Cérémonie de la remise des diplômes à la promotion 2002

Dossier : ExpressionsMagazine N°627 Septembre 2007
Par Michel PÉBEREAU (61)

Lorsque je suis entré à l’École poly­tech­nique, en sep­tem­bre 1961, sa devise, « Pour la Patrie, les Sci­ences et la Gloire », avait un sens fort et immédiat. 

La Patrie, c’était d’abord le sou­venir des souf­frances des deux guer­res mon­di­ales, avec le vis­age de Gas­ton Julia, notre pro­fesseur de géométrie, gueule cassée des tranchées de 14–18. C’était aus­si notre sujet de tous les jours, avec la guerre d’Algérie vers laque­lle par­taient nos cama­rades de la 59, et la décoloni­sa­tion de l’Afrique au sud du Sahara. La Patrie, ce n’était pas une abstrac­tion ou un sujet de réflex­ion. C’était un élé­ment déter­mi­nant du présent et de l’avenir immé­di­at d’un jeune Français – mil­i­taire de sur­croît – de 19 ans.

La Sci­ence était respec­tée. Elle restait, pour l’essentiel, syn­onyme de pro­grès pour toute l’Humanité. Certes, ses dan­gers ne pou­vaient être ignorés. Le film d’Alain Resnais venait de rap­pel­er Hiroshi­ma aux Français. Mais on était à l’heure de la con­quête de l’espace, après le pre­mier Spout­nik, et dans l’attente du pre­mier pas sur la Lune. À l’heure de la con­quête de la liber­té des déplace­ments sur notre planète, avec la général­i­sa­tion de l’automobile, et la banal­i­sa­tion de l’avion, le temps de la Car­avelle et du pre­mier aéro­port d’Orly. À l’heure d’une for­mi­da­ble amélio­ra­tion des con­di­tions de vie des Français, de plus en plus nom­breux à décou­vrir réfrigéra­teur, machine à laver, télévi­sion et télé­phone. La Sci­ence, c’était le mieux vivre pour tous, sans état d’âme. Et les ingénieurs étaient por­teurs de la trans­for­ma­tion des avancées sci­en­tifiques en pro­grès de la vie de tous les jours.

La Gloire, nos livres d’histoire, nos Malet-Isaac, en étaient rem­plis. Et nous en avions de nom­breux exem­ples sous les yeux. Le général de Gaulle, bien sûr, et les héros de la Résis­tance qui l’entouraient. Mais aus­si ces écrivains qui per­pé­tu­aient la préémi­nence de la pen­sée française dans le monde, de Ray­mond Aron et André Mal­raux à Albert Camus et Jean-Paul Sartre ; ces artistes qui avaient choisi la France comme terre d’accueil ou d’asile, de Sal­vador Dali à Pablo Picas­so, de Marc Cha­gall à Joan Miró. Les savants français, pères de notre bombe nucléaire, et de la pre­mière généra­tion de cen­trales graphite-gaz ; les fon­da­teurs de l’Europe, Jean Mon­net et Robert Schu­man ; et puis Louis Armand et Jacques Rueff, deux anciens X, l’un ingénieur des Mines, l’autre inspecteur des Finances, coau­teurs d’un rap­port révo­lu­tion­naire sur la libéral­i­sa­tion de l’économie française. Après tout, nous étions au coeur de cette péri­ode que Jean Fourastié a bap­tisée « les trente glo­rieuses ». La Gloire, c’était la renais­sance de l’Europe après le choc de l’Histoire, les ténèbres et la bar­barie de l’hitlérisme et du stalinisme.

Lorsque le prési­dent Yan­nick d’Escatha m’a demandé de m’adresser à vous à l’occasion de votre pas­sage de l’X à la vie active, je me suis ren­du compte que notre devise, qui avait pour les poly­tech­ni­ciens de ma généra­tion à peu près la même sig­ni­fi­ca­tion qu’aux orig­ines de l’École, n’avait sans doute plus le même sens en 2007 : en quar­ante ans, la France et le monde ont changé plus vite qu’au cours des cent soix­ante années précé­dentes. Pour­tant, notre devise est à mes yeux tou­jours d’actualité, tou­jours aus­si forte. Je vais essay­er de vous expli­quer pourquoi.

Pour la Patrie

La Patrie, c’est la France, et vis-à-vis de la France, nous avons tous con­trac­té une dette. Cette dette, nous devons l’honorer en ser­vant. En ser­vant comme Français, mais aus­si comme Européens, et, de plus en plus, comme citoyens du monde.

La dette vis-à-vis de la France

Nous avons tous con­trac­té une dette vis-à-vis de la France, que nous soyons français ou étranger.

Cette dette, c’est celle de la for­ma­tion que nous ont don­née notre pas­sage par les class­es pré­para­toires, le con­cours d’entrée, et les études à l’École. L’égalité des chances assurée par le mode de sélec­tion et la gra­tu­ité finan­cière a per­mis et per­met à des étu­di­ants de tous les milieux d’accéder à l’X. Et notre École est un for­mi­da­ble ascenseur social, en rai­son des qual­ités que ce par­cours con­duit à dévelop­per : l’effort, la capac­ité de tra­vail et la volon­té ; et puis, face à un prob­lème, la capac­ité à utilis­er le temps impar­ti de manière à trou­ver une solu­tion raisonnable, quel que soit le délai, et si nou­velle que paraisse la matière. Ce sont ces qual­ités, plus que l’intelligence des sci­ences, qui font la spé­ci­ficité du poly­tech­ni­cien, qui expliquent que, selon ses pen­chants, il puisse réus­sir comme admin­is­tra­teur, enseignant, financier, com­merçant, aus­si bien que comme ingénieur, mil­i­taire, archi­tecte ou man­ag­er ; qui expliquent qu’il réus­sisse mieux encore dans le monde de demain, où les inter­dépen­dances entre les aspects tech­nologiques, financiers et humains seront de plus en plus complexes.

Cette dette, c’est aus­si celle de l’héritage de la civil­i­sa­tion française. Une his­toire pleine de lumières, et où les zones d’ombre sont rares. Une langue qui reste l’une des plus belles et des plus rich­es du monde, aus­si adap­tée à la poésie qu’aux math­é­ma­tiques, au roman qu’à la philoso­phie ; une langue qui porte une lit­téra­ture uni­verselle. Et puis aus­si des valeurs : les droits de l’Homme, l’attachement à la liber­té, à l’humanisme et à la sol­i­dar­ité. Vous, élèves français, pou­vez avoir la fierté de notre his­toire, de notre langue et de nos valeurs. J’espère que, quelle que soit la richesse de votre pro­pre civil­i­sa­tion nationale, vous, élèves étrangers, aurez trou­vé dans la civil­i­sa­tion française quelques sources d’enrichissement per­son­nel. Tous, vous devrez con­tribuer à faire vivre cette civil­i­sa­tion, à la régénér­er sans cesse à l’heure de l’Internet.

Pour hon­or­er la dette que nous avons con­trac­tée, nous avons à servir.

Servir, comme Français

Votre dette va bien au-delà de celle que vous acquit­terez soit par l’engagement dans la fonc­tion publique, soit par le rem­bourse­ment de vos études. Tout au long de votre vie, comme vos prédécesseurs, vous aurez à l’honorer en ser­vant. Mais à la dif­férence de vos loin­tains prédécesseurs, vous aurez, pour la plu­part, à servir notre patrie non seule­ment dans la fonc­tion publique ou mil­i­taire, mais dans des entre­pris­es privées, que vous créerez, ou au développe­ment desquelles vous contribuerez.

Les poly­tech­ni­ciens de ma généra­tion ont vécu cette tran­si­tion, bien incon­sciem­ment à vrai dire. Entré à l’Ena à la sor­tie de l’X, j’ai servi quinze ans l’État au min­istère des Finances. Je l’ai quit­té, du fait des cir­con­stances, pour aller suc­ces­sive­ment dans deux ban­ques publiques : le CCF en 1982 et la BNP en 1993. Avec les équipes du CCF, j’ai pri­vatisé celuici en 1987 et j’en suis alors devenu PDG, jusqu’en 1993. De même, avec les équipes de la BNP, nous avons pri­vatisé celle-ci quelques mois après mon arrivée comme PDG en 1993. Puis nous avons créé BNP Paribas au terme d’une bataille bour­sière, et de la fusion de deux banques.

Avons-nous eu moins l’impression d’œuvrer pour notre pays dans une banque privée que dans une banque publique, ou dans une banque qu’au ser­vice de l’État ? Évidem­ment non. Il y a bien des manières de servir son pays. Et l’entreprise privée est, aujourd’hui, une des plus utiles et des plus exaltantes.

La com­péti­tion, paci­fique, entre les Nations, est en effet désor­mais une com­péti­tion économique : de la vigueur de l’économie dépen­dent la prospérité et le pro­grès social. Les entre­pris­es sont les acteurs de cette com­péti­tion. Un pays va aus­si loin que ses entre­pris­es peu­vent aller. Et les entre­pris­es con­tribuent au ray­on­nement nation­al. Elles tra­versent les fron­tières, vont chercher partout de nou­veaux clients, de nou­veaux four­nisseurs, de nou­velles oppor­tu­nités de développe­ment, se vivent de plus en plus comme européennes, voire globales.

En 1993, la BNP nation­al­isée, déjà présente dans 77 pays, était sans doute la plus inter­na­tionale des grandes ban­ques français­es. Mais elle réal­i­sait alors 80 % de sa valeur ajoutée en France où elle avait 82 % de ses 56 000 salariés. Qua­torze ans plus tard, cette pro­por­tion n’est plus que de 40 % pour BNP Paribas, et 60% de ses 140 000 salariés sont étrangers. L’ancienne banque publique qui valait 6 Md€ en 1993 cap­i­talise aujourd’hui 85 Md€ et a un action­nar­i­at totale­ment privé, pour 60 % étranger. De 1993 à 2006, le béné­fice net du groupe est passé de 160 mil­lions à 7,3 mil­liards d’euros. Les nom­breuses entre­pris­es français­es qui sont dev­enues, depuis une quin­zaine d’années, des lead­ers européens ou mon­di­aux de leur secteur d’activité sont con­sid­érées, hors de notre pays, comme l’une des meilleures preuves de la vital­ité de la France.

Servir, comme Européen

En réal­ité, ce que vivent les entre­pris­es, c’est ce que cha­cun de nous vit à titre indi­vidu­el. Notre patrie est la France. Mais nous sommes européens. La généra­tion à laque­lle j’appartiens a cru, croit tou­jours, que la con­struc­tion européenne est un pro­jet vital pour notre avenir. Elle assure la paix : elle a con­juré le démon de la guerre qui a affaib­li notre con­ti­nent tout au long des siè­cles. Elle assure la prospérité : elle a per­mis à l’Europe occi­den­tale de se relever de ses ruines, et d’assurer à ses habi­tants l’un des plus hauts niveaux de vie du monde.

Surtout, elle nous per­me­t­tra de préserv­er notre iden­tité et de défendre nos intérêts à l’heure de l’accélération de la glob­al­i­sa­tion. L’identité cul­turelle européenne existe, mal­gré la diver­sité des peu­ples : qu’on soit aux États-Unis, au Brésil ou en Chine, on entend par­ler de l’Europe plus que de la France, de l’Allemagne ou du Roy­aume-Uni. Et l’Europe est essen­tielle pour la défense de nos intérêts. Que pour­ra la France seule, avec ses 60 mil­lions d’habitants, au fur et à mesure que la Chine, l’Inde et les pays émer­gents pren­dront une place pro­por­tion­nelle à leur démo­gra­phie dans la pro­duc­tion et les échanges, et dans les négo­ci­a­tions inter­na­tionales ? Dans ma généra­tion, on est européen non seule­ment de cœur mais aus­si de conviction.

Mais vous, vous êtes européens de nais­sance : l’espace économique européen, l’euro, la Banque cen­trale européenne, la Com­mis­sion et le Par­lement européens, les poli­tiques com­munes, les direc­tives et les règle­ments de l’Union con­stituent le cadre de votre vie de tous les jours. L’Europe est votre espace domes­tique, où vous pour­rez cir­culer libre­ment, comme les biens et ser­vices que vous pro­duirez ou con­som­merez, comme les cap­i­taux que vous utilis­erez ou plac­erez. Vous aurez à pour­suiv­re la con­struc­tion européenne parce qu’elle n’est pas achevée, et parce que, comme toutes les entre­pris­es humaines, elle est men­acée de régres­sion dès que sa pro­gres­sion s’interrompt. Comme la Patrie, l’Europe a besoin qu’on la serve pour con­tin­uer à exister.

Servir, comme citoyen du monde

À peine Européens, vous voilà citoyens du monde. Vous êtes la généra­tion qui va vivre l’aventure fan­tas­tique de la mon­di­al­i­sa­tion, comme la mienne a vécu la belle aven­ture de l’Europe. Le mot est mal perçu en France. Mais que recouvre-t-il ?

La glob­al­i­sa­tion, c’est la con­séquence directe des lib­ertés nou­velles qui sont nées des pro­grès tech­niques. Les pro­grès des trans­ports : pour un Parisien, le voy­age à New York est plus rapi­de et moins coû­teux que celui vers Milan il y a cinquante ans. Surtout, la révo­lu­tion des tech­nolo­gies du traite­ment et du trans­port de l’information, qui dote votre cal­cu­la­trice de poche d’une puis­sance supérieure à celle de la gigan­tesque Gam­ma 30 de Bull que j’utilisais en 1964 au ser­vice de recherche opéra­tionnelle de l’armée de terre ; qui vous per­met de dia­loguer en temps réel avec un cor­re­spon­dant en Inde ou en Chine alors qu’à l’époque la fameuse com­mu­ni­ca­tion télé­phonique de Paris à Asnières de Fer­nand Ray­naud pas­sait par une stan­dard­iste des PTT.

Surtout, la glob­al­i­sa­tion, c’est l’espoir pour trois mil­liards d’habitants de pays émer­gents d’accéder à davan­tage de bien-être, de revenus et, tôt ou tard, de liber­té. L’adoption par presque tous les pays de la planète de l’économie de marché et la libéra­tion pro­gres­sive des échanges inter­na­tionaux des biens et des ser­vices ont déjà per­mis à des cen­taines de mil­lions d’êtres humains de sor­tir de l’état d’extrême pauvreté.

C’est vrai que la glob­al­i­sa­tion lance un défi aux pays plus nan­tis que nous sommes. Il nous faut trou­ver une autre place dans ce nou­veau monde. En quelques décen­nies, de colonisa­teurs-lead­ers, nous devenons des con­cur­rents- parte­naires, minori­taires. Ce change­ment est une source de prob­lèmes certes, mais aus­si d’opportunités. Prob­lèmes de recon­ver­sion des tra­vailleurs, des entre­pris­es et des régions affec­tés par l’apparition de con­cur­rences nou­velles et irré­sistibles. Oppor­tu­nités qui nais­sent de l’apparition, partout dans le monde, de nou­veaux con­som­ma­teurs de biens et de ser­vices. S’y adapter sup­pose la mobil­i­sa­tion des sol­i­dar­ités et un effort per­ma­nent des entre­pris­es et des admin­is­tra­tions publiques. Les entre­pris­es français­es l’ont réal­isé ; elles peu­vent et veu­lent le pour­suiv­re. La sphère publique a tardé à le faire en France, par rap­port à la plu­part des autres pays indus­tri­al­isés, ce qui pénalise la com­péti­tiv­ité de notre ter­ri­toire. Il vous appar­tien­dra à tous, comme citoyens, et à cer­tains d’entre vous, au ser­vice de l’État, de faire en sorte que notre pays fasse enfin le nécessaire.

La mon­di­al­i­sa­tion nous lance un autre défi, le défi du traite­ment des prob­lèmes globaux : la lutte con­tre les risques de pandémie, con­tre la crim­i­nal­ité et le ter­ror­isme inter­na­tionaux, l’alimentation du monde en énergie et la préser­va­tion de l’environnement et des grands équili­bres de notre planète. Ce défi est plus red­outable parce qu’il ne pour­ra être relevé par nos seules forces mais seule­ment au prix de nou­velles formes de coopéra­tion inter­na­tionale. Il fau­dra inven­ter une nou­velle gou­ver­nance à l’échelle du monde. La tâche est con­sid­érable : com­ment décider col­lec­tive­ment à près de 200 pays alors qu’il est déjà si dif­fi­cile de le faire à 27 ? Mais pré­cisé­ment l’Europe, dans ce domaine, a une expéri­ence qui pour­rait se révéler pré­cieuse pour le monde. Et puis la Sci­ence est là pour nous aider à relever ce défi.

Pour la Science

La Sci­ence est le deux­ième volet du trip­tyque poly­tech­ni­cien. Le plus évi­dent. Mais, para­doxale­ment, pas le plus simple.

Grâce à la Sci­ence, l’X a été pour vous, pour nous, une école de rigueur et de sagesse. Il faut que la démarche sci­en­tifique, et la recherche per­ma­nente de créa­tiv­ité qui la sous-tend restent, où que vous soyez, au cen­tre de votre vie pro­fes­sion­nelle. Et vous devrez être les apôtres de la Sci­ence dans une société qui en com­prend de moins en moins le sens et la valeur.

L’X, une École de rigueur

L’École poly­tech­nique, c’est bien la con­fronta­tion aux dif­férentes dis­ci­plines sci­en­tifiques, c’est-à-dire à une démarche et une exi­gence de remise en cause, de mod­estie et d’ambition à la fois. Une véri­ta­ble démarche : par­tir d’hypothèses ou de mod­èles, de tests, et procéder par itéra­tion per­ma­nente, tant que les hypothès­es ou les mod­èles ne sont pas réfutés. Une exi­gence de mod­estie, face aux sci­ences, à l’inconnu, à la nature et à l’espace. Mais aus­si une exi­gence d’ambition : il est beau­coup plus dif­fi­cile d’affronter des prob­lèmes non réso­lus que de faire cho­rus aux pen­sées uniques, que de se fon­dre dans le con­formisme du jour.

Être poly­tech­ni­cien, c’est garder le sens de la rigueur, rester capa­ble de remet­tre en cause ses con­stats, exercer sur sa pro­pre pen­sée un esprit cri­tique sans con­ces­sion. Ce sont aus­si les con­di­tions du pro­grès durable et de l’adaptation aux change­ments qui en est le corollaire.

La créativité, condition du progrès

Cer­tains d’entre vous fer­ont de la recherche leur vie pro­fes­sion­nelle. C’est bien sûr indis­pens­able pour la Sci­ence et pour la Patrie. Ils auront la chance, grâce aux prox­im­ités nou­velles créées par les tech­nolo­gies de l’information, de faire par­tie d’équipes de chercheurs qui, dans chaque dis­ci­pline, pour­ront de fac­to rassem­bler tous les chercheurs de la planète.

D’autres s’orienteront vers les car­rières d’entreprise. À ceux qui fer­ont ce choix, je voudrais dire que l’innovation, le lien avec la recherche, la créa­tion restent indis­pens­ables dans tous les métiers.

Longtemps les deux univers, de la recherche et de l’entreprise ont été cloi­son­nés et séparés. Ils se méfi­aient en effet l’un de l’autre. L’entreprise ne risquait-elle pas de gaspiller l’argent de ses action­naires dans des recherch­es éloignées des appli­ca­tions pra­tiques ? La recherche n’allait-elle pas se cor­rompre au con­tact de l’argent, des intérêts par­ti­c­uliers et mer­can­tiles ? Rien n’est plus absurde. La recherche a besoin de tous et donc aus­si des entre­pris­es pour financer ses travaux, en par­ti­c­uli­er ceux qui seront néces­saires pour relever les défis de la mon­di­al­i­sa­tion et met­tre en oeu­vre à temps les solu­tions qu’elle aura décou­vertes. L’entreprise a besoin de la recherche et de l’esprit de recherche pour pro­mou­voir l’innovation, qui est la con­di­tion du développe­ment et de la compétitivité.

La banque en est un bon exem­ple : elle est dev­enue, en deux décen­nies, un monde d’innovation et de recherche. Recherche en Finance pour inven­ter les mod­èles les plus sophis­tiqués ou imag­in­er les ges­tions les plus com­plex­es : grâce aux ingénieurs et chercheurs for­més dans notre pays, des ban­ques français­es sont des lead­ers mon­di­aux des pro­duits struc­turés et dérivés. Mais aus­si recherche en tech­nolo­gie pour met­tre au point des cartes de paiement sécurisées, des guichets automa­tiques sophis­tiqués ou la banque de détail mul­ti­canal… Ce sont par exem­ple près de 500 mil­lions d’euros de R&D qu’un groupe ban­caire comme BNP Paribas investit chaque année en développe­ment et en recherch­es asso­ciées aux change­ments, pro­fonds, de ses métiers.

Il ne faut pas s’y tromper en effet. Seule, une véri­ta­ble sym­biose de l’entreprise et de la recherche – et d’ailleurs aus­si de l’enseignement supérieur – per­me­t­tra à l’Europe d’atteindre les objec­tifs du som­met de Lis­bonne : devenir l’économie de la con­nais­sance la plus performante.

La science et la société

Il y a une autre respon­s­abil­ité qui est la vôtre. La sci­ence mod­erne pose, dans de très nom­breux domaines, des prob­lèmes nou­veaux, que la société ne com­prend pas. La sci­ence devient de ce fait une source de peurs, qu’on essaye de con­jur­er par la créa­tion de comités d’éthique ou de savants. Mais en pra­tique, ceux-ci ne sont pas vrai­ment enten­dus ni crus. Plus générale­ment, les résul­tats de la recherche sont ignorés, ou négligés.

C’est que nos sociétés ont per­du le sens du raison­nement sci­en­tifique, et des faits sci­en­tifiques. Dans presque tous les domaines, l’avis du savant est placé sur un pied d’égalité avec celui d’une star, d’un sportif, de Mon­sieur ou de Madame Tout-le-monde. C’est la rançon de la pra­tique général­isée du micro-trot­toir. De ce fait, des querelles de pseu­do-experts font rage dans les médias, qui sont en réal­ité des querelles de croyances.

Para­doxale­ment, notre siè­cle qui con­naît des pro­grès sci­en­tifiques sans précé­dent est men­acé par l’obscurantisme. Des ques­tions d’OGM à celles du traite­ment des cel­lules et du clon­age, du nucléaire à l’effet de serre et au réchauf­fe­ment de la planète, que de sujets traités par des guer­res de reli­gion plutôt que par le dis­cours de la méthode ! Mal­gré les désas­treuses fail­lites de toutes expéri­ences d’économie cen­tral­isée, il y a encore des courants de pen­sée pour con­tester l’efficacité de l’économie de marché : une atti­tude com­pa­ra­ble à celle de l’Église catholique face aux thès­es de Galilée, en leur temps, comme le fait observ­er un ancien syn­di­cal­iste, le prési­dent du Brésil, Lula. Trop nom­breux sont ceux qui se rac­crochent aux argu­ments paresseux et sim­plistes et préfèrent croire à tout ce qui per­met de con­damn­er les changements.

Votre respon­s­abil­ité, elle n’est pas seule­ment de com­pren­dre et de con­tribuer au pro­grès sci­en­tifique ou à l’innovation. Elle est aus­si, tou­jours et partout, d’être en mesure de com­bat­tre le char­la­tanisme et l’ignorance, de dis­tinguer et de pro­mou­voir le savoir et la science.

La Gloire

J’en arrive à la Gloire. Je me lim­it­erai à trois obser­va­tions, l’une à pro­pos de la com­mu­ni­ca­tion, deux autres rel­a­tives à l’entreprise.

L’importance de la communication et ses limites

Dans ce domaine, il y a deux écueils à éviter. Celui de penser que si les choses sont bien faites, ou si on a rai­son, le bon sens pré­vau­dra et que cha­cun fini­ra par s’en apercevoir. Rien n’est moins sûr. L’autre, c’est de sup­pos­er qu’une bonne com­mu­ni­ca­tion dis­pense du tra­vail de fond, et qu’il suf­fit de bien com­mu­ni­quer, de paraître bon pour être bon. C’est tout aus­si faux.

La com­mu­ni­ca­tion est indis­pens­able, parce que toute action néces­site l’adhésion : l’adhésion des équipes avec lesquelles on tra­vaille, celle des insti­tu­tions ou des entre­pris­es qui vous emploient, celle des clients ou des citoyens qui vous font vivre. La com­mu­ni­ca­tion est indis­pens­able parce que rien aujourd’hui ne se fait autrement qu’en équipe, et que tout ce qui se fait a des con­séquences pour autrui. Elle a de mul­ti­ples canaux qu’il faut savoir employ­er en fonc­tion des cibles con­cernées : à la com­mu­ni­ca­tion papi­er, se sont ajoutés, depuis des décen­nies, les mul­ti­ples canaux de l’audiovisuel et depuis peu, le canal mon­di­al de l’Internet. Cette mul­ti­pli­ca­tion des canaux con­fère une for­mi­da­ble puis­sance aux mes­sages de ceux qui savent com­mu­ni­quer. En même temps, elle expose large­ment à la cri­tique. À l’heure de l’Internet, des voix autorisées partout dans le monde peu­vent s’élever pour dénon­cer la pro­pa­gande, l’approximation. Tout doit pou­voir être expliqué, jus­ti­fié. Aucun men­songe, aucune con­trevérité ne restent sans réponse.

Ne nég­ligez pas la com­mu­ni­ca­tion. Elle fait par­tie de la vie de tous et en par­ti­c­uli­er, de la vie des entre­pris­es. Elle a un rôle à jouer, il faut savoir se pli­er à ses règles et à ses exi­gences. Mais il ne faut pas en devenir l’esclave. Elle est un moyen de s’adresser à tous ceux qui ont à con­naître et à juger l’action. Elle n’est pas une fin en soi. Et surtout, n’oubliez jamais qu’elle expose à la cri­tique : elle ne doit être util­isée qu’au ser­vice de vrais et bons pro­jets. La Rome antique avait son Capi­tole et sa roche Tarpéi­enne, proches l’un de l’autre. Les temps mod­ernes ont inven­té les médias qui les ont rap­prochés jusqu’à les confondre.

Mes deux autres réflex­ions con­cer­nent l’entreprise. Certes, il peut paraître para­dox­al de par­ler de gloire dans l’entreprise. L’entreprise est là pour créer de la valeur au ser­vice de ses action­naires, pour amélior­er sans cesse sa rentabil­ité, pour gag­n­er de l’argent. C’est ma con­vic­tion. Et nous avons été fiers, dans les entre­pris­es où j’ai servi, d’être effi­caces dans ce domaine. Mais nous avons été fiers aus­si que cela ait été avec deux autres con­vic­tions très fortes, que nous avons essayé de met­tre en oeu­vre : l’entreprise doit être au ser­vice de l’ensemble de ses par­ties prenantes et elle doit être citoyenne.

L’entreprise au service de ses parties prenantes

L’entreprise ne peut avoir pour seul objec­tif le prof­it : cela la con­damn­erait tôt ou tard au déclin. Elle doit en per­ma­nence pren­dre en compte les besoins et les aspi­ra­tions de ses nom­breuses par­ties prenantes, ses salariés, ses clients, ses four­nisseurs, son envi­ron­nement insti­tu­tion­nel et l’opinion publique des dif­férents pays dans lesquels elle opère. Les clients, cela va de soi, car le véri­ta­ble but de l’entreprise est bien de réus­sir à leur ven­dre ses pro­duits ou ses ser­vices. Les salariés parce qu’une entre­prise est une équipe : sans l’adhésion et la mobil­i­sa­tion de tous, il est impos­si­ble de réus­sir. L’environnement insti­tu­tion­nel, parce qu’une entre­prise opère tou­jours dans un cadre de droit nation­al, et que celui-ci lui fixe des devoirs et des respon­s­abil­ités vari­ables selon les pays. L’opinion publique enfin parce que tout ce qui affecte sa répu­ta­tion peut affecter son développement.

Tout en étant prof­itable pour ses pro­prié­taires, ses action­naires, partout où elle opère, l’entreprise doit trou­ver un juste équili­bre entre les intérêts de ses dif­férentes par­ties prenantes.

L’entreprise citoyenne

L’entreprise est le moteur du développe­ment économique et, de ce fait, du pro­grès social. Il y a vingt ans cer­tains pen­saient encore que seul l’État-providence était sus­cep­ti­ble de les assur­er. On sait aujourd’hui que c’est de la créa­tion de richess­es par l’entreprise que dépend le pro­grès social : parce que c’est sur la pro­duc­tion marchande que sont prélevés les impôts et tax­es qui finan­cent les biens publics, les régimes de pro­tec­tion sociale et la redis­tri­b­u­tion. On sait aus­si que les prof­its sont la garantie de la crois­sance et de l’indépendance des entre­pris­es. Le développe­ment ne peut être durable sans entre­pris­es dynamiques, et rentables.

Mais le groupe humain qu’elle con­stitue ne peut rester mobil­isé au ser­vice d’un pro­jet col­lec­tif et ne peut faire accepter son étrange supra­na­tion­al­ité dans cha­cun des pays où elle opère, que si l’entreprise a une véri­ta­ble cul­ture : des valeurs, une éthique et une forme d’humanisme.

C’est en tout cas mon expéri­ence. Ce qui a per­mis le suc­cès de la fusion de la BNP et de Paribas, c’est qu’en même temps que son pro­jet d’entreprise, BNP Paribas s’est choisi des valeurs désor­mais com­munes à tous ses salariés : la créa­tiv­ité, la réac­tiv­ité, l’engagement et l’ambition. C’est qu’audelà des principes de « com­pli­ance », de con­for­mité aux règles de tous les pays dans lesquels opère le groupe, nous avons défi­ni des principes d’éthique et engagé des actions de sol­i­dar­ité : des traders volon­taires de New York sont allés aider les habi­tants de Nou­velle-Orléans après l’ouragan Kat­ri­na ; à Lon­dres, ils vont assur­er l’alphabétisation d’enfants d’immigrés ; nous soutenons depuis l’origine les micro­crédits de Maria Nowak en faveur des chômeurs en France ; nous nous sommes mobil­isés dès la fin de 2005 pour agir dans les ban­lieues des grandes villes français­es. C’est plus qu’une ques­tion d’image. C’est le besoin des salariés d’exprimer leur sol­i­dar­ité, leur tal­ent et leur capac­ité à aider les autres. C’est le besoin d’être fier de l’entreprise dans laque­lle on tra­vaille. C’est le besoin, pour une entre­prise cen­trée pour la créa­tion de richess­es, de se mobilis­er aus­si pour des actions de sol­i­dar­ité. C’est la quête de la Gloire pour une entre­prise vrai­ment citoyenne.

Vous faites désor­mais par­tie, à part entière, de la grande famille des poly­tech­ni­ciens. C’est un grand hon­neur. C’est une grande respon­s­abil­ité. Pour la Patrie, nos aînés ont don­né leur vie sur les champs de bataille, ou con­sacré leur vie à servir. Comme eux, où que vous soyez, vous aurez à servir notre pays, mais aus­si l’Europe, et l’humanité tout entière. La Sci­ence, vous lui devez votre rigueur et vous avez tous à faire en sorte qu’elle assure, chaque jour davan­tage, la com­préhen­sion du monde et le pro­grès de l’humanité, et que partout, elle soit recon­nue et respec­tée. La Gloire est à la portée de cha­cun de vous parce que nous sommes dans un monde qui change et que votre for­ma­tion vous a bien armés pour le faire avancer. Il appar­tient à cha­cun de vous, désor­mais, de con­stru­ire son his­toire per­son­nelle, sa légende. Une légende qui soit à la hau­teur de celle de nos anciens, à la hau­teur de celle de cette École poly­tech­nique qui nous a si bien formés.

Poster un commentaire