Pour une (petite) sociologie de la musique

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°609 Novembre 2005Rédacteur : Jean SALMONA (56)

La musique dite “ clas­sique ” passe pour un art éli­tiste. D’ailleurs, son seul nom sem­ble choisi pour décourager les non-ini­tiés, tout comme ses autres appel­la­tions (“grande” musique, musique “ sérieuse ”, etc.). En même temps, ses hap­py few, par­fois sai­sis d’une générosité lyrique, aimeraient qu’elle révèle ses plaisirs inef­fa­bles à ceux que sa grâce n’a pas encore touchés, et pourquoi pas aux jeunes des ban­lieues, leur appor­tant ain­si, du même coup, le calme et la sérénité. Mais com­ment vain­cre cette bar­rière cul­turelle, qui fait que ses ama­teurs sont, dans leur immense majorité, ceux qui y ont été ini­tiés dès leur jeune âge (l’amour de la musique clas­sique se trans­met dans les familles comme un meu­ble ancien)? Il y a, bien sûr, l’Éducation nationale et la télévi­sion, mais…

Deux tentatives

Il y a cepen­dant des ten­ta­tives pour bris­er ce que l’on pour­rait nom­mer le “ musi­cal divide ” (comme il y a le “ dig­i­tal divide ”). L’une d’entre elles est de médi­a­tis­er un très bon inter­prète en lui con­férant un look fam­i­li­er au pub­lic visé. C’est le cas de Nigel Kennedy, élève, enfant, de Yehu­di Menuhin, dont le look vague­ment punk, ajouté à d’anciennes extrav­a­gances qui ont défrayé un moment la chronique, con­tribue à sa renom­mée chez le pub­lic jeune. Son dernier enreg­istrement présente l’intégrale des Con­cer­tos de Bach (pour vio­lon, deux vio­lons, vio­lon et haut­bois) avec le Phil­har­monique de Berlin, ain­si que les tran­scrip­tions pour vio­lon et vio­lon­celle de trois Inven­tions à deux voix1. C’est très bien joué, et le CD est accom­pa­g­né d’un DVD des mêmes œuvres. Un très bon disque pour ini­ti­er vos enfants ou petits-enfants à la musique de Bach.

Une autre voie est de métiss­er des œuvres clas­siques avec de la musique tra­di­tion­nelle, pour touch­er, notam­ment, un pub­lic “ eth­nique ”. Hugh­es de Cour­son, qui avait innové avec le disque Mozart l’Égyptien, renou­velle sa ten­ta­tive avec Mozart l’Égyptien 22, qui devrait con­naître le même suc­cès que le précé­dent. Le principe : faire appel à deux ensem­bles, l’un clas­sique – le Bul­gar­i­an Sym­pho­ny Orches­tra – l’autre de musique arabe – l’Ensemble du Caire – et leur faire jouer con­join­te­ment des pièces de Mozart et des arrange­ments à la fois libres et fidèles sur ces mêmes pièces, dans le style tra­di­tion­nel. C’est très joli, une vraie réus­site, grâce à d’excellents musi­ciens. Au moment où cer­tains par­lent d’un con­flit de civil­i­sa­tions, un disque comme celui-là témoigne que la musique peut tran­scen­der des fron­tières pour­tant apparem­ment infran­chiss­ables. Mozart, l’amoureux du genre humain, aurait aimé.

Une musique classique “ populaire ” ?

La musique d’Isaac Albéniz, large­ment inspirée du folk­lore espag­nol, est de cette caté­gorie rare qui a pu à la fois séduire les salons bour­geois de la fin du XIXe siè­cle, et ren­con­tr­er un véri­ta­ble suc­cès pop­u­laire, grâce à des mélodies et des har­monies sim­ples et déli­cieuses, et des rythmes qui don­nent envie de danser. Miguel Bal­saga s’avère un inter­prète idéal de la Suite espag­nole, par un touch­er très fin, une retenue qui évite les pièges de l’hispanisme de folk­lore, et un par­fait sens du rythme, ain­si que de la Sonate n° 4 et la Suite anci­enne n° 2, pièces plus ambitieuses3.

Une autre voie est celle de la musique imi­ta­tive, ou à pro­gramme, dont un bon exem­ple est con­sti­tué par un disque récent et intéres­sant : deux œuvres nom­mées La Mer, l’une de Glazounov, l’autre de Debussy, enreg­istrées en 1993 par Evge­ny Svet­lanov et l’Orchestre Sym­phonique d’État de l’ex-URSS4. Le rap­proche­ment est sai­sis­sant : Glazounov reste résol­u­ment clas­sique, tan­dis que Debussy est tourné vers l’avenir. Inutile de dire qu’aucune de ces deux œuvres – superbe­ment enreg­istrées ici – ne fran­chit la bar­rière qui sépare la musique éli­tiste de l’autre.

Avec Chostakovitch, on touche à un cas typ­ique : un com­pos­i­teur qui, dans la société sovié­tique, écrit, certes, de la musique pop­u­laire (valses, musique de film), mais ne parvient pas à se résoudre, mal­gré les pres­sions poli­tiques qui l’amènent au bord de la para­noïa, à pli­er son art, comme d’autres le font autour de lui, pour le ren­dre pop­u­laire. La Sym­phonie n° 13 “ Babi Yar ”, sur le célèbre poème d’Evtouchenko, et qui dénonce notam­ment l’antisémitisme offi­ciel, est en oppo­si­tion frontale avec la ligne du Par­ti et ne pour­ra être jouée dans son inté­gral­ité que dix ans après sa com­po­si­tion. Musique rien moins que pop­u­laire, ni bour­geoise, d’ailleurs, la 13e Sym­phonie est l’archétype de l’œuvre libre, qui véhicule un mes­sage social fort, et qui se soucie peu d’être acces­si­ble à d’autres que l’élite intel­lectuelle au sein de laque­lle elle est née. Superbe enreg­istrement de Mariss Jan­sons qui dirige l’Orchestre et les chœurs de la Radio bavaroise, avec la basse Sergeï Alek­sashkin5.

Musique de chambre

Aujourd’hui, comme au XVIIIe siè­cle, la musique de Carl Philipp Emanuel Bach, écrite par un intel­lectuel, est des­tinée aux ama­teurs éclairés. Musi­cien de cour, puis, à Lon­dres, com­posant pour la classe moyenne, Emanuel a un style bien à lui, orig­i­nal, recher­ché, plus près de ses con­tem­po­rains Mozart et Haydn que de son père. Mais il n’alla vraisem­blable­ment pas au bout de ses inten­tions qua­si révo­lu­tion­naires : il fal­lait vivre, et le goût de son pub­lic lui impo­sait des con­traintes. Deux de ses Con­cer­tos pour clavier, enreg­istrés par Mik­los Spanyi avec l’Ensemble Opus X dirigé par Petri Tapio Matt­son6, sont un bel exem­ple de cette orig­i­nal­ité bridée par la société. Ils sont accom­pa­g­nés par une jolie Sonatine, très mozartienne.

Trois pièces pour orchestre à cordes, com­posées entre 1937 et 1939, avant la grande apoc­a­lypse, et qui ne fer­ont guère pour la démoc­ra­ti­sa­tion de la musique dite clas­sique, mais qui sont excep­tion­nelles de beauté et de force : les Vari­a­tions sur un thème de Frank Bridge, de Ben­jamin Brit­ten, le Diver­ti­men­to pour cordes de Bela Bar­tok, et le Con­cer­to funèbre de Karl Amadeus Hart­mann, enreg­istrées par le Nether­lands Cham­ber Orches­tra dirigé par Gor­dan Nikolic7. La musique de Brit­ten est, comme tou­jours, fausse­ment facile, comme celle de Poulenc, et dis­simule der­rière une apparence de “ musique pour ini­tiés mondains ” une puis­sance créa­trice et une sub­til­ité sem­blables à la manière de Proust, autre spé­cial­iste du dou­ble jeu. Bar­tok, de même, écrit un Diver­tisse­ment d’inspiration folk­lorique, qui n’a de diver­tis­sant que le nom : œuvre pro­fonde et douloureuse, qui précède de peu son départ défini­tif de l’Europe. Quant à Hart­mann, l’antinazi qui passera la guerre en Alle­magne dans un mutisme absolu, il écrit son Con­cer­to lors de l’invasion de la Tché­coslo­vaquie. Un grand disque.

Le disque du mois – Offenbach : une musique hors classes ?

La Grande-Duchesse de Gérol­stein a été révélée à beau­coup par la pro­duc­tion du Châtelet dirigée par Marc Minkovs­ki avec les Musi­ciens du Lou­vre-Greno­ble et Felic­i­ty Lott, pro­duc­tion que l’on retrou­ve dans un enreg­istrement dif­fusé tout récem­ment8. “ Par­o­die du canon, du plumet, de l’habit brodé, de la majesté de la guerre et de la majesté du boudoir ”, comme l’écrit un jour­nal­iste de l’époque, opéra-bouffe poli­tique, toléré par Napoléon III puis, plus dif­fi­cile­ment, par Thiers après la défaite de 1870, som­met de l’art d’Offenbach, La Grande-Duchesse échappe à toutes les modes et fait vibr­er aus­si bien dans les années 2000 les bour­geois parisiens au Châtelet que le pub­lic pop­u­laire mar­seil­lais de l’Odéon. Une musique facile, peut-être, mais mer­veilleuse­ment écrite, enlevée, exquise, que Labiche réu­til­isa dans Doit-on le dire, et qui est rien moins qu’élitiste. Mais le cham­pagne est-il un aujourd’hui un vin de classe ?

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1. 1 CD + 1 DVD EMI 3 32118 2.
2. 1 CD VIRGIN 5 45740 2.
3. 1 CD BIS 1443.
4. 1 CD GREAT HALL 018.
5. 1 CD EMI 5 57902 2.
6. 1 CD BIS 1487.
7. 1 SACD PENTATONE 5186 056.
8. 2 CD VIRGIN 5 45734 2

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