JEUNESSE

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°653 Mars 2010Rédacteur : Jean Salmona (56)

Par­venu à la matu­rité – et à la sagesse – Chris­t­ian Zacharias enreg­istre à nou­veau les Con­cer­tos de Mozart et renie ses enreg­istrements de jeunesse et leurs affé­ter­ies. Menuhin n’aura jamais aus­si bien joué que lorsqu’il avait seize ans. Les poèmes de jeunesse de Hugo pâlis­sent devant ceux de l’âge mûr. Rim­baud n’a plus écrit, après 19 ans, que des let­tres. C’est que le génie est frag­ile et périss­able, tan­dis que le tal­ent se développe sans cesse avec le « métier ».

Chopin par Argerich jeune

À l’occasion de l’année Chopin, on pub­lie pour la pre­mière fois des enreg­istrements de Martha Arg­erich réal­isés pour les radios de Berlin et Cologne en 1959 et 1967 : la 1re Bal­lade, 8 Mazurkas, 2 Noc­turnes, une Étude et la 3e Sonate en si mineur1, un disque à écouter toutes affaires ces­santes, mer­veilleuse illus­tra­tion du par­cours d’un inter­prète d’exception.

Dans les Noc­turnes et celles des Mazurkas qui ne requièrent pas une tech­nique tran­scen­dante, Arg­erich joue avec un touch­er d’une infinie sub­til­ité et une grâce évanes­cente. Dans les pièces tech­nique­ment ardues, notam­ment la Bal­lade et la Sonate, elle laisse libre cours à sa tech­nique éblouis­sante et, dans les forte, qu’elle joue for­tis­si­mo, à sa puis­sance déjà explo­sive, et qui ont, par la suite, fait mer­veille dans Prokofiev et Rach­mani­nov. Aujourd’hui, con­traire­ment à d’autres, le génie de la jeunesse est tou­jours là, et la fougue s’est assagie.

Fins de siècle

Coffret du CD de Gabriel DupontGabriel Dupont, mort à 36 ans en 1914, est de ces créa­teurs du tour­nant du siè­cle dont le sou­venir a été bal­ayé par le grand cat­a­clysme de la Pre­mière Guerre mon­di­ale et qui, avec les boule­verse­ments qui ont suivi dans la musique, ont été oubliés par l’histoire. Et pour­tant, c’est une musique orig­i­nale, intel­li­gente et sen­si­ble, inter­mé­di­aire, pour fix­er les idées, entre Debussy et Fau­ré, que révèle l’enregistrement par Émile Naoumoff de l’intégrale de son œuvre pour piano2. Si vous aimez la pein­ture de Mar­quet, avec ses gris et couleurs pâles d’une touche très déli­cate, vous aimerez la musique de Dupont, que joue avec inspi­ra­tion Naoumoff, élève de Nadia Boulanger, sur un Fazi­oli qui sonne comme une cathédrale.

Enreg­istr­er les pièces « mineures » de Beethoven, Bagatelles et Ron­dos, sur un piano-forte, est une bonne idée : ces pièces, peu jouées, seraient écrasées par un grand piano mod­erne. On doit ain­si à la pianiste vénézuéli­enne (d’origine) Natalia Valentin un joli disque de trois Ron­dos, sept Bagatelles et le Capric­cio alla ing­harese3. L’instrument, un anonyme alle­mand du xvi­iie siè­cle, a un son rond et bril­lant, loin de ces pianos-forte souf­fre­teux qui font trop sou­vent florès. Et cette autre musique de tour­nant de siè­cle, écrite entre 1791 et 1803, qui a survécu, elle, parce que Beethoven était… Beethoven, aéri­enne et élé­gante, vous rap­pellera peut-être, si vous êtes pianiste, les audi­tions de fin d’année chez votre bon professeur.

Trios

1692 : Marin Marais pub­lie ses Pièces en trio pour les flûtes, vio­lon et dessus de vio­le, dans la lignée des Trios de cham­bre de l’Italien Lul­ly, mais avec cette rigueur de forme dis­simulée sous l’élégance du pro­pos et cette apparence du « presque rien » cher à Jankélévitch, car­ac­téris­tiques de la musique française et annon­ci­atri­ces de Couperin. Le sep­tuor Aux Pieds du Roy (la longueur du pen­d­ule qui définis­sait le tem­po se mesurait alors en pieds) joue cette musique sur instru­ments anciens ou recon­sti­tués, avec toutes les jus­ti­fi­ca­tions musi­cologiques4 néces­saires. Le non-spé­cial­iste oubliera bien vite les expli­ca­tions savantes et se lais­sera pren­dre par le charme véri­ta­ble­ment envoû­tant de cette musique d’une extrême sub­til­ité, dont la mélan­col­ie légère dont la pare notre cul­ture du xxie siè­cle n’est pas le moin­dre des attraits.

Un siè­cle plus tard, le musi­cien morave Fran­tisek Kra­mar, devenu Krom­mer à Vienne, aura la malchance d’être venu entre Mozart, Haydn et Beethoven, d’où l’oubli de la postérité. Et pour­tant, en décou­vrant une toute petite par­tie de son abon­dante musique de cham­bre – un Grand Trio pour vio­lon, alto et vio­lon­celle, un Quatuor pour tra­ver­so, vio­lon, alto et vio­lon­celle, et Trois Dans­es nationales hon­grois­es, enreg­istrés par Nicole Tamestit et La Com­pag­nie5, on ne peut que s’en éton­ner : cela vaut bien Haydn, avec, en plus, des con­struc­tions har­moniques nova­tri­ces et exquis­es dignes de Mozart. Et les Dans­es hon­grois­es, dans l’esprit tzi­gane, annon­cent déjà ce que sera la musique vien­noise du xixe siècle.

En musique de cham­bre comme en jazz, la clar­inette est un instru­ment à nul autre pareil, dont le tim­bre, on le sait, revêt toutes les couleurs de la voix humaine. Sous le titre Clar­inet Trios, Flo­rent Pujuila, clar­inette, Deb­o­rah Nem­tanu, vio­lon, Yovan Markovitch, vio­lon­celle, Romain Descharmes, piano, superbes musi­ciens, ont enreg­istré le Trio pour clar­inette, vio­lon­celle et piano de Brahms, celui de Khatch­a­touri­an où le vio­lon rem­place le vio­lon­celle, et Con­trastes de Bar­tok, pour vio­lon, clar­inette et piano6. On con­naît le Trio de Brahms, une de ses œuvres les plus orig­i­nales, sen­suelle et lyrique. On con­naît aus­si Con­trastes, com­mande à Bar­tok de Ben­ny Good­man, pièce d’une dia­bolique virtuosité.

Mais la divine sur­prise de ce disque est le Trio de Khatch­a­touri­an, dont la musique de cham­bre a été occultée à la fois par les autorités sovié­tiques et par le suc­cès de ses œuvres orches­trales : une œuvre de jeunesse, un petit chef‑d’œuvre, vénéneux et ori­en­tal­iste, aux har­monies sub­tiles, que vous devrez écouter en sit­u­a­tion, en buvant un verre d’arak et en dégus­tant, bien enten­du, quelques mez­zés.

1. 1 CD EMI.
2. 1 CD SAPHIR.
3. 1 CD PARATY.
4. 1 CD AMBRONAY.
5. 2 CD DILIGENCE.
6. 1 CD SAPHIR.

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