final et son thème klezmer grinçant, glaçant, qui sera repris plus tard dans le fameux 8e Quatuor.

Enfin, la Sonate pour alto et piano est la dernière œuvre du com­pos­i­teur, achevée peu avant sa mort. Dés­abusée, dépouil­lée, elle s’achève par un long et superbe ada­gio qui est déjà d’un autre monde. 

Les Sym­phonies de Chostakovitch sont à notre époque trou­blée, comme on l’a déjà dit, ce que furent celles de Mahler aux années 1980 et celles de Beethoven aux années 1950 : un miroir de nos incer­ti­tudes et de nos angoiss­es. Il a écrit un jour : « La plu­part de mes sym­phonies sont des mon­u­ments funéraires. Trop de gens, chez nous, ont péri on ne sait où. Et nul ne sait où ils sont enter­rés. Même leurs proches ne le savent pas. Où peut-on leur ériger un mon­u­ment ? Seule la musique peut le faire. Je leur dédie donc toute ma musique. » 

Andris Nel­sons vient d’en enreg­istr­er trois, les n° 5, 8 et 9, avec le Boston Sym­pho­ny Orches­tra2. La 5e, écrite en 1937 en pleines purges stal­in­i­ennes et alors qu’il est sur le fil du rasoir, est la plus jouée du com­pos­i­teur. Chostakovitch l’aurait sous-titrée « Réponse pra­tique d’un artiste sovié­tique à de justes cri­tiques », mais la douleur qui sous-tend toute l’œuvre, par­fois boulever­sante et insouten­able, évoque plutôt le cal­vaire du compositeur. 

La 8e Sym­phonie, dite par­fois « Stal­in­grad », ter­minée en 1943 après la 7e, « Leningrad », est trag­ique et som­bre. La 9e, écrite en 1945, devait être, aux yeux de Staline, un hymne grandiose à la vic­toire. Au lieu de cela, c’est une œuvre joyeuse et légère, de fac­ture clas­sique, dépourvue de tout pathos et dont on peut fre­donner la plu­part des thèmes ; au total, la plus jolie, la plus agréable à écouter des sym­phonies de Chostakovitch. Le pou­voir ne s’y trompa pas et ce pied de nez jubi­la­toire à la guerre fail­lit coûter la vie au compositeur. 

Au fond, ne faudrait-il pas remerci­er Staline et le sys­tème sovié­tique ? Sans eux, peut-être Chostakovitch n’aurait-il été qu’un com­pos­i­teur académique et sere­in, et ne nous aurait-il pas aidés à rel­a­tivis­er et sur­mon­ter nos pro­pres et pau­vres angoisses ? 

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1. 1 CD Decca.
2. 2 CD Deutsche Grammophon.

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