Célimène et le Cardinal

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°615 Mai 2006Par : J. Rampal, avec Claude Jade et Patrick Préjean,Rédacteur : Philippe OBLIN (46)

Si vous n’êtes pas un habitué du Lucer­naire, com­mencez par vous y ren­dre avec un fam­i­li­er du lieu. Vous vous exposeriez autrement à piétin­er un bon quart d’heure dans un escalier en atten­dant l’ouverture de votre salle sans savoir si cet escalier y mène, car il y en a plusieurs

Mais de grâce, que cette mise en garde ne vous détourne pas d’aller dans ce théâtre. Vous man­queriez ain­si des spec­ta­cles de haute qual­ité, telle cette récente reprise de Célimène et le Car­di­nal, de Jacques Ram­pal, jouée par Claude Jade et Patrick Pré­jean, dans une mise en scène de l’auteur. Ce n’est pas tous les jours, ni même tous les ans, qu’il nous est don­né de voir à Paris de grands textes servis par de grands comédiens.

Vous con­nais­sez, j’imagine, le sujet très orig­i­nal de cette comédie en alexan­drins. Peut-être même l’avez-vous déjà vue lors de sa créa­tion en 1992, avec Lud­mi­la Mikaël et Gérard Desarthe, reprise en 1996 par Danièle Lebrun et Jean- Claude Drouot. Vingt ans après la rup­ture entre Célimène et Alces­te, ce dernier, devenu prêtre et même car­di­nal, rend vis­ite à son anci­enne adorée, à présent mar­iée à un négo­ciant cos­su et cul­tivé, et mère de qua­tre grands enfants.

L’immense dra­maturge qu’est là M. Ram­pal pos­sède trop le sens de l’intemporel pour s’abaisser à tit­iller l’actualité his­torique. Amu­sons-nous pour­tant à le faire à sa place, en imag­i­nant que la rup­ture se pro­duisit l’année même de la créa­tion du Mis­an­thrope, c’est-à-dire en 1666. Nous voilà donc en 1686. La révo­ca­tion de l’édit de Nantes par celui de Fontainebleau (17 octo­bre 1685) est toute récente. Cette sit­u­a­tion n’est pas sans impor­tance, en nous plongeant en pleine péri­ode d’organisation des mis­sions vouées à la con­ver­sion des derniers calvin­istes, organ­i­sa­tion dans quoi le Prince de l’Église qu’est devenu Alces­te joue peut-être un rôle de poids. En tout cas, l’ancien atra­bi­laire, que cha­cun pour­tant s’accorde à tenir pour assa­gi, mais sans doute investi par les cir­con­stances de pou­voirs immenses, tant ecclési­as­tiques que civils, va se mon­tr­er éton­nam­ment odieux.

Après avoir échangé d’anodines nou­velles de leurs vieux amis, Philinte dont le mariage avec Éliante s’est révélé un échec mal­gré leurs six enfants, le pau­vre Oronte tou­jours démangé de ver­si­fi­er, Arsi­noé qui vieil­lit plutôt mal, ils s’abandonnent peu à peu cha­cun à leurs anciens démons, comme si se retrou­ver en présence l’un de l’autre réveil­lait en eux des réflex­es oubliés dont M. Ram­pal nous fait assis­ter au retour progressif.

Au cours du long mono­logue ouvrant la pièce, Célimène com­mence par nous avouer qu’elle fut folle­ment amoureuse d’Alceste. Or voici que, tout à coup, elle le “cherche”, en l’agressant gra­tu­ite­ment à pro­pos de son opu­lence man­i­feste – il est venu en car­rosse – qu’elle com­pare à la pau­vreté du bas clergé. Alces­te riposte et, de sur­croît aigu­il­lon­né par une incon­sciente jalousie en décou­vrant dans un cahi­er des san­guines de Célimène nue, oeu­vres de son mari, excel­lent dessi­na­teur ama­teur, en vient à se livr­er à un chan­tage ter­ri­fi­ant. Il va jusqu’à la men­ac­er d’excommunication – mesure red­outable à l’époque – si elle ne se con­fesse pas immé­di­ate­ment à lui. Il veut tout savoir de sa vie.

Suit alors une manière de par­o­die de con­fes­sion où Célimène se paye la fig­ure de son ex-amoureux, scène à mon sens un peu out­rée. M. Ram­pal pousse, me sem­blet- il, trop loin la charge : quels que soient ses faib­less­es et ses défauts, nous auri­ons tout de même cru l’homme aux rubans verts resté trop homme d’honneur, même devenu car­di­nal après on ne sait trop quelles intrigues, pour se laiss­er aller à de pareilles vile­nies. Fâché, exas­péré même, Alces­te finit par s’en aller. Il revient pour­tant presque aus­sitôt ; il a oublié son cha­peau car­di­nal­ice. Reprend alors, mais atténué, le petit jeu de piques et de non-dits. De non-dits ? voire, car les deux pro­tag­o­nistes sont finale­ment bien près de tomber dans les bras l’un de l’autre. Et les derniers mots revi­en­nent à Célimène qui, de fait, aura sans cesse dom­iné la situation :

Non, Alces­te, il est temps de se taire
Ce cha­peau vous attend, et moi je vous espère
.

Il est har­di de don­ner une suite à une œuvre, surtout s’il s’agit d’une très grande, signée Molière de sur­croît. Or M. Ram­pal a tri­om­phé de cette gageure, en por­tant aus­si haut que son illus­tre prédécesseur l’habileté de la con­struc­tion dra­ma­tique, l’élégance de la langue et l’aisance de la ver­si­fi­ca­tion. Enten­dre en out­re cette langue dite par Mme Jade et M. Pré­jean est un enchante­ment. Si l’on ne trou­ve plus guère de vrais “ comé­di­ens français ” rue de Riche­lieu, il en existe tou­jours, où qu’ils soient. Il suf­fit de savoir com­ment les rencontrer.

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