Chostakovitch
Le compositeur dont l’œuvre est la plus intimement marquée par les événements sociopolitiques dont elle était contemporaine.
De tous les compositeurs des XIXe et XXe siècles, Chostakovitch (1906−1975) est sans doute celui dont l’œuvre est la plus intimement marquée par les événements sociopolitiques dont elle était contemporaine.
D’abord révéré par le régime soviétique bien que non inscrit au Parti, il tombe en disgrâce dans les années 1930, échappe de peu et par un pur hasard à la grande purge stalinienne de 1934–1937 ; lâché et dénoncé par ses amis, il vit en permanence sous la menace – et la crainte – de l’arrestation.
Chostakovitch en 1950.
CC DEUTSCHE FOTOTHEK
Après l’accalmie des persécutions, due à la guerre, l’attribution du prix Staline et la composition en 1942 de la 7e Symphonie « Leningrad », Chostakovitch est à nouveau publiquement critiqué en 1948, y compris par son propre fils Maxime ; il perd son emploi, etc. On l’aura compris : le compositeur – et sa musique – sont marqués à jamais par l’angoisse ; et la dérision et le grotesque dont son œuvre est émaillée sont de courageux palliatifs.
Les trois œuvres enregistrées par Vladimir Ashkenazy au piano, les deux Trios avec Zsolt-Tihamér Visontay au violon et Mats Lidström au violoncelle, et la Sonate pour alto et piano avec Ada Meinich1 sont un résumé de la vie du compositeur.
Lors de la composition du 1er Trio, il a dix-sept ans, il est amoureux et insouciant, la révolution est jeune et belle, et les premières répressions n’atteignent pas encore les intellectuels et les artistes. Superbe et délicieuse petite œuvre en un mouvement, dont la sérénité presque fauréenne est brièvement coupée par instants par les premières violences, peut-être prémonitoires. À découvrir absolument.
Le Trio n° 2, l’un des grands chefs‑d’œuvre de Chostakovitch, dédié à l’un de ses amis morts, est poignant d’un bout à l’autre : vous ne pourrez l’écouter les yeux secs, depuis l’andante du début, angoissé et lointain, qui semble détourné d’un chant de la révolution, à l’allegretto final et son thème klezmer grinçant, glaçant, qui sera repris plus tard dans le fameux 8e Quatuor.
Enfin, la Sonate pour alto et piano est la dernière œuvre du compositeur, achevée peu avant sa mort. Désabusée, dépouillée, elle s’achève par un long et superbe adagio qui est déjà d’un autre monde.
Les Symphonies de Chostakovitch sont à notre époque troublée, comme on l’a déjà dit, ce que furent celles de Mahler aux années 1980 et celles de Beethoven aux années 1950 : un miroir de nos incertitudes et de nos angoisses. Il a écrit un jour : « La plupart de mes symphonies sont des monuments funéraires. Trop de gens, chez nous, ont péri on ne sait où. Et nul ne sait où ils sont enterrés. Même leurs proches ne le savent pas. Où peut-on leur ériger un monument ? Seule la musique peut le faire. Je leur dédie donc toute ma musique. »
Andris Nelsons vient d’en enregistrer trois, les n° 5, 8 et 9, avec le Boston Symphony Orchestra2. La 5e, écrite en 1937 en pleines purges staliniennes et alors qu’il est sur le fil du rasoir, est la plus jouée du compositeur. Chostakovitch l’aurait sous-titrée « Réponse pratique d’un artiste soviétique à de justes critiques », mais la douleur qui sous-tend toute l’œuvre, parfois bouleversante et insoutenable, évoque plutôt le calvaire du compositeur.
La 8e Symphonie, dite parfois « Stalingrad », terminée en 1943 après la 7e, « Leningrad », est tragique et sombre. La 9e, écrite en 1945, devait être, aux yeux de Staline, un hymne grandiose à la victoire. Au lieu de cela, c’est une œuvre joyeuse et légère, de facture classique, dépourvue de tout pathos et dont on peut fredonner la plupart des thèmes ; au total, la plus jolie, la plus agréable à écouter des symphonies de Chostakovitch. Le pouvoir ne s’y trompa pas et ce pied de nez jubilatoire à la guerre faillit coûter la vie au compositeur.
Au fond, ne faudrait-il pas remercier Staline et le système soviétique ? Sans eux, peut-être Chostakovitch n’aurait-il été qu’un compositeur académique et serein, et ne nous aurait-il pas aidés à relativiser et surmonter nos propres et pauvres angoisses ?
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1. 1 CD Decca.
2. 2 CD Deutsche Grammophon.